Chapitre 9
David Cassol
Un tic tac, comme le pendule d'oncle Zimmer. Drôle d'objet! Enfant, il passait un temps infini à le contempler. Pendant ses heures de travail, sa mère le confiait au Dr Zimmer, le retraité du troisième étage. Ce dernier conservait toute sa tête et s'adressait à lui normalement et sans détour, faisant fi de son âge.
Il l'incitait à la lecture, et parfois lui montrait des documentaires à la télévision.
— Perdito, un jour il te faudra choisir quel genre d'être humain tu veux devenir, lui répétait-il. Tu es un garçon intelligent, il ne tient qu'à toi de le rester. La télévision est une arme d'abrutissement et d'aliénation, mais en de rares occasions elle peut offrir des informations sinon précieuses, du moins pédagogiques ! Il est tout de même plus agréable de regarder ces lions sur cet écran que de lire un article dans un magazine! Tu dois cogiter à ces choses-là, Perdito. Laisse les autres décider pour toi et tu termineras le crâne vide, rempli d'air, comme tous ces crétins qui peuplent notre monde.
Perdito adorait le professeur. Il n'avait pas eu d'enfants. Il aurait pu, lui confiait-il. Durant ses jeunes années, il ne débusqua jamais la perle rare. Quand il rencontra des personnes acceptables, il était resté bien trop longtemps seul pour mettre de côté son égoïsme et penser à deux, ou pire à trois ou quatre.
— J'ai élevé des centaines d'enfants dans ma vie : mes étudiants, mes collègues de recherche, toi mon petit gars. Peu importe le sang, nous partageons les meilleurs moments et supprimons de facto l'inévitable routine inintéressante.
Il demeurait bizarre sous bien des aspects, sa mère le qualifiait d'« original ». Perdito accueillait ses leçons avec gourmandise. Il avait appris à réfléchir : peu de gens l'enseignaient, incapables de raisonner par eux-mêmes. Zimmer avait probablement influencé Moustache vers sa carrière de physicien.
Bref, revenons à ce pendule. Lorsque le « tonton » original gardait le garnement Perdito, il passait le plus clair de son temps à lire des revues scientifiques ou des livres. Autrefois très prolifique, il n'écrivait que très rarement. L'arthrite ou le sentiment de n'avoir plus rien à apporter après avoir transmis pendant tant d'années freinait peu à peu les vieux génies dans leur créativité. Le jeune garçon devait faire silence: les dérangements n'étaient pas autorisés. Parfois, il jouait avec ses figurines Gi-Joe, Ninja Tortles ou Batman, selon la période. En général, il lisait les ouvrages que lui conseillait son mentor. Lorsqu'il était las, il s'assoyait au bord de la table du salon en bois ancien, un meuble solide et majestueux aux pieds sculptés richement. Il passait des heures accoudé, contemplant le mouvement de ce pendule. Cet objet le fascinait. Il détonnait dans cet appartement. Un tape-cul, comme disait son père, sur lequel jouaient Flik et Flak, les deux personnages des montres éponymes pour enfant.
Il en possédait une au poignet, cadeau d'anniversaire pour ses six ans. Le garçon et la petite fille semblaient rire aux éclats, une expression de quasi-démence peinte sur le visage. Si en premier lieu, découvrir ses mascottes fétiches l'enthousiasmait, il réalisa que ces sourires représentés sur la porcelaine n'étaient qu'illusion. Il les observait et lisait une haine démoniaque dans leurs regards inertes. Ces visages paraissaient figés, douloureux. Il s'imagina que Zimmer avait emprisonné dans ces figurines l'esprit de deux étudiants trop curieux. Ce bruit ressemblait également au cliquetis du pendule.
— Il reprend connaissance.
— En effet, les ondes du sommeil sont devenues celles du souvenir. Il rejoint peu à peu la réalité, répondit une voix rauque.
— Depuis combien de temps n'avons-nous pas rêvé ? demanda la femme.
— Je suis trop jeune pour avoir expérimenté le domaine des songes, Miranda. Cela m'aurait plu, même si l'on raconte que certains problèmes n'ont jamais pu être corrigés.
— Oui, mais je vous assure qu'on s'en accommode très bien. Je ne peux que louer les vertus du nouveau système, mais je ne sais pourquoi une part de mon esprit conserve des regrets. La nostalgie, j'imagine.
