Chapitre 7
David Cassol
Le dragonnet frôlait son esprit. Nous n'avons pas tenu longtemps, ils te rattrapent. Il courait, comme un dératé, enfin, un éclopé qui fait de son mieux! Il repensa au monstre de la grotte, son miraculeux sprint. Il espérait réitérer l'exploit, sans succès. Une triste réalité s'imposait à lui : sa jambe ne valait plus rien et il clopinait comme un vieillard dans les boyaux de la cité. Il n'atteindrait même pas la surface avant que les types auréolés de lumière l'attrapent. Le regard glacial de celui qui ressemblait au docteur le plongeait dans la tourmente. Ils viennent pour toi.
Il croyait avoir changé, ressentir les émotions des autres, faire partie d'un tout : il demeurait la même ordure égocentrique et égoïste. Un homme bien ne se déroberait pas, il affronterait son destin pour protéger les siens! Sa vie revêtait encore trop d'importance à ses yeux. Sur le plan des intérêts, il restait sa priorité numéro un. Il songea à Anita, elle lui manquerait ; mais il préférait penser à elle loin d'ici, et surtout de ces types! Oui, il était une enflure, sans nul doute. Le cinéma et la littérature nous présentent toujours des héros vertueux, nobles, se sacrifiant pour leur idéal. La vie compte peu de ces anomalies. Les chevaliers servants, hommes d'honneur ou je ne sais quels altruistes illuminés n'existent pas.
Pour sauver sa vie, il usait de ressources insoupçonnées. Il était déterminé à survivre quitte à mettre la fourmilière à feu et à sang. Il eut une pensée pour Sardithr et songea qu'il condamnerait ces pensées « d'un monde rongé par la maladie ». Il entrevit le visage du sage, son sourire compréhensif et compatissant. Qu'il ait pitié de sa couardise! Perdito défendait sa vie. Il y tenait, à sa précieuse petite vie ! Il regarda derrière son épaule. Merde... ils n'étaient plus très loin, une centaine de mètres. Perdito cherchait une issue, mais il était fait comme un rat, le dos au mur. Ils le ferreraient et il n'osait pas imaginer le sort que ses poursuivants lui réservaient. Mieux vaut l'ignorer. Il se souvint de leur premier assaut. Il avait transplané au dernier moment. Tu ne transplanes plus, sinon tu y serais parvenu quand ce monstre te traquait, puis le truc qui ressemblait au T. rex, et les raptors... Question résolue. Il était foutu, le don ne fonctionnait plus. Peut-être qu'il l'avait perdu en abîmant son corps, que ce monde l'empêchait de partir. Une cinquante de mètres le séparaient de son destin. Inéluctable. Il pensa à sa mère, à Anita, à son appartement. Trente mètres. Il songea à Sardithr, à Anita-fourmi, à Anita-toxico, à ses gosses fictifs. Il eut envie de s'arrêter, de se laisser prendre. Dix mètres.
À quoi rimait cette fuite en avant ? Il n'avait aucune chance de leur échapper. Pourquoi continuer de courir, pourquoi souffrir inutilement ? Il les sentit, juste derrière lui. La lumière inondait son dos, filtrait vers ses épaules. Le temps ralentit, se comprima, comme dans un film. Ils le cernaient, les dés étaient pipés depuis le départ. Étonnant qu'ils ne l'aient pas attrapé plus tôt! Il crispa ses paupières, la lumière le brûlait et l'aveuglait. Fin de course. Une chaleur étouffante s'empara de lui, remonta le long de sa colonne vertébrale, et la pluie, torrentielle.
Il s'écroula. Il avait mal partout, et tellement froid! Il se roula en boule, protégeant son visage de ses mains, mais les coups ne vinrent pas. Il risqua un regard. La rue était vide. Il tombait des cordes, un vrai déluge. Il se leva, ses habits maculés de terre. Du bitume, du foutu bitume ! Il rit à gorge déployée. Si quelqu'un se montrait assez fou pour ouvrir sa fenêtre, il appellerait les types en blouse blanche ! Il était sauf (comme au baseball pensa-t-il) et dans une ville ! Oui !
