Chenonceaux ou Chercher ce cher Cher, la nouba boche et le labeur de carreau

koss-ultane

Chenonceaux ou Chercher ce cher Cher, la nouba boche et le labeur de carreau

     Il est normal d’ourdir dans une pièce baptisée du nom d’un intriguant. Les nez s’allongeaient, les joues s’enlaidissaient, les apparences s’harmonisaient, et des sourires, crispés et défendus par l’artiste, s’esquissaient dans la pénombre de la chambre “César de Vendôme”. Précautionneusement, ce qui fut appelé le “miracle du château des Dames” localement, ou “la mistoufle de Chenonceau” à Paris, s’accomplissait.

     Jean était un imbécile. Heureux ou malheureux ce n’était la préoccupation d’aucun. Pas même la sienne apparemment. Il œuvrait et désœuvrait au doigt et à l’œil où on lui disait de faire et défaire. Serviable par penchant, obéissant par nature, corvéable sans même un merci à la fin, il était de tous les chantiers privés de la région. Bon ouvrier bas du front, il était le sous-fifre idéal pour tous les petits chefs ou les particuliers désireux de se faire servir sans jamais que cela ne regimbât sous leurs ordres débilitants. Quand vint le temps de l’occupation. “Comme si on n’était déjà pas assez occupé comme cela” avait pensé Jean tout haut au café sous les regards navrés. Ouvrier reconnu de première force, son travail, ses travaux, parlait en bien de lui malgré toutes les langues de putes, des quartiers sillonnés à longueur de temps et largeur de carrelage ou de lambris, bavant sur l’étroitesse de sa cervelle.

     La Kommandantur, jamais tout à fait insensible au riche quoiqu’on en dise, voulait se repaître de prestige, fut-il à cheval. Adéquatement, à propos de califourchon, le château de Chenonceau en imposait. Qui plus est à une période où le Cher était particulièrement inabordable.

     Les “ciseaux de Chisseaux” virevoltaient et prenaient en exemple les deux premiers blondinets ravagés auxquels ils avaient fait une coupe semblable et remarquable, conférant immédiatement l’air idiot à son propriétaire en même temps qu’un ticket pour une promesse de vie meilleure. Coiffeur-barbier de père en fils depuis cinq générations, les Fouiquai avaient accouché d’un petit Gustave, quarante-sept ans plutôt, devenu artiste réputé, propriétaire d’un magnifique salon, “Le merlan free”, rue de l’église. Les huit blondinets, ou devenus clairs de pelage depuis peu, regardaient les éclairs d’argent, satellites furtifs d’un troisième crâne, zébrer ce halo de lumière blanche de Touraine filtrant depuis un soupirail comme des enfants dénutris un marchand de caramel.

     Très surveillé, sans qu’il ne sut jamais véritablement pourquoi, les Frisés avait Jean à l’œil et le bon. Souvent convoqué pour un “oui” ou pour un “nom”, enfin pour une fuite ou une malfaçon, Jean était devenu un habitué que l’on soupçonnait en secret à la Kommandantur de Tours d’être membre d’un réseau tout sauf quelconque. Un homme si habile de ses mains ne pouvait être totalement étranger aux explosions régionales qui handicapaient les ventilations des biens français en de germaines contrées. On le séquestra même un peu pour des motifs futiles de réparations expresses possiblement à effectuer en pleine nuit afin de l’avoir sous la main et d’achever de se convaincre qu’il devait y être pour quelque chose. Mais n’ayant jusqu’ici qu’à se féliciter de ses interventions, les ostrogothes autorités décidèrent de le confiner mollement à la chaufferie, ne voulant point le maltraiter avant de l’avoir pris sur le fait et surtout ne l’y pas faire côtoyer en cellule des terroristes locaux qu’il ne connaissait pourtant ni d’Eve ni d’Adam. Sans plus de résultat sur le psychisme du bonhomme, les Chleuhs avaient été désarmés, un comble, par la docilité et la propension du manuel à se mettre au diapason isolationniste de ses nouveaux chefs. On lui fit le reproche, à mots couverts, au café de sa malléabilité face aux ordres boches. Il répondit que “une tuile, même sévère, ne parlait ni français ni allemand”. “L’argent non plus”, lui rétorqua-t-on. Il ouvrit de grands yeux. “Mais il ne m’ont jamais rien payé”, glissa-t-il surpris de la pécuniaire allusion. Les habitués se dévisagèrent et conclurent que, décidément, ce type était désarmant. Puisque la tradition demandait un idiot par village, pourquoi pas un imbécile heureux par canton ?

