CHUT !

amisdesmots

Chapitre 3



Son enfance n'avait été que misères, brimades et déceptions, de quoi remplir un homme d'amertume et le laisser indifférent aux cadeaux.

Il se résout néanmoins à défaire l'emballage. Cette Ophélie Latombe est une effrontée, elle vient de lui offrir son propre livre, agrémenté des corrections qu'elle a jugé opportunes. Pour qui se prend t-elle ? Une référence incontournable de la littérature, une déesse bien intentionnée penchée sur le berceau d'un auteur nouveau-né ? Toutes les pages sont griffonnées avec un crayon à papier, elle ne trouve aucun mot juste, aucune phrase bien tournée, aucun chapitre à sa place..

Pour qui se prend t-elle ! répète t-il abasourdi. Il regrettait de l'avoir chassée de sa chambre, Il aurait bien voulu qu'elle s'explique, mais peut- être avait-elle prévu que le rustre Jean-Pierre Rand, peu habitué pour le moment au rôle de Guillaume Apolinaure, n'ouvrirait pas le cadeau en sa présence. Qu'aurait-elle fait si tel avait été le cas ?


Fragilisé dans son amour propre, il téléphona à son Éditeur pour avoir un compliment. Celui-ci l'assura qu'il avait fait un très bon roman, que les lecteurs se l'arrachaient mais qu'il était dorénavant primordial de se plier à toutes les interviews.


Je n'ai pas besoin de vos conseils. Laissez-moi faire ce que je veux.


Il lui rappela qu'ils avaient signé un contrat.


Et alors ? S'il s'agit d'une chaîne, autant la briser tout de suite. Vous connaissez Ophélie Latombe ? Vous savez ce qu'elle a fait hier soir ? Elle s'est permis de corriger mon livre, et de me l'offrir. Quelle salope ! Enfin, vous voyez bien que ce que j'écris n'est pas parfait. Remarquez que je pourrais parfaitement lui renvoyer moi aussi ses livres corrigés, agrémentés de mes commentaires.


Vous commencez à devenir susceptible, c'est signe que vous croyez en vous et que vous ne supportez pas d'être remis en cause.


C'est pas ça ! Qu'est-ce qu'elle y connaît à la terre, cette fille de riches trop bien nourrie ? ça se voit à sa mine, elle pète dans la soie. D'ailleurs, il a fallu que je lui parle de son cul pour qu'elle me laisse tranquille. Elle est vraiment stupide.


Vous n'auriez pas dû la prendre de haut, elle est capable de tout, elle est comment dire…un peu….



Un peu folle, c'est ça ? Je n'en crois rien, elle n'est certainement pas plus folle que moi, elle fait semblant comme nous tous. Elle se donne en spectacle lors d'émissions littéraires, elle fait celle qui est normale et, de temps en temps lorsque la caméra la filme, elle invente un tic particulier, un regard vague de shootée, elle prend sa voix de gamine effrayée lorsqu'on l'interroge tout ça pour attendrir le lectorat masculin. Allez, ne me racontez pas d'histoires.


Il se rendit compte qu'André Laumière avait raccroché, fatigué sans doute par ses histoires récurrentes sur les écrivains vendus aux médias. Jean-Pierre Rand résista pour rendre la monnaie de sa pièce à Ophélie Latombe elle en aurait peut être tirée une certaine fierté. Avec délice, Il s'imaginait déjà en train de supprimer des passages entiers du dernier opus de l'écrivaine avant de lui expédier par la Poste. Il l'imaginait encore, jurant de ses verbes de femelle vexée, le maudissant, prévoyant sur le champ sa vengeance à venir. L'éditeur d' Ophélie Latombe bien intentionné, la voyant en larmes, aux bords de la crise de nerfs, aurait bien tenté en vain de la calmer en lui lançant une connerie monumentale du style : « Ce sont les règles du jeu, Ophélie, vous le savez bien ». Elle l'aurait frappé comme une furie et lui, par peur de perdre la face, aurait encaissé les coups comme un lâche en lui disant : « Partez, je vous pardonne ». Oui peut être que cela se passerait ainsi !


Jean-Pierre Rand ne ferait pas cela, il ne lui retournerait pas ses livres. D'ailleurs, pour tout dire, il n'avait aucune envie d'en acheter un. Il ne lisait que des poèmes de Ronsard, des nouvelles de Maupassant et, en boucle l'un après l'autre, les livres de Victor Hugo. Il lui semblait que tout avait été dit, dans ces œuvres complètes. Il les aimait toutes mais sa culture littéraire s'arrêtait là et les journalistes se gardaient bien de lui demander un avis sur l'actualité du moment car il le clamait haut et fort, il n'y connaissait pas grand-chose, et si cela posait un problème. Fin de l'interview ! au choix et à l'initiative du journaliste ou à la sienne. Qu'ils aillent se faire pendre ailleurs.