— Une chose dont, fort heureusement, nous autres sommes dénués.
— Probablement parce que vous n'avez pas connu ce qui était une réalité, et n'existe plus que comme un vague concept.
— Certainement Miranda, il serait excitant d'écrire sur ce sujet.
— Trop peu d'entre nous seraient intéressés pour lire cet essai, je présume.
— Il est réveillé.
Perdito fut surpris : les deux interlocuteurs semblaient ne pas avoir plus de vingt ans. Leur voix, leur ton, même leur regard démentaient cette apparence juvénile.
— Qui êtes-vous ? interrogea Perdito.
— Question amusante, rétorqua Richard.
— Plus communément, on demande « où suis-je ? », commenta Miranda.
— La question de l'endroit ne m'intéresse plus depuis longtemps: les chances d'obtenir une réponse rassurante me semblent dérisoires.
— Vous vous inquiétez davantage des gens que du lieu : sage, mais nullement spontané. Votre cas me stupéfie. Monsieur ?
— Perdito, Perdito Sanchez.
Miranda esquissa un sourire comme s'il racontait une plaisanterie qu'elle seule comprenait. Richard perçut le plissement de ses lèvres et la consulta.
— Un nom de famille Richard, Sanchez est le substantif qui détermine son ascendance.
L'homme accusa la réponse et ses yeux s'allumèrent d'une étincelle nouvelle.
— Oui, c'est évident, logique. Je m'excuse Perdito, mais les noms de famille n'existent plus dans notre monde depuis une éternité.
— Pas si longtemps, tout de même ! lança Miranda en mimant la vexation.
— Vous êtes une incorrigible farceuse, certainement un héritage de votre spécificité !
— Je le crains, peut-être trouverai-je plus d'affinité avec ce jeune homme qu'avec vous !
— Si je suis un enfant à vos yeux, chère Miranda, ce dernier n'est qu'un fœtus.
Les deux scientifiques rirent de bon cœur. Perdito distinguait des choses qui lui semblaient encore assez sombres et difficiles à croire. Il s'habituait rapidement à l'étrange. Zimmer martelait que l'intelligence réside dans la capacité d'adaptation. Cela garantissait la pérennité de l'espèce. Il se lança.
— Vous êtes parvenus à allonger la durée de vie humaine ?
Les deux scientifiques le jaugeaient. Sa brillante déduction ne les surprit pas. Puis, il remarqua un détail incroyable. Sa jambe, son bras, sa cicatrice d'appendicite, ses grains de beauté, tout avait disparu ! Il s'examina et ne reconnut pas son corps. Pourtant c'était bien lui, mais un lui différent.
— Une enveloppe qui n'a pas souffert de la maladie ni des ravages du temps, lui répondit Miranda sans qu'il ait besoin de formuler une quelconque parole.
— Comment ? La médecine ?
Miranda lui sourit. Richard rit avec dédain.
— La médecine ? Quelle blague ! Des croyances stupides, du vaudou, des superstitions. Rien de bien scientifique là-dedans !
Il avait lu que la médecine prenait des distances avec la science pour se rapprocher de l'art. La qualifier de superstition lui semblait fort de café.
— Cela ressemble à la génétique, répondit Miranda. Pourquoi réparer un objet obsolète si on peut en créer un nouveau sans le défaut de fabrication ?
— Le clonage ? Mais mon esprit...
— Réside dans votre nombre univers
— Pourtant dans mon monde, nous avons cloné des êtres vivants. Ils ne sont pas identiques, ce sont des personnes différentes.
— Votre technique est mauvaise et dangereuse, répondit Richard. Dieu interdit la création, il en est le seul maître!
Perdito se méfia. Richard s'exprimait d'un air péremptoire. Lorsque la religion entrait en jeu, il fallait rester extrêmement prudent. Perdito s'était toujours senti plus proche de Copernic que de Galilée pour cette raison.
— C'est ce que nous croyons aussi, c'est pourquoi nous avons prohibé cette pratique.
— Jusqu'à quel point votre peuple est-il parvenu à décoder l'ADN et le génome humain ? demanda Miranda.
— Je l'ignore, je ne connais pas bien ce domaine. Mais j'imagine moins loin que vous.