     Calliste, lui, était natif de Rochepinard et y était revenu après que Paris, sa ville d’adoption et d’emploi, fut tombé aux mains des Prusscos. Il ne disait à personne sinon à Max, son roué cousin charcutier-traiteur et résistant épidermique, quelle était la réelle nature de son ouvrage à l’année. Il confiait volontiers être sculpteur pour le cinéma et parfois rencontrer des vedettes. Ce qui n’était pas faux mais très exceptionnel. En réalité, il était dessinateur-concepteur pour une grande marque française de farces et attrapes. Les faux nez monstrueux, c’était lui. Les fausses mains itou. Les faux étrons luisants, c’était encore lui. Avec un collège d’experts, dont quelques cabots. Max l’avait sollicité pour un travail en série limitée qui devait faire la nique à la chose tudesque. Ce doux rêveur allait exprimer son art et enfin ruer dans les brancards. Huit verrues, huit ! Huit nez en patate ! Soit seize narines, “le plus dur” avait dit le mouleur-démouleur. Jocelyne, la femme de Max, fut aussi mise à contribution et ses doigts d’ancienne couturière couraient et piquaient des tenues de loufiats en les ajustant le mieux possible aux mensurations des habitants d’une cave sous ses pieds transformée en salon de coiffure clandestin.

