Chassé Croisé

Pascal Mess

Plusieurs couples vivent intensément leur amour et l'assume. Cependant la confrontation de tous ces sentiments et émotions ne va pas être simple.


Quelques pas tournés, avant, arrières, décalés, précis et fermes, Cindy, en accord avec elle-même, en symbiose avec son cavalier Benito vit, s'épanouit, se sublime, encore, plus vite, plus forte, plus belle, aérienne, pleine d'amour du rayonnement de son corps. Caressée, aimée du regard de son public, valorisée par son partenaire, Cindy existe, pour un temps, pour une piste, de danse, jusqu'à faire sa transe, dont elle revient toujours. Benito, solide et souple à la fois, l'oeil noir et séducteur, à l'écoute de sa cavalière, comme un missionné infaillible, se dresse comme un seigneur, cambré à souhait, a le sens du devoir, d'un moment, ou d'un soir, caresse l'espoir d'être l'amour, de sa partenaire.

A un bout de la ville, Jeannie, hautaine, visage anguleux, peureuse de l'amour et de tous ces gens qui courent autour d'elle, aux jambes trop grandes, les chaussures sans talons, le cou creusé. Son mari, Jacques, pas mal de sa personne, trop bien pour elle, certains diraient, lui donne le bras. Tendre, presque servile, toujours prêt à se rendre utile, qu'elle fait volontiers passer pour inutile, à ses yeux, à son regard à lui, à tous les regards, remontent le boulevard principal. Ainsi vont leurs vies, elle en haut, lui en bas, marchant ainsi depuis vingt ans, déjà, dans un couple de serveur servie et de craintive amoureux.

Sophie, de l'autre côté de la ville, descends la rue, trottine et dodeline, corps volontaire et ingrat, gentillesse au coeur, yeux en forme d'amandes, bleus, de la vie, une peur. Courtaude de ses bras et de ses jambes, elle se dépêche, impatiente de partager une nouvelle, avec son compagnon, Ernesto. Le teint jovial et le cheveux dressé sur la tête, une boucle d'oreille en forme d'ancre au lobe gauche, lui aussi se presse. Il est en retard, languit de retrouver sa compagne, ne supporte pas de la faire attendre, prie pour que les quelques mots de séduction sortis de sa bouche, presque par inadvertance, tout à l'heure, ne fasse pas s'envoler l'âme et le coeur, de la libraire. Son livre sous le bras, Ernesto aperçoit au loin sa chérie, son coeur, sa muse, courre, presque. Sophie, le sourire aux oreilles, le coeur en effervescence, déjà tend ses bras.

Cindy et Benito sortent du "Palais de la Danse". Ils sont fourbus et heureux, ils ont tout donné, jusqu'à leurs âmes, au public, à eux-mêmes, comptés sans faillir, l'un sur l'autre, aimés leurs vies. Ils descendent, sans un mot, une rue adjacente au boulevard principal.

Jeannie et Jacques, encore sur l'artère principale, lui le sourire satisfait, elle le bras toujours accroché, le regard au-dessus des autres, ne vont pas tarder à se retrouver nez à nez avec Cindy et Benito.

Sophie et Ernesto se régalent d'être ensemble, savourent chaque seconde de leurs vies communes, ne compte que pour eux, seulement pour eux, s'acheminent en direction de Cindy et Benito, Jeannie et Jacques.

Les trois couples se regardent, se jaugent, se respirent. Ils perçoivent aussi, ce qu'ils n'ont pas, aiment ou détestent, ont peur ou désirent, chez l'autre. Des colères montent en eux, elles cachent leurs peurs, masquent leurs envies, exacerbent leurs craintes, séduisent leurs inhibitions, découvrent des désirs secrets ignorés d'eux-mêmes, voeux et fantasmes enfouis du passé, affects torturés, émotions laminées par amour ou par détresse. Seules leurs éducations, plus ou moins bien données et reçues, leurs limites plus ou moins bien inculquées, les résonnent et les freinent d'un lâcher vociférant et physique, plus animal qu'humain. La coïncidence qui fait que ces trois couples se rencontrent était inévitable, tant par ce qu'ils sont chacun d'eux, que par ce qu'ils suscitent chez l'autre, de plus ou de moins, d'identique ou de contraire, d'attirant ou d'haïssable, de regrets ou de désirs, de passé ou de présent.

Au bout d'un moment, les couples, comme rassasiés de leurs disparités autant que de leurs points communs, habités de colères toujours présentes avec lesquelles ils repartent, se décident à se laisser sans pour autant s'accepter, sans pour autant s'aimer, chacun dans leurs directions.

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