Chimèreville ou Léo et Tagada font du vilain
koss-ultane
Chimèreville ou Leo et Tagada font du vilain
Leo était horloger de métier et, lorsqu’il en avait fini avec son travail de précision, allait piquer une tête dans le lac en face de chez lui les chaudes après-midis d’été.
Chimère-sur-dégoulin, en la région du Buble, trois-cent-quarante-trois habitants, zéro résistant, zéro collabo, dix fusillés… entre autres.
Tagada et Tsoin-tsoin faisaient leur petit tour habituel de milieu d’après-midi après un frugal mais arrosé repas chez “Nénesse et Riton”, le seul rade, trois villages alentour, qui servait encore de la cave et de la cochonnerie aux sinistrés de cette guerre sans fin et avec. Chacun ses habitudes, Tsoin-tsoin montait à ses risques et périls sur la rambarde du pont ferroviaire afin de pisser au vent mauvais, car souvent contraire, dans le Dégoulin, la rivière locale, et de se prouver, ainsi qu’à la face du monde, qu’il n’était pas gris. Ce qui était vrai puisqu’ils étaient aussi noirs l’un que l’autre. Mais un ne voulait jamais l’admettre pendant que l’autre s’en fichait éperdument puisque c’était là son état normal, semblait-il à tout le monde, depuis toujours. Tagada, lui, préférait le plus classique “coin aux champignons” en bord du-dit Dégoulin pour soulager sa micro-vessie. Après cette double cascade se profilait l’épreuve reine de l’après boire et l’avant quatre-heures, la sieste. Plusieurs options étaient chaque fois débattues et vite tranchées par Tsoin-tsoin. Ce jour là, les “bois de justice” furent élus ou plutôt leur charmante orée qui donnait sur le champ de blé fraîchement moissonné du père Tucorn.
Quel homme normalement constitué et délicieusement las de la vie peut résister à une jolie meule ?
D’éventuels nuisibles promptement chassés par circonvolutions et piétinements savamment étudiés, mêlant inné, acquis et beaujolais, les deux inséparables comparses s’affalaient bientôt afin de se débarrasser de leur noirceur réciproque, brûler quelques calories et faire de la place pour les fruits des bois, prochaines victimes désignées des deux “céréales killers”.
Sitôt une meule ronflante en route pour le pays des rêves de fin de guerre et début de réapprovisionnement pour les civils en paix plutôt que pour les militaires en campagne, une fougère en lisière de champ laissa la place au visage fin et aux lunettes rondes de Leo. Lui aussi coupait souvent par les “bois de justice” afin de s’offrir son petit moment de détente rien qu’à lui. Il n’en avait même jamais parlé à Theo. Son meilleur ami par défaut comme on peut en trouver lorsque les atomes ne sont qu’à peine arqués, par l’exception de circonstances qui durent, au lieu d’être furieusement crochus. On va alors au moins pire. Leo n’avait qu’une idée en tête à cette heure, l’eau cristalline et bienfaisante du Dégoulin dans la vasque naturelle au pied de la marche d’un mètre, pompeusement appelée “cascade” par les autochtones. Endroit où on l’avait baptisé “Dégrolin” à cause de cette fantaisie géologique. Ce grand blond de vingt-cinq ans et toutes ses dents, ordonné et pondéré, pliait toujours ses affaires avec minuties afin qu’aucune trace ne vint trahir son penchant aquatique caché. Chacun ses prérogatives, celle du grouillot du bas d’échelle, gris, effacé par le nombre et la vastitude des tâches et pays conquis, était de se fondre, au point de se dissoudre facilement deux heures par jour, dans une solution d’escampette. Tout militaire honnête, inoccupé ou d’occupation, vous confiera que le plus pénible est souvent d’être là. L’absence s’habille alors de tous les atours, toutes les qualités qu’un pesant présent a perdu fut-il futile. La piétaille dans la boue et la hiérarchie dans la colle, c’est bien connu. Lorsqu’en plus vous avez la chance de vous appelez Müller, Martin ou Smith, comme le tiers de vos compatriotes, toutes les escapades vous sont permises. Les militaires de tous les pays ont compris que ne rien faire est suspect mais que de ne rien faire depuis cinq heures du matin impressionne toujours la courge basique qui constitue le gros des rangs civils fans de kaki.