— L'ADN importe peu, seul le nombre univers compte, répondit Richard d'un ton professoral. Ce nombre est infini, comme l'univers et Dieu. Il réside en vous, vous définit : une spécificité unique comme vos empreintes. Il raconte qui vous êtes, mais aussi tout ce qui fut, va et pourrait exister.
— Perdito. J'ai vécu à une époque où les hommes étaient encore mortels, une période qui ressemble probablement au monde d'où vous venez. Je peux comprendre votre étonnement. Contrairement à Richard, je ne suis pas né dans un corps synthétisé, mais dans une chaire telle que la vôtre. Le nombre univers est une formule mathématique chiffrée d'une complexité incroyable. Je vais essayer de vous expliquer. En des temps reculés, nous conceptualisions les choses comme des unités indépendantes. Cette représentation est erronée. Rien dans l'univers n'est indépendant, tout est lié et relié. Vous appartenez à un tout, et tout ce qui vous touche influe ce tout. Le comprenez-vous ? demanda Miranda.
— Vaguement. Nous avons théorisé l'effet papillon. Un battement d'ailes peut entraîner une réaction en chaîne provoquant un ouragan à l'autre bout de la planète.
— Cette vision demeure très superficielle et résonne sous le poids de l'archaïsme. Votre appréhension de la réalité reste étriquée, vous la considérez encore avec des concepts, rétorqua Richard.
— Platon a-t-il existé dans votre monde ? demanda Miranda.
— Oui, il a formulé les fondations de la pensée occidentale.
— Vous souvenez-vous de la caverne ? Les idées réverbèrent des ombres qui forment les éléments du réel. C'est résumé, certes, mais vous connaissez cette théorie ?
— On peut comparer les idées à des moules, et chaque chose est issue d'un moule bien qu'il ne soit pas tout à fait ce dernier. C'est pour cette raison qu'on peut reconnaître une poule d'un bœuf. Pourtant, si l'image de la poule est bien réelle pour tous comme concept, deux poules resteront distinctes sous beaucoup d'aspects.
— Cette théorie est on ne peut plus éloignée de la vérité. Ce mode de pensée vous a conduit à l'échec culturel.
— Richard, un peu d'ouverture voyons! Convenez que d'autres mondes réfléchissent différemment.
— Oui, je comprends qu'ils puissent se tromper, cela ne change rien au fait qu'ils commettent des erreurs.
Miranda lui sourit. Il se calma et lui rendit un regard rempli d'affection.
— Je vais nous préparer quelque chose d'agréable à déguster. Installez-le confortablement et nous reprendrons cette discussion, répondit Richard.
Il s'éclipsa.
— Ne le condamnez pas trop vite, Perdito. Ce n'est pas une mauvaise personne. Il est né dans une époque de certitude. Ceux de son âge possèdent tous cette caractéristique, mais ils sont plus fréquentables qu'il n'y paraît!
Elle rit et il l'accompagna. Il appréciait beaucoup cette femme. Elle lui offrit une tunique. Dans ce genre d'univers futuriste, il imaginait des uniformes génériques. Sa tenue s'avérait différente de celle que portait Miranda, ou encore Richard. Ils ne le connaissaient pas, pourtant elle correspondait précisément à ses goûts. Cela lui convenait parfaitement.
— Vous disposiez de plusieurs habits dans votre monde, n'est-ce pas ? l'interrompit Miranda.
— Vous lisez dans les pensées, belle dame ? répondit Perdito sur un ton qui se révéla bien plus galant qu'il ne le prévoyait. Sa gêne amusa Miranda.
— Lorsque l'on a vécu aussi longtemps que moi, on devine les choses avant qu'elles ne se produisent. Les tribus anciennes parlaient de voyance, de divination, d'oracle. Il ne s'agit que de compréhension du monde. Je ne lis pas en vous, mais je vous appréhende intimement.
— Ce monde ne recèle aucune surprise pour vous ? Comment le supportez-vous ?
— Non, il me réserve toujours des mystères. Si Dieu existe, je crois qu'il a créé l'univers dans ce but : être étonné. Ce doit être quelqu'un de très curieux, un drôle de type probablement, petit, roux, avec des lunettes. Vous savez le genre de garçon qui collectionne et collecte les insectes dans les champs.