     L’évidence à la kommandantur et ses esprits forts était que l’anniversaire du Schtroumpführer local devrait se dérouler dans le plus bel endroit de la région. On joua alors aux petits chevaux sur tous les châteaux au nord du fleuve Loire et de la rivière Cher et on s’arrêta sur le plus pittoresque de tous pour qui aime l’enjambement : Chenonceau et sa position fluviale à faire éclater tous les rhumatismeux du monde en trois jours. On opta donc pour son corps en forme de pont. Ainsi, le tuffeau blanc de Touraine serait-il l’écrin d’une beuverie comme seuls les Saxons, grand-bretonnants ou demeurés germains, en avaient le secret. Un sous-Schtroumpfuhrer vint inspecter les lieux et constata quelques dégâts indignes de barbares tels que ces gros cons suffisants car hégémoniques dans mon plumard. Cet imbécile de Jean fut convoqué sur le champ. On lui dit qu’il allait devoir travailler au château. Il connaissait le Cher mais pas ce Cher chic. Sa sempiternelle boite à outils sur l’épaule, encadré par deux porte-sulfateuses, il fit une entrée escortée dans la vie de l’endroit. Il regardait partout tel le visiteur lambda. Devant lui, un couloir de six mètres de large et de soixante de long, jeté sur le Cher, appelé “galerie du pont de Diane”, s’éclairait de dix-huit fenêtres. “Parterre ! Z’est cassé ! Ici ! Und ! Ici ! Réparer ! Afant demain ! Sofort ! Schnell ! Verstanden !?” saccada le sous-Schtroumpfuhrer l’écume aux commissures en faisant les gros yeux et martelant sa grammaire aboyée du talon de la botte. L’ouvrier s’agenouilla si immédiatement sur le damier noir ardoise et blanc tuffeau que le sous-Schtroumpfuhrer en fut surpris et gêné. Pensez, il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas parlé aussi gentiment à Jean, ses genoux en avaient presque pliés d’eux-mêmes sans prévenir sous le coup de l’émotion. Avec un petit marteau, ridicule aux yeux d’un Teuton, il commença à titiller les carreaux apparemment sains sous le regard dubitatif et défiant du fumier en chef qui se pencha à son tour. Jean saisit un morceau de sol abîmé, l’observa, descella le ou les débris encore en place, puis marqua “un” à la craie blanche ou au fusain sur le quadrilatère voisin et, “méticulo-reptilien”, progressa lentement sur le revêtement, carré après carré, rangée après rangée, à un rythme régulier qui fit fulminer puis anesthésia l’autorité bottée. Au bout de deux d’heures, il fit signe au “plein de soupe” postillonnant les ordres éructés qu’il devait aller au “donjon médiéval” où on l’avait averti de surplus dormants. Soupçonneux au possible, “le gélatineux” l’accompagna flanqué de ses deux mitraillettes à pattes dans les soubassements humides du château côté partie terrestre. Jean disparu dans les antres mycologiques du pendant agreste de la grande carcasse gracile lancée sur la rivière. Il y farfouilla un temps puis plus du tout avant de réapparaître, tout sali, aux frontières de l’inquiétude teutonne, les bras chargés de carreaux intacts, tuffeaux et ardoises mélangés en mille-feuilles géant dans le berceau de ses bras musculeux. “Ach ! Ja ! Ja !” psalmodia la barrique outre-rhénane en lui déblayant le passage avec une obséquiosité impatiente et un regard furieux s’adoucissant à la compréhension de l’obscure tâche. La tête renversée au-dessus d’un dos cambré, soufflant comme un bœuf sous la charge et le joug, aveuglé, le plein ciel ou un parcellaire plafond pour seuls horizons, Jean suivit les indications d’un chef de guère transformé en cornac pour artisan, grâce à sa compétence naturelle en son métier d’homme à tout réparer, depuis les fondations de la tour des Marques jusqu’à bon port via le petit pont. Arrivé à l’orée de son ouvrage du jour, son guide tempêta deux aboiements et les mitraillettes tombèrent des épaules et leurs propriétaires accoururent débarrasser le bourrin de son lest. Il souffla un bon coup après une paire de mercis, s’essuya le visage avec un mouchoir d’une superficie improbable puis, avant même que le gros chef ne fît une remarque, en sortit un autre en feutre avec lequel il entama, d’une infinie précaution, le nettoyage des carreaux d’importation souterraine. Vautré sur le sol inégal, il les classa ensuite par variation de teintes en les comparant un par un à tous les limitrophes des manquants. Sans perdre de temps, il prépara sa colle et entama la pose.

     Par roulement, les trois vert-de-gris allèrent manger. Lorsque, repu et somnolent, le gros chef intima l’ordre à Jean de faire une pause déjeuner, celui-ci le dévisagea de son regard de veau mort et lui désigna timidement une besace en bord de fenêtre sur laquelle trônait un sandwich à la purée, déjà bien entamé, absolument pas bourratif pour qui ne fait qu’un repas par jour. En revanche, il signifia qu’on lui remplît sa gourde d’eau si cela était possible. Il avançait tellement bien dans son travail à mi-galerie que le chef se déplaça lui même sans s’en rendre compte. Rendu à la dernière rangée, il revint brusquement sur ses pas et tapota de son petit marteau énervant sur les premiers scellements à la plus grande stupeur des Boches qui le suivirent de la mitraillette et du menton en se questionnant du regard. Le survol de ses rapiéçages accompli, il se redressa avec le grand sourire du tâcheron se sachant arrivé là où il l’avait voulu. Soulagé par le rendu esthétique du résultat, validé par la satisfaction de l’artisan, le chef Vandale s’exclama “Weg ! Sofort !” en congédiant ses porte-flingues inutiles et glandeurs d’un geste de l’avant-bras tout en condescendance. Jean finissait ses derniers décilitres de colle à la main en fixant machinalement la rivière-frontière par une des fenêtres de la jolie bâtisse. Il sourit, l’air absent, au sous-Schtroumpfuhrer qui contempla le panorama à son tour d’un air entendu mil fois.