Plié en deux, un œil sur le binôme endormi, Leo s’avance en tapinois dans les «bois de justice» et glisse jusqu’au bord du Dégoulin tout proche. Il y découvre pour la première fois des champignons qu’il s’empresse de saisir avant de réaliser qu’ils ont assez d’urée et reniflent assez peu le gai sous-bois. La chaleur étouffante de ces dernières heures semblait atteindre son paroxysme désormais. Au lieu de s’en lamenter, Leo s’en réjouissait maintenant et pendant les deux prochaines heures. Sa haute silhouette courbée, sur plus de deux kilomètres, avait dopé sa sensation d’étouffement. Enfin, il arrivait. Comme à chaque fois qu’il investissait les lieux, il espionnait la joliesse de l’endroit en se demandant quel importun allait bien pouvoir venir lui gâcher sa paire d’heures et s’il allait devoir faire montre de cette autorité qui lui faisait naturellement défaut mais qu’une telle contrariété lui ferait peut-être pousser spontanément. L’eau était claire et le site net. Impatient, il avait entamé son effeuillage parmi les fougères. Plus âgé d’un nu intégral, il se glissait dans son dernier bain.
Comme d’habitude, réveillé par une envie enfantine de goûter et assommé par un casque qui semblait être enfoncé jusqu’à sa troisième cervicale, Tsoin-tsoin émergeait seul au pied de sa meule. Unique amateur de fruits des bois, contrairement à Tagada qui préférait du plus substantiel, comme il aimait à le répéter, Tsoin-tsoin partit immédiatement en quête de baies et autres vergers mal protégés. Eveillé, sans jamais tout à fait en avoir l’air, la bouche pâteuse et le reste dans le pâté, il progressait en subtiles lignes brisées à travers champs coupés et bois sur pied. Un petit quart d’heure de pose de godillots incertains et un vissage de rondelle plus tard, il appelait Tagada toutes les trois volées de fraises des bois.
_ Oh ! T’as trouvé du chocolat mon salaud ! Mais comment tu te débrouilles ?! Une fraise ? Non. Alors c’est pour la route. Oh ! Hisse ! Diable qu’la terre est basse c’t’année !
Les deux compères, rassasiés jusqu’au souper, divaguaient par monts et par vaux jusqu’au soir. Heureux et libres. Plus loin, le Dégoulin passait sur les terres du manoir de Fefeu, siège de la Kommandantur pour toute la région du Buble. Une molle alarme y fut donnée en fin de soirée en constatant l’absence du caporal Leo Müller. Parce que son supérieur hiérarchique savait qu’il n’avait pas à faire à un loup parmi les loups en parlant de ce “Gefreites” guère vaillant et souvent défaillant à bien des égards, il pencha d’instinct pour une désertion. Un coup de cafard pour ce soldat qui n’avait jamais quitté les dernières lignes et n’avait jamais non plus, à ce titre, eu le droit de rentrer chez lui. Mais, lorsqu’à six heures du matin une sentinelle repêcha une veste d’uniforme d’entre les branches d’un arbre à demi noyé dans le Dégoulin au nom de “L.Müller”, il eut un frisson d’effroi de ne pas en avoir prévenu sur le champ la hyène au faciès porcin qui lui servait de supérieur hiérarchique. Il feignit la surprise et tous partirent à sa recherche. Une rafle fut décidée en représailles à tout hasard. Dès huit heures, les portes de fermes et maisons à l’entrée du village cédèrent sous les coups des sbires chargés de la basse besogne. Le cours du Dégoulin remonté au pas de charge, ils retrouvèrent le corps posé sous l’eau claire de la vasque ombragée et ses affaires chamboulées au carrefour de la retenue naturelle et de la berge où la rivière reprenait son débit normal.
Neuf hommes avaient été réunis devant un calvaire lorsqu’un garde souleva les linges douteux en guise porte d’une cabane approximative. Tsoin-tsoin et Tagada en furent sortis très vite. Les deux complices furent mis en ligne avec les autres devant une plaque qui rappelle leurs noms aujourd’hui. Des dénommés “Soin Tristan”, trente-neuf ans, et “Tucorn Gervais”, quatre-vingt-un ans en achèvent la liste.
A huit heures onze, les matins de guerre, personne ne prend le temps de constater une hydrocution, des traces marrons au-dessus d’une poche de veste détrempée et un peu de chocolat sur la truffe d’un chien noir appelé Tagada.