Il parcourut les environs du regard. L'artère était très large, un peu comme les avenues à Bruxelles, ou les boulevards parisiens. Non, bien plus vaste. On se croirait en Russie. Ils avaient agrandi les rues afin d'empêcher toute révolte, toute barricade. Les bolchéviques ne se laisseraient pas prendre à leur propre jeu! Il s'approchait d'un des bâtiments quand son sang se glaça. Des drapeaux nazis, partout. Des slogans terribles tapissaient les murs. « Un Führer, Un Reich, Un peuple », « le travail c'est la santé », « Le Führer ne punit pas, il corrige les erreurs de Dieu ». Une vague de terreur l'envahit. Des types hurlèrent en allemand et braquèrent une lampe dans sa direction. Ils dégainèrent des tazers et lâchèrent les chiens (des foutus Dobermann, comme dans Resident Evil). Les morts-vivants nazis viennent te prendre. Il sprinta de nouveau. Il les entendit brailler dans leurs radios. Il discerna un des messages grâce aux rudiments d'allemand qu'on avait vainement tenté de lui inculquer à l'école : « un homme inférieur, cheveux bruns », et des réponses « confirmez-vous la couleur des cheveux ? ». Mais qui pouvait se soucier de la couleur des cheveux ? Ces types étaient de grands malades.
Les murs changeaient déjà. L'avenue changea, très légèrement. Les slogans et les drapeaux changèrent. Il n'aurait pas le temps de découvrir ce qu'Hitler avait prévu pour nous, ce qui ne le chagrinait pas plus avant! La croix gammée se métamorphosa en faucille et marteau. Les propagandes se ressemblaient, mais citoyen était remplacé par camarade, et Reich par collectivité. Il se retourna et s'attendit à voir une bande de chapkas à ses trousses. Personne. Une main l'agrippa et le tira d'un coup sec.
Il se protégea le visage et une lumière l'aveugla. Il se prit les pieds dans un pavé et roula sur le sol. Ses reins rencontrèrent quelque chose de dur qui lui coupa le souffle. Une souffrance terrible explosa, comme s'il s'était brisé des côtes. Son expression aurait pu sembler comique. Il demeurait stupéfait, étonné par cette douleur qui le cueillait par surprise. Gros Minet, dans un cartoon, lorsqu'il mange sa queue dans un sandwich.
— Ça va mon gars ? souffla un homme.
Son haleine chaude et tintée de vodka caressa ses narines. Perdito ne répondit pas, incapable de formuler un son.
— Mon Dieu ! Perdito, comment est-ce possible ? C'est ton sosie !
Perdito croyait que la femme lui parlait, mais en relevant la tête il reconnut un autre Perdito. Son jumeau ne payait pas de mine. Il voyageait officiellement dans des dimensions parallèles !
— Non, c'est moi, rétorqua l'inconnu avec assurance.
Le Perdito au sol regarda son alter ego avec surprise. Il n'escomptait pas que ce dernier comprenne si vite.
— Viens, ne restons pas ici ! L'endroit n'est pas sûr.
Moustache (ce Perdito-là portait une moustache donc nous l'appellerons ainsi) le releva. Ils traversèrent des escaliers et de nombreuses portes. Perdito s'imagina dans un mauvais thriller parsemé d'appartements vides. Les vilains vous bassinaient avec leur discours à la noix, mais Moustache ne pipait mot. Ses traits étaient tirés et malgré sa brusquerie il ne semblait pas vouloir délibérément lui faire du mal.
Ils arrivèrent dans une petite pièce sombre et il le lança sur un sofa. Perdito se laissa tomber et crut mourir de plaisir au contact molletonné du canapé. Le confort, bon Dieu ! La baraque ressemblait davantage à un abri de réfugiés, mais après la vie passée sur Préhistorique-terra cette piaule puait le luxe ! Moustache revint et déposa quatre verres et une bouteille d'alcool blanc.
Sa mère et Anita prirent place. Perdito adressa un sourire franc à celle qui semblait rester sa compagne dans tous les univers possibles. Elle lui renvoya un regard de glace, impénétrable. Celle-ci se révélait intraitable!
— Qui est-ce ? interrogea la mama.
— C'est moi ! répondit Moustache en le fixant droit dans les yeux, rempli d'une incroyable conviction.
Rencontrer son double le fascinait également. Il chérissait une chose plus que tout : lui-même.
— Tu as perdu la tête ? rétorqua-t-elle.