Perdito acquiesça. Il avait été ce genre de bonhomme. Enfant, il appartenait à deux groupes : les sportifs et les scientifiques. Il appréciait l'un et l'autre, et n'avait jamais opté pour un camp. Pourquoi choisir entre son père et sa mère si on aime les deux ? Il possédait un labo avec son club de science caché au fond d'un corridor de glaise, derrière le grand préfabriqué de la cour de récréation. L'endroit était étroit, mais très long, délimité par le bâtiment et une barrière de béton friable. Des flaques d'eau creusaient le sol, et quand il pleuvait il crapahutait jambes écartées sur les rives de terres émergées. Il s'imaginait comme le gamin dans la publicité Banga avec le crocodile et le couloir inondé. Les Indiana Jones de la science et leur base secrète ! Ils collectaient des insectes qu'ils enfermaient dans des boîtes, les ramenaient chez eux et leur fabriquaient de véritables palais. Perdito occupait ses journées à observer la vie de ces minuscules créatures. Ses préférés étaient les gendarmes, bestioles noir et rouge avec ce qui ressemblait à un bouclier Massaï dans le dos. Miranda l'interrompit dans sa rêverie.
— Si même Dieu ignore ce qui va se produire, comment le saurais-je ? Les années passant, je gagne une expérience plus grande du réel. Cela demeure un don subjectif et en aucun cas une science.
— Dans mon monde, ce n'est pas, disons, très délicat de poser ce genre de questions, mais... quel âge avez-vous ?
Miranda rit aux éclats. Elle était si naturelle, pensa-t-il.
— Cela ne l'était pas non plus ici, mais désormais l'âge n'a plus vraiment de sens puisque nous vivons tous éternellement. J'ai célébré 3124 années selon le calendrier solaire à 365 jours, en comptant les années bissextiles.
Perdito resta sans voix. Il la scruta avec insistance, mais elle semblait parfaitement sérieuse.
— Qu'est-ce qui vous choque ? demanda Miranda.
— C'est incroyable. Comment un peuple possèderait-il des connaissances si avancées 3124 années en arrière ? À mon époque, nous ne comprenons pas encore totalement l'ADN.
— Je ne vois pas comment dans votre monde vous pouvez être aussi en retard sur le plan scientifique. Je veux dire...
Elle laissa sa voix en suspens, frissonna, puis planta son regard dans le sien.
— Atlantis, dites-moi que vous savez de quoi je parle.
— Ô mon dieu! Vous êtes le peuple de l'Atlantide ? Vous êtes les atlantes ?
Perdito ne pouvait plus réprimer sa joie. Atlantis ! Le visage de Miranda s'assombrit.
— Nous sommes donc un mythe. Ils ont échoué.
— Non, pas du tout. L'Atlantide a coulé, englouti sous les flots. Ce peuple a laissé une marque indélébile dans toutes les tribus du monde. On les décrivait très évolués, mais jamais je n'aurais imaginé que vous aviez atteint un tel niveau technologique et technique.
— Et les Hellènes ? C'était des barbares, mais nous leur avons enseigné des choses, n'est-ce pas ? Ils auraient dû perpétuer notre héritage.
— Les Grecs ont construit la civilisation antique dont la terre peut se montrer la plus fière. S'ils n'avaient pas périclité, nul doute que nous serions bien plus avancés. Malheureusement, ils sont restés confinés dans un monde de cités-États, et leur incapacité à s'unir provoqua leur déclin. Cela dit, les connaissances des Grecs ont fondé notre culture.
— Une civilisation archaïque, répondit sèchement Miranda.
Une pique se planta dans son cœur. Il se sentit comme un étranger tout à coup. Il comprit que ce qu'il envisageait comme de la mythologie — pour cette personne de trois millénaires son aînée — signifiait réalité, souvenir et nostalgie. Elle le regarda tristement.
— Excusez-moi. Je ne voulais pas me montrer arrogante et désagréable. La chute des atlantes me désole. Cela n'a pas de sens, cela ne devrait pas me toucher, pourtant j'en souffre.
Perdito posa une main sur son épaule, sans arrière-pensée.
— Je vous comprends. Si l'on me disait que mon monde n'avait jamais existé, je me sentirais triste. On s'identifie à tout cela, nous en faisons partie, mais ce qui nous entoure fait également partie de nous.
Miranda sourit, son regard pétillait d'espièglerie.
— Vous venez de saisir le secret du nombre univers. Vous êtes un génie, Perdito!