     Pour l’ultime remplacement, en prière au-dessus de l’absent, Jean hésitait entre le bon choix et son alternative. Soudain il siffla de façon suraiguë, le “gros plein de soupe” vasouillard en sursauta puis se retourna stupéfait. Jean semblait soupeser un carré en chaque main en battant des paupières sur des yeux rougis par une dure journée de labeur. Inconsciemment flatté par cette familière sollicitation aux accents artistiques, le Fritz couperosé génuflexa pour choisir le carrelage ad hoc. Son choix fait après maintes hésitations, contorsionné vers la lumière blanche tombant d’un des rectangles d’azur, il tendit martialement l’élu à l’ouvrier qui se prostra à nouveau à la vitesse de l’éclair. Encollé, posé, essuyé, ce parachèvement était indétectable à l’instar de ses congénères placés et sournoisement patinés du jour. Les mains sur les genoux puis sur les reins, Jean se releva péniblement dans un long râle et rangea ses affaires, consciencieusement nettoyées, avec une maniaquerie proche de l’égarement. De son côté, la patience fridoline avait la mèche courte, un “schnell !” des familles et son écho retentirent bientôt dans la longue salle.

     _ Inutile de crier, pourceau, je ne repars pas avec toi, dit Jean d’une voix posée un peu lasse.

     _ Was !? s’étrangla le Doryphore gozillesque en prenant huit bars de pression en une fraction de seconde.

     _ Parce qu’à cette extrémité-ci de la salle, je suis de l’autre coté du pont, en zone libre, articula lentement Jean, l’air benêt et ravi.

     Le gros porc de Francfort roula des billes de loto et voulu sortir son Luger mais découvrit son pistolet à la ceinture du “sous-traité” lui mimant la soupesée des deux carreaux finalistes vieille de quelques minutes. La face du connard de Weimar sur le retour se décomposa. La couperose avait d’inesthétiques reflets verts inédits. Devant l’air interdit du Tourangeau un rien penaud, le sous-Schtroumpfuhrer eut un rire sardonique irrépressible puis hurla “Wachen ! Wachen !”, les yeux habités de mépris et de haine, fasciné par cette proie incapable de ne serait-ce qu’empoigner son arme. Mais la placidité de l’autochtone entendant les pas lourds des deux babouins enfouraillés accourant vers eux intrigua bien vite l’oppresseur oppressé qui en perdit son sourire carnassier et le feu de son regard. La paire de prix Nobel, ayant partagée avec le manœuvre un petit coup de Vouvray soporifique en l’absence de leur supérieur, apparut à l’autre bout du “pont de Diane”. “Schiessen ! Dumpköpfe ! Schiessen !” vociféra la baderne en désignant Jean d’un doigt impérieux et frénétique à l’imminente volée de plomb. Les deux tartes au poil obtempérèrent en écrasant leur queue de détente. Rien ne se passa sous les vitupérations assourdissantes de leur chef quasi violine de rage. Le binôme secoua ses armes mais rien ne se produisit sinon un bruit étrange qui leur fit tendre l’oreille de concert. Hors d’haleine, le balourd de Hambourg, la lippe violacée, souillé de bave jusqu’au menton, se tourna vers le laborieux restaurateur qui venait de placidement enfiler sa besace. “Les deux percuteurs sont sous un carreau… blanc… ou noir. Mais lequel ? J’ai oublié. J’en ai tellement fait” s’excusa un Jean vanné. L’abruti de Westphalie contempla éberlué les trois-cent-soixante mètres carrés camouflés dalmatien de l’immense pièce. “En tout cas, merci pour l’eau fraîche que vous m’avez apporté de vos blanches mains puisque c’est à peu près tout ce que vous savez en faire et… bonne fin de guerre !?” sourit poliment l’artisan rompu avant de s’éclipser par la cheminée purement décorative en bout de galerie masquant une porte sur le sud et l’affranchissement prolétaire. Les trois hommes se précipitèrent sur les carrelages douteux et les fracassèrent à coup de crosses mais ne retrouvèrent pas leurs percuteurs chéris. Jean le céréen s’éloigna, côté zone libre, avec son sac fétiche et son inséparable boite à outils.