Jean Pierre ne voulait pas savoir ce qu'écrivait Ophélie Latombe, il lui suffisait de l'imaginer. Des histoires racoleuses. Impensable pour elle de pondre une histoire intelligente sans qu'elle soit indigeste. Impossible pour elle d'écrire des pages de gros mots. Impossible de casser son image d'écrivaine prolixe et raisonnable. Á coup sûr, s'il lui prenait l'envie d'acquérir un de ses livres, il serait déçu.


Il reçut un premier versement de son éditeur. Il pensait que l'écriture ne nourrissait pas son homme, que c'était juste indispensable à sa survie, Il regardait son relevé de compte et avait honte, honte d'avoir fait couper tous ces arbres, honte d'avoir déversé chez des inconnus ses images mentales, ses espérances folles, ses regrets amers, honte de leur avoir imposé quelque chose. Qui était-il au juste pour se permettre une telle audace ? Jean-Pierre Rand n'aimait pas les écrivains et ne se considérait pas des leurs. Snobisme d'un paysan mal dégrossi ? Fierté du puriste empreint d'idéal ? Non, il ne faisait pas le même travail que les autres. En regardant son relevé de compte, il se rappela la ferme, le dur labeur, le froid, l'inquiétude, les récoltes décevantes, sa mère morte. Il reprit son livre page vingt-cinq : « elle avala une dernière gorgée de soupe, toussa  puis au lieu de reprendre son souffle, elle mourut. Quatre-vingt-dix ans de labeur pour mourir après sa soupe. » Pourquoi les gens avaient-ils trouvé cela intéressant ? Tout le monde meurt, cette mort en valait une autre, elle n'était ni plus, ni moins émouvante qu'une autre mort. Il aurait pu en rajouter comme l'aurait fait Ophélie Latombe, en faire des tonnes et des tonnes, en implorant la pitié d'un Dieu qui n'en avait rien à faire, haïr sa condition de paysan, exhiber sa haine des bourgeois, cracher sur des tombes… non, ça c'était déjà fait ! Il n'avait rien rajouté : Tout était dit.


Avec un bonheur indescriptible, Jean pierre Rand passait des heures à fabriquer des phrases puis à dormir. Rythme à deux temps : production – repos. Quelques vêtements, des chaussons, une pipe, des cahiers, des stylos partout, des soirées chez le Petit Bougnat, des souvenirs d'avant et, depuis peu, des séances interminables de dédicaces, des prises de gueule quand il en avait ras-le-bol. Tout ça tournait en rond, une, deux.


Il feuillette son livre jusqu'à la dernière page et découvre une feuille de platane séchée tenue avec un morceau de papier collant. Ophélie Latombe a écrit : « Je suis comme elle, arrosez-moi. » Il n'est même pas ému, c'est trop facile, il le sait. Il aurait pu faire la même chose. Il renifle le papier, il ne sent rien, soulève la feuille délicatement, il n'y a rien dessous. Quelle drôle de fille. Bien sûr, il aurait pu acheter un de ses livres et lui retourner avec une autre énigme par exemple « Minuit moins cinq ». Établir entre eux un mystérieux contact, lui écrire encore « J'aime vos bottines » ou « Je déteste votre odeur », ne plus répondre à ses tentatives de correspondance pendant plusieurs mois et recommencer. Il ignorait si cela était une pratique courante entre écrivains : faire semblant de s'intéresser à un confrère. Peut-être essayait-elle de lui dire autre chose sans y parvenir. Ophélie Latombe était une handicapée de la parole et il s'étonnait qu'elle parvienne à surmonter son état affectif lorsqu'elle s'exprimait en public. Pourquoi n'avait-elle pas écrit sur ce papier : « Rejoignez-moi » ? Cela aurait été infiniment plus clair. Elle se voulait mystérieuse, elle n'était qu'emmerdante et plus il cherchait à la comprendre, plus il la détestait. Jean-Pierre n'avait pas besoin qu'on s'occupe de lui, qu'on lui montre du respect, de l'affection, ou encore qu'on essaie de l'emprisonner dans un cercle d'initiés.


Le lendemain, il courut à la librairie à deux pas de chez lui. Il entra sans saluer, empesta l'air avec la fumée de sa pipe, faisant tousser et râler les clients présents. Il acheta un livre d'Ophélie Latombe : « Cancrelats ». celui-ci ou un autre... Il ne prit pas la peine d'en lire le résumé. C'est comme s'il avait acheté un cahier de brouillon dans lequel il s'apprêtait à écrire des saloperies. Elle va savoir de quel bois je me chauffe, jura-t-il

à suivre....






Signaler ce texte