CHIPTON VILLE

Laure Cassus

Nous sommes en 2095, on reconstruit ...

 

Le site de Chipton ville avait été installé sur une cité anciennement nommée Hambourg, devenue dans les années 2030, le Berlin des années 2000, le Londres des années 1970, le Paris des années 1920. Sa notoriété avait grimpé en même temps que le gradient thermique qu'on avait un temps appelé Le réchauffement climatique.

Paris était maintenant marécageuse, Londres et Barcelone sous l'eau et Madrid un mémorial du catholicisme et de l'inquisition. Quant à Berlin et son canton, la Pologne et une partie de la Russie, ils étaient à présent membres de la confédération helvétique, neutres et non militarisés. Il en était de même pour Israël et la Palestine, helvétisées dès 2014.

Chipton ville ne sentait plus vraiment le hareng et autres saumons fraîchement prélevés d'un élevage de la mer du Nord. C'était un parc végétalisé où régnaient biodiversité, oiseaux, jardins aquatiques et minéraux, serres, biotopes, immeubles écosystémisés du sous-sol à la toiture.

La culture du vivant y était devenue le premier enseignement, dispensé de façon généralisée à tous les enfants de 3 à 12 ans, avec certification agronomique en fin de cursus. Entre 12 et 25 ans les enseignements passaient à la culture de soi, de son physique, sa sexualité, sa beauté, sa santé mais aussi son relationnel, ses qualités humaines, où coopération, humour et tolérance étaient des objectifs de fin d'étude, validés sur modules de mises en situations. Les ados vivaient en banlieue, histoire de découvrir l'autonomie et surtout de ne pas faire chier le monde au sein des cellules familiales.

Au-delà de 25 ans et jusqu'à 60 ans, l'on se consacrait à la quête extérieure à soi, le patrimoine actuel et passé, l'histoire, les arts, les philosophies humaines, la théologie, la littérature et toutes les réalisations réussies de certains humains ayant proposé un message fort au monde. Au-delà de 60 ans, on était ainsi prêt pour une cessation de vie éventuelle (mais qui n'arrivait que tardivement), on avait un beau parcours, et il devenait alors nécessaire de rendre à la société ce qu'elle avait donné. Ainsi chacun devenait enseignant pour les autres, dans tous les secteurs de la vie active.

A Chipton ville, tout étant basé sur la formation au long de la vie, il n'y avait plus de conflits entre les gens. Les familles n'existaient plus en tant que telles, elles étaient composées autour d'un projet collectif d'intérêts partagés au sein d'une cellule transgénérationnelle temporaire, qui se recomposerait à chaque palier de l'enfant, à 12 ans, 25 ans, 60 ans, notamment.

Les besoins fondamentaux étaient satisfaits par l'automatisation généralisée de toute la production et sur le plan énergétique, un système original consistait à extraire l'énergie visuelle générée par la consultation d'internet. En screen consultation continue, les infos, scoops, etc étaient objets de spéculation. Le groupe humain surfant sans cesse créait ainsi des zones de vagues favorisant tel ou tel contenu (les buzz). Une info très partagée voyait son potentiel de consultation augmenter et acquérir tout simplement une énergie potentielle, exactement comme l'énergie potentielle contenue dans l'eau en haut d'un barrage avant sa libération, ou celle d'une vague avant sa rencontre avec un obstacle l'obligeant à se libérer sur la plage.

Il y avait donc une spéculation spontanée sur la valeur des infos pouvant augmenter l'audience et ce sont ces échanges, uniquement basés sur le jeu spéculatif, qui fournissait des gains, ensuite mis en commun de façon à faire vivre tout le monde dans des conditions décentes d'existence. En choisissant les sujets web qu'on faisait entrer dans nos têtes, on réalisait du crowfunding sans s'en rendre compte, générant une économie du pari, qui n'était pas bien différente des paris boursiers basés sur l'augmentation de production par le travail humain jusqu'au début du 21ème siècle.