     C’est toujours navrant cette inclination qu’ont les gens à vous penser inférieur intellectuellement sitôt que vous savez faire quelque chose de vos mains. Les mêmes, sans doute, qui vous jugent faibles si vous avez la tare d’être gentil. Les trois grugés furent passés par les armes, contre tous les règlements, le lendemain à l’aube sur l’ordre fulminé d’un Schtroumpfuhrer hystérique à la seule idée de célébrer son anniversaire sur un carrelage dévasté par des feldgendarmes chargés par lui de sa rénovation expresse. Le nuage de poudre du peloton d’exécution pas encore dissipé, une rafle tapissière fut ordonnée et une soixantaine de paillassons et carpettes furent réquisitionnés et jetés sur le sol désormais chaotique de cette partie du château.

     Il est d’autant plus facile de feinter les patrouilles lorsque l’on est natif de Céré-la-Ronde quand tout le monde vous pense de Benais. Bref, ainsi se volatilisa Jean mais tel n’est pas notre propos comme vous l’aurez déjà compris. Fille de l’air, il en fut encore plus détesté absent que présent à la botte des Allemands. A juste titre. Cela faisait depuis l’annonce de la nouba boche que le réseau “Fors Cher” fantasmait sur un plan qui aurait pu se dérouler sans accroc s’il n’y avait eu l’escapade de ce façonnier magnifique. Du moins, l’a-t-on volontiers laissé croire.

     _ J’ai trouvé le moyen de faire passer ta cohorte de fuyards en zone libre, souffla Max à son contact.

     Vincent écarquilla les yeux puis se rembrunit aussitôt.

     _ Si c’est encore le coup du bateau qui traverse puis qui traverse plus, pour finalement faire tuer deux hommes et en donner quatre autres…

     _ Non. Il va y avoir une fête au château de Chenonceau avec grand rassemblement des grosses légumes de la région et plein de garnitures à mitraillette tout autour…

     _ Donc moins de patrouilles sur la rive et dans les bois environnants ! interjecta Vincent. Ils vont forcément devoir s’affaiblir quelque part. Comment savoir où ? fronça-t-il soudain.

     _ On s’en fout.

     _ Plait-il ?

     _ On s’en carre et contrecarre. On laisse ça au marché noir et à ses pousse-mégots qui font le trottoir.

     _ Moins je comprends et plus j’ai peur.

     _ Laisse faire les artistes. Plus que jamais… laisse faire les artistes.

     Une double contrariété survint cependant. L’envolée de Jean l’idiot ayant fait la nique aux Frisous et de lourdes manœuvres avancées en catastrophe divisèrent le temps de fabrication et multiplièrent les armées chargées de la garde de l’endroit par deux. Le travail ne fut donc fourni qu’à moitié à la date fatidique : huit coupes de cheveux à la con, certes, mais seulement un nez et une veste par binôme et une immonde verrue par paire de joues gauches.