— Non. Je guettais la rue avec Anita. Mickaîl m'a assuré qu'il déposerait des tickets de rationnement ce soir. Il ne viendra plus. Bref, je scrutais l'horizon lorsque des éclairs se sont dessinés dans l'air. Une sphère blanche de lumière s'est formée, et il s'en est extrait. Il criait et pleurait comme une fillette. Je pense que quelque chose de terrible le poursuivait. Désormais, il se trouve ici, chez nous. Je pense qu'il a traversé le fil de la réalité. Il vient d'une autre dimension !
Comprendre et admettre le phénomène s'était avéré long, mais pas pour Moustache.
— Je suis impressionné de voir que tu acceptes les choses si facilement, répondit Perdito.
Moustache rit.
— Je suis physicien, mon métier consiste à raisonner ainsi: prédire et envisager l'impossible, ou plutôt tous les possibles. Je savais qu'une probabilité pour qu'un élément puisse glisser d'un monde à un autre existait, mais les univers parallèles se rangeaient dans la catégorie des hypothèses farfelues. Rien ne me préparait à y être confronté !
— Alors vous comprenez ce qui m'arrive ?
— Non, absolument pas. Cela ne devrait pas exister. Ce phénomène est censé être impossible.
Sa réponse n'atténua en rien sa jovialité.
— Dans ta réalité, est-ce que tu vis aussi avec moi ? lui demanda Anita.
Elle n'avait toujours pas décroché un sourire, et la théorie de Moustache ne la perturbait pas le moins du monde.
— Je crois que nous sommes liés dans tous les univers qui existent. C'est ce qu'on doit appeler les âmes sœurs, lança Perdito en riant.
Anita se détendit. Elle regarda Moustache d'un air satisfait qui signifiait « je te l'avais bien dit ».
— Malheureusement, ma relation avec toi est compliquée, difficile d'où je viens.
— C'est-à-dire ? interrogea-t-elle.
Elle avait recouvré toute sa froideur.
— Je suis un crétin.
La réponse sembla ne pas lui suffire, mais elle s'en contenta.
— C'est fantastique, cela ouvre un monde de perspectives ! Personne ne doit savoir, Perdito : on t'enfermerait dans un laboratoire et tu subirais des expériences horribles. Reste caché pour le moment. Mais, j'ai besoin de comprendre. Peux-tu m'expliquer comment tu fais ?
Perdito espérait se reposer, mais son homologue dans cette dimension ne le lâcherait pas. Il se servit un grand verre de vodka. La soirée promettait d'être longue, mais l'alcool coulait à flots et il faisait chaud !
— Tu me caches forcément quelque chose ! lança Moustache, bouffi de frustration.
— J'aimerais, mais tu as plus à m'apprendre sur les voyages interdimensionnels que je ne pourrais t'en révéler. Je ne sais pas comment. Je suis en danger et « Pop ! » je change de plan. Parfois c'est soudain, mais le plus souvent ça se produit progressivement. Par exemple, cette nuit le décor s'est transformé petit à petit. Je crois que cette dimension et la dernière que j'ai visitée se ressemblent beaucoup.
— Ha oui ? De quel monde viens-tu ?
Perdito comprit qu'il avait peut-être commis une erreur.
— Le plan précédent était dirigé par les nazis. Je crains que les types aux cheveux noirs et boiteux ne conviennent pas à leur théorie de la race supérieure. Quand les soldats m'ont coursé, je me suis retrouvé ici. Je n'insinue pas que ces deux mondes sont identiques, mais dans ma conception, que ce soit coco ou facho, ça finit de la même façon.
— Inutile de nous ménager, Perdito. Nous subissons cette dictature. Si tu veux savoir, nous considérons le communisme comme le pire fléau de l'humanité. Au début, c'était dramatique. La guerre froide a dégénéré. Les Russes ont envahi l'Europe. Avant-poste des Américains, la Grande-Bretagne tenait bon. Et puis, ils ont attaqué l'Amérique. Le président des USA avait le choix de déclencher l'arme nucléaire, mais il n'était pas assez fou. Ils se sont battus, loyalement. Cela a duré des années. Le chantage atomique n'a plus fonctionné et les nations ont cherché des missiles plus efficaces dans la guerre. Moscou avait anticipé cela et joué son va-tout. Nous gagnions du terrain, mais les Américains ne se laissaient pas faire. Ils se révélèrent de formidables patriotes. Le Parti les a massacrés, jusqu'au dernier.
