Chapitre 8.
sisyphe
A la longue, on s'était lié aussi elle et moi. Un amarrage de plus au port de la dépendance, de la décadence aussi. Mes voiles en berne, j'avais finis par l'aborder, hésitant, pathétique au début. Nestor me regardait, de loin, comme on regarde celui qui se fait bouffer dans l'arène, le sourire au coin des lèvres. Moi, j'avançais masqué. Bien sur, on avait une quinze ou dizaine entre nous, un fossé à franchir avec précaution là aussi.
On restait tous les deux après son service, Nestor rentrait à l'asile, emportant les clés du portail avec lui. Moi je m'en fichais, la plupart des mes nuits s'écoulaient alors dehors, sous les peupliers robustes des allées de Rapine. Après l'avoir raccompagnée chez elle, dans sa petite cage de la rue du cinéma, j'attendais de voir ses lampions prendre feu dans ses fenêtres. Tapis dans l'ombre d'une porte quelconque, j’espérais bêtement voir défiler les formes derrière les rideaux informes et désespérément opaques. Tout ce que sa paye lui permettait de s'offrir. Pauvre fée en mal de liquidités que j'aurais tant voulu voir défiler. Parfois tout de même, nous restions au café ensembles, à discuter de tout comme de rien, à me redonner doucement vie sans qu'elle s'en doute. Je n'en finissais plus de l'admirer verser dans ma tasse, poser mon plat puis me regarder, l'innocence dans le regard, loin, bien loin des conneries que j'avais pu connaître. L'innocence ou l'inexpérience. De toute façon, les deux vont toujours de paire. Tant qu'on reste vierge de la vie, la vraie avec ses souffrances, sa haine, son souffle chaud sur la nuque quand les coups pleuvent en averses, tant qu'on reste vierge de tout ça, c'est facile d'être innocent. On peut toujours se tenir à l'écart, regarder l'arène et donner des leçons. Mais une fois qu'on à reçu et rendu le premier coup, nous voilà tâchés, à jamais. Le but c'est pas de se sortir de l'arène avant d'y passer mais bien d'arriver à la faux en étant propre, ne serait-ce que par fierté. Et moi, qui voulait m'enfuir, elle m’enchaînait, des liens aussi doux que les draps dans lesquels elle devait se glisser pour hiberner chacun de ses si précieux soirs.
Béringue devenait ravis au fur et à mesure que mon teint l'éclaboussait. -Quelle merveilleuse mine! Quelle exemple faites vous pour nous tous Bertignasse!- qu'il s'exclamait, enthousiaste comme rarement. Très certainement, il m'aurait suivi dans mes aventures lui. Il m'aurait traqué pour découvrir mon secret de beauté, pour me démasquer, moi le petit cachottier qui guérissait en silence et par miracle. A personne je ne l'aurais donné mon miracle. Mais, au fur et à mesure, je m'aigrissais de la voir tous les soirs servir la clientèle misérable et méprisable, de devoir attendre mon tour pour la fin du service...Toutefois, venaient ensuite d'admirables heures que l'on perdait à s'empiffrer réciproquement des mots de l'autre. Forcément, je grossissais plus vite qu'elle, à force de piailler sans arrêt, ça pesait sur la balance. Ce qu'elle voulait surtout savoir c'était ma «généalogie», comment que j'étais arrivé là. J'étais bien sur évasif. Un passé ça se doit d'être reluisant où ça ne se dit pas. Ça s'invente sinon. Mais inventer ça demande encore de l'esprit et le mien elle le retenait, prisonnier dans sa geôle sous sa poitrine si charmante. Alors je lui retournais la question.
-Voyez vous Bertignasse, mon père était un héros. C'est ce que ma mère aimait par dessus tout chez lui. Je l'ai gardé de ma mère ça. Moi aussi les héros me fascinent. Rendez vous compte Berti! Mon père, c'était un américain!
-C'était ?-Que je fais semblant d'être étonné.