En souvenir de ce qu'avaient été les autres environnements citadins en leur temps, de vastes sons et lumières étaient composés et projetés sur les bâtiments le week end. L'on voyageait ainsi dans Chipton ville devenue pour deux jours Pékin, Vienne ou Tripoli. Cela facilitait la découverte historique d'une époque révolue qu'il n'était pas si facile de comprendre. De même, des vidéos de création artistique faisaient leur happening à l'envie et plutôt en nocturne. Il y avait toujours quelque chose à voir, à partager, à commenter de façon collective. Les enfants organisaient de temps en temps des transes au beau milieu du territoire des 12-25 ans, car on ne refuse pas aux enfants quand ils veulent organiser une fête. C'était aussi la meilleure façon qu'avait trouvé le système d'encanailler les plus vieux, de mettre un peu la pression aux ados dans leur mode de zonage en bandes hiérarchisées tout en permettant aux petits de se projeter dans le futur âge d'or.

Pour les personnes qui ne craignaient pas l'ennui, de vastes espaces permettaient de se retirer du monde et de faire le point sur l'intérêt de l'existence humaine.

Cette expérience était au départ financée  par des entreprises holistiques globales car comme toujours, il était important de prendre l'argent là où il se trouvait. La croyance avait jusque là toujours fonctionné comme la meilleure des pinces pouce-index pour tirer sur la fermeture du portefeuille et en extraire les fameux billets.

Une fois tout cet argent investi en équipements numériques et robots, la sélection des habitants s'était faite sur dossier et les parcours de vie avaient été examinés dans le détail. On exclut tout naturellement les méchants capitalistes.

Ce fut une erreur.

Au bout de deux générations les enfants des Chiptonvilliens eurent besoin de créer leur propre société partant sur du neuf qui n'avait jamais été fait. Alors des cours en accéléré furent mis en place sur les modes de vie ancestraux des villes du 20ème au 21ème siècle. On découvrit qu'il avait été possible de vivre autrefois en déclarant des villes et des pays en faillite. Ce mot devint extrêmement trendy, car la faille n'était plus si courante à Chipton. La faillitisation de l'autre devint le nouveau challenge relationnel et de fil en aiguille, on repartit sur un joyeux bordel capitalistique et vautourisé.

Ceux qui avaient eu des arrière-arrière-grands-parents ultra capitalistes ressortirent les archives et ré-écrirent le langage de la prédation généralisée. Ce retour aux traditions fut un virage qui se répandit comme une traînée de poudre dans les nouvelles générations.

Alors les robots constamment au boulot firent grève pour empêcher le système de régresser et de les exclure à nouveau. Les denrées furent bloquées aux portes des exploitations, les enfants sous influence cessèrent d'arroser les plants des immeubles, les ados descendirent en centre-ville mettre le bordel, plus personne ne mangeait à sa faim, on découpa des vieux, les adultes les plus responsables se cotisèrent pour négocier une bombe auprès des robots dissidents.

Finalement, des pactes furent signés entre générations, entre villes du monde puis entre robots et humains, de façon à ce que cette bombe ne soit jamais utilisée. Et en effet, elle ne le fût pas.

Tout revint dans l'ordre initial du développement personnel collaboratif en bonne harmonie avec la mécanique de production.

Puis il y eu un feu de forêt et la ville s'excita à nouveau avec les arguments du passé, toujours aussi obsolètes mais qui avait eu leur heure de gloire alors et qui permettaient à certains de la ramener davantage que d'autres.

Enfin arriva un vaisseau spatial venu éclaircir la situation. Du haut de sa soucoupe, le géant dit « Et la lumière fût..."

Et avant que chacun ait pu vérifier, penché sur son portable, à qui exactement il se référait, Il  fit tout péter dans une grande gerbe de lumière puis expliqua aux survivants que jouer à se faire peur était le meilleur moyen de progresser sur le dos son voisin. Et que c'était à eux de choisir.

La suite vous la reconnaitrez, ou alors je recommande Wikipedia dans son intégralité. 


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