Moustache se servit un autre verre. Des larmes coulaient sur les joues de la mama. Perdito ne put s'empêcher de prendre sa main dans la sienne pour la réconforter. Elle manifesta ce petit rictus qu'il connaissait bien. « Tu es mignon Perdito, tu es un bon fils », aurait-elle pu chuchoter.
— Les USA vaincus, les autres pays n'ont pas moufté. Certains restaient récalcitrants, mais ils sont rentrés dans le rang. Les Chinois se chargèrent de purger les Japonais. Ces derniers n'abandonnèrent jamais. On aurait pu croire que les choses se seraient tassées, une fois le monde uni sous la même bannière, mais c'était sans compter la dissidence sino-russe. Les Chinois se sont soulevés contre la mère patrie. Ça a été un massacre, mais eux n'ont pas hésité à utiliser l'arme atomique. Enfin, à en saboter une. Les Russes ont tout de même gagné, mais peu d'entre nous ont survécu. Après, la situation s'est améliorée. Le communisme, j'ignore ce que ça peut donner. Aujourd'hui, on persiste et on essaye de remplacer les générations décimées. Ce système ou un autre ne change rien. Le monde est un désert et les hommes se battent pour le reconquérir.
— Pas de dictature ?
— Ne sois pas stupide ! Bien sûr, il s'agit d'un régime autoritaire. Nous recevons des ordres, nous obéissons comme à l'armée. Les militaires dirigent les villes et contrôlent les campagnes. Des drames horribles se déroulent loin des regards. Les femmes et les enfants appartiennent au plus fort. Les paysannes n'ont pas d'honneur. Nous sommes retournés dans les périodes les plus sombres de notre histoire, mais nous en sommes conscients et c'est bien plus terrible! Si tu es intelligent et prudent, tu ne t'en sors pas trop mal. Le régime comporte même de bons côtés. Mais nous sommes pauvres Perdito, démunis. Ceux qui arrivent à rassembler un peu se font détrousser par l'armée. La propriété personnelle n'existe plus, pourtant tout ce que nous produisons part bien quelque part et ne revient jamais. On ignore où.
Perdito rit et repensa aux scandales de son monde.
— Mon monde n'est pas si différent, bien que la paix et la sécurité dans une grande partie du globe soient assurées. Nous sommes très riches, mais en proportion je crois que presque tout ce que nous générons disparaît aussi on ne sait où. Un complot d'une terre parallèle qui rançonne les dimensions, je présume.
Les sosies rirent à leur blague.
— L'homme est un loup pour l'homme, a écrit Lénine.
— Plaute en fait, répondit Perdito, et bien d'autres ont repris cette citation, comme Montaigne et... enfin, ce n'est pas très important.
— Sache qu'avant la révolution bolchévique, personne n'a jamais rien inventé ni rédigé. Les bolchéviques ont créé les armes à feu pour tuer les tyrans, par exemple.
La salle rit de bon cœur, cela semblait une blague courante. Ils n'étaient pas dupes, comprit Perdito. Peu de gens adhéraient à cette propagande permanente et totalement absurde. Cela fonctionnerait si le pouvoir disposait de plus grandes capacités. Ce monde se réduisait à des ruines, exemple parfait de l'anarchie. Les moyens de contrôle ne possédaient pas la force nécessaire pour réaliser leurs ambitions. Pas encore, mais ça viendra. L'homme se relève toujours, peu importe la catastrophe, malheureusement.
Ils burent beaucoup cette nuit, ils rirent aussi. Perdito reçut une couverture au moment de se coucher et s'allongea dans le divan, heureux. Il appréciait sa propre compagnie. Moustache se révélait très différent, bien meilleur, conclut-il. Plus intelligent et instruit. Pourtant, tous deux disposaient des mêmes capacités au départ. Il semblait si épanoui avec Anita! Une main le tira de son sommeil. C'était Moustache. Il parut indécis.
— On a pensé à un truc, c'est étrange. Disons que tu es un peu moi, et je suis un peu toi.
— Ouais ? répondit Perdito perdu.
Il aperçut Anita dans l'embrasure de la porte, un sourire aguicheur.
— C'est bizarre.
— On ne la partage pas vraiment si c'est avec soi-même, et je crois que c'est la chose la plus dingue qu'on ait jamais expérimentée !
Oui, Perdito et Moustache étaient vraiment très différents, mais il s'en accommodait parfaitement.