Cité Cercueil

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    La cité ne dormait jamais vraiment, elle se reposait. Le crépuscule qui venait amenait une nuit à nulle autre pareille. Chacun des habitants en serait épouvanté le jour venu.

    Un jeune garçon tapait sur son ballon et le réceptionnait de nombreuses fois, il frappait très fort et la balle revenait vers lui après avoir été en collision avec le mur de cette cour intérieure. Après, un rebond, il y eut un léger souffle d'air. Quand cela prit fin, le joueur avait disparu pour toujours. Le ballon continua sa trajectoire jusqu'à l'une des poubelles de l'immeuble et ne bougea plus.

    La planche encaissa le choc de la chute. L'adolescent glissa et le skate lui échappa, il poursuivit sa route deux mètres plus loin et s'arrêta, bloqué par un des bancs de pierre. Il la tint en son milieu et jaugea le spot. Il se plaça au point le plus haut du spot. Il déposa la planche devant lui et cala son pied droit dessus, puis appuya sa jambe gauche sur le sol cimenté. Laissant la pesanteur faire le reste, il descendit la pente à cinquante degrés d'inclinaison, soutenant les soixante kilos de son possesseur. Puis, il y eut comme un mouvement dans l'air, et la planche fut projetée jusqu'aux bosquets au bord du parc. Si, elle ne fut pas brisée, elle était rendue inutilisable tant l'une de ses roulettes avait été désaxée.

    Le magasinier gérait les stocks entre la deuxième et la troisième étagère du hangar. Il intervertissait les emballages suivant la procédure, puis repensa furtivement à ce qu'il avait oublié. Il perçut des sons suspects, comme des piétinements de rats. Convaincu de la proximité d'une autre présence, il se dirigea vivement vers l'origine du bruit. Le silence se fit. Il remarqua les produits qu'il n'avait pas encore remis en place, et se baissa. Une projection de sang éclaboussa le carton avant qu'il ne puisse le toucher.

    Un augure funeste se répandait dans les esprits. Au début, les cas étaient épars, dispersés sur des années. Depuis un mois, les meutes étaient trop récurrentes pour ne pas apparaitre pour ce qu'il était, un schéma préétabli sauvage et appliqué avec exactitude. La presse s'en était emparée, la psychose avait gagné la population comme une vague en profondeur qui progressait sans que la surface bougeât. L'automne était anormalement chaud et une langueur figeait les habitants.

    La secrétaire rentrait de son travail, mais sa collègue qui devait l'accompagner lui fit faux bond au dernier moment. Elle se raisonna, après tout, il ne fallait pas se dominer par la panique. Avant de quitter sa clinique, l'infirmière entendit les macabres nouvelles. Un bras trouvé par là, une tête retrouvée par ici. Ne vous inquiétez pas, car la police veillait, disait-on. Elle jura entre ses dents. Non, elle n'alla pas proposer à l'un de ses camarades masculins de partager un bout de chemin avec elle, elle n'était plus une enfant. Elle gardait une bombe de gaz lacrymogène dans son sac et l'empoigna pour se rassurer. Quelque chose de malsain émanait des rues nocturnes, une malveillance protéiforme qui rampait sur le macadam. À une vingtaine de mètres de haut, elle ressemblait à la proie observée par un oiseau prédateur qui tournoyait entre les nuages denses dans cette nuit où toutes les étoiles avaient été éteintes. Elle remarqua l'énorme différence d'ambiance avec sa dernière promenade dominicale, quasi idyllique, vécue avec son compagnon. L'urbanité dégageait des miasmes, de la puanteur, la raison donnait l'impression d'avoir abdiqué, la société semblait avoir abandonné son rôle de grande organisatrice de ses membres.

    La femme n'était qu'à quelques pâtés de sa voiture, quand elle entendit des pas non loin de là. Elle se retourna et vit une silhouette masculine près d'un lampadaire. Elle se crispa, empoignant avec fébrilité son sac à main. Elle se dit qu'elle se faisait du souci pour rien et bifurqua sur sa droite. Elle jeta un coup d'oeil furtif sur ses arrières. Elle frémit alors que l'homme dont elle ne distinguait pas le visage apparut au fond de la rue. L’individu, de manière plus directe, pressa le pas. Des images mentales de violence submergèrent la jeune femme qui sentit l'angoisse naître dans son ventre. Elle se reprit pour éviter la crise de nerfs, en pensant aux photographies qui l'avaient tant choqué la veille. La peur primitive de l'amputation la gagna. Elle se demandait, perdue dans une légère fièvre macabre, si les pauvres filles étaient mortes avant ou après leurs mutilations, puis ordonna à son imagination d'arrêter de vagabonder à tort et à travers. Après tout, statistiquement, il y avait peu de possibilités sur des millions d'âmes qu'elle fût traquée par le sadique en personne. Et qu'adviendrait-il si elle avait tiré la boule noire sur la roue de la malchance ? L'inconnu la suivait toujours, cela était sûr et certain. Le bruit de ses talons aiguilles sur le pavé résonnait de façon lancinante dans les oreilles de la secrétaire. Aucun autre passant n'était visible sur sa route.

    Manger. Je fouillais les rues, je reniflais les jambes de la femme. En voilà une qui paraissait appétissante, pleine d'éléments nutritifs à déguster. Dévorer. Sur mon passage, des pulsations agitaient le béton armé. Mon coeur battait de façon sourde, et mon corps se contractait subtilement. Déchiqueter. J'étais tendu vers l'attaque, l'esprit enivré par la chasse prochaine. Se nourrir pour tuer, tel était le but. Longer les murs décrépis, cogner aux portes et s'éloigner, juste pour sentir la peur les gagner. Des vagabonds affolés devinèrent ma présence et préfèrent s'échapper de leur gîte. Vorace.