-Oui, bien sur il est mort, c'est mieux ainsi, il ne serait pas un héros sinon. Il s'est donné à une patrie qui n'était même pas la sienne! Et sans trop savoir pourquoi je suis sure. C'est maman qui me l'a raconté. Lui, il venait du Maine. Vous connaissez le Maine Berti ? C'est la terre natale de mon père, celle qui la vu grandir. Élevé au grand air. Pour être un héros bien sur. Elle me disait maman, «ton père, il est mort mais il a pas demandé pourquoi. Un homme comme il faut ton père. C'est pour lui que j'ai rejoins la résistance à l'époque. Un homme comme il faut, ça oui. C'était en Normandie, peu après leur grande arrivée. Moi, j'étais qu'une pauvre fille de ferme à l'époque. Dans la grange oui, dans la grange qu'il est venu. Comme il faut ! Toujours comme il faut ton père. Et puis sa compagnie stationnait alors il est revenu quelques fois encore. je l'attendais à chaque fois, des heures. Et il venait et revenait pour moi la fille de ferme. Et puis quand il est partit j'ai suivi, jusqu'à Paris oui, en vélo puis en savates quand j'ai du l'échanger pour des tiquets. Je distribuais des tracts, c'était dangereux, il aurait été fier. Je l'aurais suivit jusqu'au bout, fidèlement et puis il est mort. Mais là je n'ai plus suivi, tu allais naître. Il n'a plus jamais envoyé de lettres. Il a du mourir en héros. Un homme comme il faut, comme lui ça meurt forcément en héros! »
Et elle qui y croyait, la fierté luisant au regard, la larme prête à jaillir, au garde à vous dans le coin de l’œil. La transmission des gènes, on en tenait la preuve. Elle surpassait tout sa mère au concours de candide, rien à redire. Un troufion de base venu arranger la fille de ferme ignorante comme le veux la coutume puis érigé en héros de la famille...Là au moins, j'avais mes chances. Après tout, moi aussi j'avais été héroïque à passer de l'autre côté. Il en fallait des roubignolles que j'usais pas moi, avec les filles de fermes de tout les bords possibles. Mais déjà elle reprenait ses monologues incessants, elle me vrillait les tympans de ses considérations baveuses de serveuse de bistrot minable. Elle m’enivrait avec tous ses mots si mal prononcés, si mauvais mais sortant de sa petite bouche, si merveilleuse elle. On a beau dire mais les conneries les plus minables, les plus horribles, dans une jolie bouche ça prend vite une autre tournure.
-Un héros Wendie, ça n'existe pas, que je lui désacralisais tout ça moi, on échappe pas à sa classe et puis c'est tout. C'était un troufion, un honnête comme tous les autres. Il avait rien demandé lui j'imagine. Et puis, c'est pas lever ses miches pour les tendre à un colonel ou à une mitrailleuse qui fait le héros. Le prestige ça ne dépasse pas la classe sociale. Il est héros peut être, mais être le moins crasseux parmi les crasseux est-ce que ça rend distingué ?
-Oh non Bertignasse, vous êtes dégoûtant, répugnant...parfaitement!
-Répugnant moi? La belle affaire! C'est ce qu'on à eu cesse de me dire mais voyez vous Wendie, je l'ai faite aussi la guerre, elle est laide la guerre, des deux côtés, de tous les côtés qu'on la tourne. Mais elle n'est jamais aussi laide que ceux qui la font. Héros ou pas, remballez moi ça! Découpage de miches en rondelles par la mitraillette et après?...C'est une question de perception...relative comme toujours! Mais quand on est au fond Wendie, jusqu'au fond!...A patauger, flic, floc, une averse de juillet ou d’août...que de sang, en litres sur les bottes...quand ça ronge la chair, le sang des autres déjà froids, leur putain de dernière vengeance, quand on est jusqu'au fond de la tripe et qu'on voit plus que ça, j'aimerais bien les voir les héros! On se fait tous dessus et qui plus est par le même trou !