     Sur les quinze serveurs en livrée blanche devant assurer le service seuls douze étaient des professionnels ou assimilés. Ce fut d’ailleurs à eux que l’on confia la tâche d’approvisionner le château. Ils s’y employèrent toute la journée avec moultes caisses entassées dans les étages dédiés au personnel. Celles-ci délivrèrent beaucoup plus de viandes que prévues et nécessaires en la chambre “César de Vendôme”. Le soir venu, les brigades tournèrent en un ballet bien huilé. Max, Vincent, Gustave Fouiquai, Calliste et huit loufiats professionnels s’échelonnaient sur les quatre premiers cinquièmes de la galerie pendant que “la verrue”, “le tarbouif en fraise” et “le blondinet” galopaient systématiquement à l’autre bout de la pièce où un chauffe-plat avait été installé derrière un paravent. D’abord lent, le rythme d’encombrement et de décombrement de la tablée magnifique s’était intensifié en même temps que l’alcoolisation des invités. On partait à trois servir les quarante-quatre braillards du bout de la table et l’on revenait à deux avec un nez ou une verrue dans la poche et deux vestes blanches sur le dos abandonnant un gros vide qui sentait bon la luzerne coupée derrière le paravent cache-misère devenu cache-bonheur en vérité. La fête se déroula comme dans un rêve. Les deux-cent-dix-huit convives furent ravis du bien manger, du boire bon et de la classe du service, de son efficacité et des moqueries qu’ils échangèrent à propos des physiques des différents serveurs. L’un avait une verrue ignoble sur la joue, un autre, blond, avait une coupe de cheveux ridicule, un troisième avait un tubercule tubéreux à la place du tarin.

     Cette nuit là, vingt-quatre résistants du réseau démantelé “Leber” passèrent la ligne de démarcation de la plus originale des façons qui soient : une serviette immaculée sur la manche d’une veste blanche repérable à des kilomètres, le buste légèrement incliné, l’obséquiosité en bandoulière et du succulent comestible plein les bras. Mais aucun coup de feu ne claqua depuis les six-cent-quatre-vingts armes présentes sur le site. Tous sortirent de là euphoriques : deux-cent-dix-huit Teutons, repus et torchés, par la porte nord après s’être défaits de leur ceinture et vingt-quatre gaulois apeurés, voire incrédules, par la porte sud après s’être débarrassés de leur ajout facial et disgracieux pour deux et de leur veste sur mesure d’un autre parfois.

     Suite à l’échappée du carreleur, douze personnels, sollicités en renfort par la kommandantur auprès de la gendarmerie française la plus proche en zone libre, avaient gardé la porte sud et égrainé au cœur de la nuit et de l’ennui vingt-quatre “extras” rentrant chez eux à la fin de leur service. Tous faussement et inutilement domiciliés à Mérinchal, commune creusoise berceau de la rivière Cher, puisque aucun gendarme ne prit la peine de contrôler ces travailleurs des ténèbres, fuyards improbables, n’ayant que des “y en n’a plus pour long”, “ça touche à sa fin” ou encore “y sont ronds comme des queues de pelle” à leur adresse en réconfort. Certains, les plus couillus, poussèrent même l’impudence jusqu’à crier “Mérinchal nous foilà !” après quelques mètres en zone “nono” avec un fort accent alsacien.

     Aux premiers frimas, la kommandantur de Tours fut partiellement détruite par l’explosion de sa chaufferie. Personne ne fit jamais le lien.

     Un quart de siècle après la fin de la guerre, des survivants des deux camps furent réunis au château de Chenonceau suite à un article intitulé “Entourloupe à califourchon” paru dans le “Tout feu Touraine”, périodique local et sourcilleux quant aux comportements de ses aînés et contemporains en temps de guerre. Découvrant la supercherie, à base d’apparences et d’appendices, des officiers allemands eurent honte. Pour la première fois. Quelques-uns refusèrent même de serrer la main de Jean Fechter, une des deux têtes du réseau “Fors cher” de l’époque, maçon puis quincaillier retraité. Juste quincaillier. Que maçon.

“Moque-toi du détail et tu rateras l’essentiel”.

                                                                         Emmanuel de Grouchy

Signaler ce texte