    Elle décida de se cacher, profitant de son avance, près de la petite chapelle qui se tenait non loin de là. Aussi vite qu'elle le put, elle traversa le portail laissé ouvert, se cala derrière les bosquets les plus obscurs aux abords de la structure et se mit à genoux, ignorant la saleté des lieux. Son regard scruta la ruelle qu'elle considéra comme fort peu éclairée. C'est alors qu'elle entendit un éternuement lointain et se baissa d'autant plus. Les mains dans les poches de son blouson, l'inconnu marchait d'un pas rapide sur le trottoir. Il parcourut le champ de vision de celle qui l'épiait sans se soucier de rien d'autre que de regagner son logis. Elle patienta quelques minutes supplémentaires. Elle se releva, toujours aux aguets, puis se moqua d'elle-même intérieurement. Une enfant n'aurait pas réagi d'une manière aussi puérile. Sa respiration redevint normale, mais quand elle prit conscience de sa solitude nocturne, elle quitta cet endroit au plus vite.

    La secrétaire n'atteignit jamais sa destination.

    L'équipe était réduite. Le tournage du vidéoclip était presque paré. Les danseuses étaient prêtes quant à elles : quatre jolies demoiselles un peu perdues au milieu de ce parc. Les filles, vêtues pour l'occasion d'habits d'été, portaient des jupes courtes, et grelottaient avant même les prises. Le réalisateur pesta contre la chanteuse qui avait près d'une heure de retard. Ce n'était pourtant pas faute de l'avoir prévenue que sa participation était requise dès l'aube. Il proposa une répétition, afin de motiver les troupes. Le chef du plateau était énervé à force de les voir fumer cigarette sur cigarette et discuter sans relâche. Il présenta leurs marques.

    Elles enlevèrent chacune leur manteau et s'échauffèrent tandis que le cadreur positionnait sa caméra. Alors qu'une des danseuses s'éloignait pour se retenir à un chêne, ceci afin de se tenir et de remettre sa chaussure. Ce faisant, elle ripa sur l'écorce. Elle examina ses doigts qui semblaient souillés par de la pâte rougeâtre. Des gouttes de sang maculèrent son visage et elle leva les yeux vers la cime des arbres. Elle se protégea avec sa main, manquant de glisser. Ce fut ainsi qu'elle entraperçu, malgré les ardents traits aveuglants du soleil, la tête d'une jeune femme brune plantée sur une branche, les pupilles dilatées et le regard braqué sur l'observatrice. Le cerveau de la danseuse mit quelques secondes pour interpréter l'information visuelle puis elle hurla et son cri fit sursauter toute l'équipe technique.

    Les employés d'un supermarché proche garèrent leur voiture avant les premières lueurs du jour. Un des responsables, l'esprit encore embrumé, ferma la portière puis son pied droit cogna sur un obstacle. Il se pencha vaguement puis tressaillit. Une sculpture se tenait devant ses chaussures. Non, ce n'était pas cela, il examina de plus près en se baissant. Une main féminine sculptée. Il n'avait pas discerné, bien évidemment, sur fond de macadam, cette chose incongrue. Le poignet de cet objet étrange était déchiré. Il changea son point de vue de quelques degrés, tâta l'extrémité arrachée et émit un hurlement étouffé, puis il tomba à la renverse. Sous la couche de goudron qui enveloppait le membre humain, la béance montrait des chairs pantelantes et des os brisés. Un employé de bureau qui arrivait en vélo entra dans l'aire de stationnement automobile, le vit au loin, assis par terre. Le cycliste stoppa et se figea, devant le stupéfiant spectacle exposé à quelques mètres de lui.

    Cette statue grotesque n'avait rien à faire là, se fit-il la réflexion. Cela ressemblait à une femme fine et svelte dont la taille était enchâssée dans le sol, comme si elle avait été piégée dans des sables mouvants. Une béance en bas de son visage proférait un cri fixé pour l'éternité. La chose était modelée dans le goudron, semblait-il. Comble du mauvais goût, les deux bras tendus devant elle arboraient des moignons. Le cycliste s'approcha, interloqué. Il vomit l'intégralité de son petit déjeuner quand il réalisa qu'à l'intérieur de la bouche, derrière des dents éclaboussées et fendillées, un paquet de bitume avait obstrué la gorge de ce qui avait été un être humain.

    La permanence de la noirceur en cette cité lui avait donné une conscience. L'accumulation des meurtres commis, les accidents, les petites et grandes méchancetés se déposaient en son sein et une malveillance sourde avait germé. Le lieu en était devenu maudit. Le sang versé avait coulé à travers les particules de tous les sols et elle avait bu, elle avait dégusté bien des âmes. Réveillée, la chasseresse avait happé les rats dans les égouts et elle avait aimé ça, mais ce n'était pas suffisant. En conséquence, après s'être repue dans les quelques espaces boisés, puis en assimilant des chiens et chats, elle en vint naturellement à l'espèce la plus répandue, et ce à profusion. Des centaines, des milliers qui la piétinaient chaque seconde. Elle ne supportait plus ces martèlements incessants. La détestation de cette multitude grouillante couplée à un besoin impérieux de se nourrir avait grandi et l'obsédait. Pour l'instant, elle picorait. Bientôt, toute son immense mâchoire croquerait et mastiquerait. Elle ingurgiterait à chaque bouchée des légions entières de bipèdes.

    Avaler. J'ai faim ! Encore plus ! Cachez-vous si vous voulez, personne ne pourra m'échapper, personne ne peut me berner. Je suis votre mère dévorante, je suis votre ville.

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