Je lui faisais peur ainsi à Wendie. La pauvre. Elle s'en enfilait des remontants pour supporter ma conversation et ma compagnie. Il m'en fallait après, des heures pour me calmer, plus ou moins. Bien sur, cela contribuait nettement à diminuer nos soirées. Et j'en ressortait tout meurtrit, me sentant terriblement coupable d'écourter nos moments pour d'aussi inutiles considérations. Après tout, je pouvais bien me taire. La vérité fallait qu'elle soit belle, pour ça, il y avait sa bouche à elle. Mais tout de même, ça devenait de moins en moins tolérable à ma fierté glauque de collabo brisé. Les héros comme ils disent, j'ai jamais pu les piffer. Tout est bon pour se mettre sur le devant, même n'importe quoi, c'est toujours mieux que rien, et n'importe quoi, ça impressionne toujours la gueusaille.
Alors je l'embrassais, timidement, comme une excuse, une demande...un premier pas pour me faire pardonner. Le pardon, elle ne me l'accordait jamais vraiment. Je voyais bien qu'elle gardait, enfouie bien au fond d'elle, là ou jamais je n'irais ramoner, une petite rengaine suffisante pour animer la méfiance et ses braises que je connaissais bien. Mais cette barrière là ne nous empêchait pas de nous remouiller les lèvres encore et encore. Presque passionnément. Un bien fou que ça me faisait...Antibiotique et tout ce qu'il y a de mieux sa bouche!
Lorsque l'on s'arrêtait, c'était pour reprendre le calvaire, s’assécher la gorge de questions réponses incessantes. Ça la reprenait, comme des convulsions qui saisissaient sa bouche. Fallait que tout sorte, presque d'un coup. Instructif toutefois. J'apprenais alors que ma petite Wendie désirait ardemment faire du cinéma. Ça lui venait de sa mère ça aussi. -Bien sur Bertignasse, qu'elle me disait confidente, serveuse ici c'est juste pour commencer. Je ne veux pas me faire reluquer toute ma vie par l’amicale pochtronne de la ville. J'ai un certain sens du standing Berti, j'ai un père qui fut un héros quand même ! Ça compte ! -
C'est sur qu'au moment de faire les comptes, il aurait mieux valu avoir été reluquée, disséquée en long, en large, en travers et surtout en dedans par des pervers de la haute plutôt que par les soiffards de Rapine. Pour sûr, l'asticot y verrait la grande différence...Il allait le flairer l’héroïsme, bien caché, rance mais encore là...présent...dans la chair flasque du cercueil. Déjà verte qu'elle devait être à l'intérieur ma Wendie...déjà pourrie, bouffée de toutes parts, un festin, une orgie de ses organes que les larves devaient y faire. Sac à tripes ma belle Wendie, comme tout le monde. Je l'imaginais d'ici, s'écroulant amoureusement de l'intérieur, condamnée à grouiller de merde sans qu'elle s'en rende compte, enchaînée à ses larves pour le reste de sa misérable existence. Au travers de tous les succès qui l'attendaient, de plus en plus grignotée du dedans...une pelletée de plus pour le trou. Les veines à sec, elle, la belle qui voulait classer ses admirateurs en fonction de l'haleine et puis surtout du portefeuille.
Ainsi s'égrenaient nos nuits au bistrot de Wendie. Le patron qui la besognait, enthousiaste, quelques fois par mois, lorsque, la bonne santé des affaires aidant, sa libido se réveillait, revenue de quelque traumatisme issu du dernier face à face avec sa légitime et sa nudité...ce patron ci lui laissait les clés pour la nuit. Généreux...Merci patron! Je calmait mes terreurs nocturnes dans l'aimable compagnie de ma solitude. Qu'on ne s'y trompe pas, peu de personnes pénètrent vraiment notre solitude. L'être humain a ça de pathétique qu'il est incroyablement seul et qu'il s'entête à s'oublier dans une meute. Wendie, elle me comprenait comme si je lui parlais une autre langue. De mon côté, je ne lui voyais pas beaucoup d’intérêt à le faire. Au bout de l'idéal, on finit par ne plus vouloir comprendre la langue de l'autre mais juste y goûter assez pour calmer le bas ventre. C'est une faim comme une autre en somme. Après l'avoir raccompagnée, il me fallait regagner l'asile seul dans la nuit, libre tout compte fait. Sauf les soirs où, docile et bien élevée, elle coupait court à ma ridicule parade nuptiale pour dépêcher la chose. J’émergeai alors dans ses fabuleux draps que j'avais de plus en plus de mal à magnifier le temps passant. Je la considérais là, endormie, mignonne oui, rien à redire. Mais terriblement fade. On ne se lasse pas vraiment des gens, ce n'est pas notre faute si ils sont si fades...et nous avec, dés le moment qu'on les découvre un peu. Une minute ou deux sous la jupe et puis c'est terminé. La rose qu'on trouvait splendide se fane déjà, c'est ça le vrai péché originel. L'aventure humaine est terriblement chiante une fois qu'on s'y lance.
-Et l'amour ? Tu oublies l'amour dans tout cela Bertignasse...- Qu'on a pu me dire souvent mais bien avant, avant la guerre déjà. Avec la guerre en plus, on a tant de chose à répondre, à jeter à la face des foutus chérubins. Et pourtant on s'entête à le vouloir, le désirer silencieusement, dans sa petite pénombre à soi. Mais bien souvent, l'amour c'est souffrir seul dans l'illusion de le faire à deux. Oui...L'amour ça rend tout deux fois plus cruel. Comme l'espoir...Même combat.
Août s'en allait par poignées de feuilles au calendrier...sans que je m'en rendre bien compte. Les jours, il ne comptaient pas. Le jour, tous les chats sont gris. C'est là que le conformisme sévit le plus. On a peur d'être vu. La nuit, c'est peur d'être entendu, peur du buisson et de ce qu'il pourrait cacher, peur de l'ombre et surtout de la sienne qui est toujours la plus dangereuse de toutes. C'est la nuit qu'on peut revivre, on s'y laisse encore surprendre. Le soleil ne fait que nous montrer les uns aux autres plus blasés que jamais. Oui, le jour n'avait pas d'importance à Rapine. J'avais toujours un crépuscule d'avance quand il me prenait l'envie de sortir. Il me fallait attendre que les heures s’éclipsent, lentement, goguenard le temps comme à son habitude, et la chaleur avec tant qu'à faire. Quelques fois, le mercure ne passait pas et c'était tout flottant, à la nage dans ma sueur que je laissais Béringue et ses pensionnaires. Même dans nos pays du nord tout relatifs qu'ils soient, ça excite la mousticaille et toute sa troupe de larves de sentir la chair à l'agonie de la sueur. Sur des bras velus et humides viennent défricher des armées de bestioles pour pomper le sang que le dernier assaut a eu la bonté de laisser.
Sur les bords du fleuve, je voyais des vacanciers téméraires, trop épris de leur terre, prendre leur petit mètre carré de plage et leur traditionnel coup de soleil en direct depuis chez eux. Les vacances à moindre frais pensaient ils. Dans la dépense, le pauvre a plus de sagesse, mais bien malgré lui. L'entêtement à serrer sa bourse pour mieux la délier en été, pour les trois ou quatre semaines de récréation dans une année de misère et d'esclavage, tout juste destinées à régénérer le sujet, qu'il soit prêt pour une nouvelle année...Et le sourire au lèvre qu'ils y partaient. Bien sur...Leibniziens, tous! Que tout est bon dans le meilleur des mondes...Alors j'évitais au possible la compagnie, même visuelle, des gens de la ville. Rien qu'un regard m'eut été insupportable. Mais j'aurais du faire avec. Dans la colère et concernant la bagarre, moi aussi j'avais plus de sagesse et vraiment bien malgré moi...
Entre asile de journée et paradis de nuit, je traînais mes rides à Rapine...Faute de mieux...Il en fallait du courage pour s'enfuir encore. Mais la pénurie vient vite quand il en est question.
Une remarquable langue âpre et nerveuse loin très loin des niaiseries sirupeuses.
· Il y a plus de 13 ans ·Jiwelle
Toujours comme il faut ton texte :)
· Il y a plus de 13 ans ·Très bon, très complet, le coeur humain tel qu'il est, dans sa vérité la plus banale, et puis un description de l'amour qui me séduit assez. Berti et Wendie, authentiques personnages. Oui ils ont de la chaire tes personnages !
leo