Citoyen d'honneur, M. Cohn et G. Duprat
blanzat
Ne rien lâcher, écrire.
Je suis frustré et envieux et je m'apitoie sur mon sort, et comme le loto on ne gagnera jamais si on ne joue pas.
Hier soir, projection du film Citoyen d'honneur, l'histoire d'un écrivain, prix Nobel, qui retourne dans le village de son enfance qu'il a dézingué toute sa carrière, et à qui il doit sa réussite, par la mise en fiction des histoires locales les plus sordides, les plus sombres.
Le personnage principal est donc l'auteur, un homme suffisant, vaniteux et qui s'assume comme tel, qui refuse les instances et les solennités, qui crache sur les distinctions qu'on lui décerne, et qui pourtant se prête au jeu de la célébrité, des lunettes noires dans la rue et des selfies, jusqu'à l'irruption d'une groupie dont il pourrait être le grand-père et avec qui il finit au lit.
Après le film, il y a eu débat en présence d'un écrivain, David Fauquenberg. Je me sentais mal de voir un mec à peine plus vieux que moi se présenter avec cette étiquette écrivain, écrivain voyageur, moi qui me suis extirpé à grand peine de la banlieue, infoutu de partir seul, de tout lâcher, je suis aussi contradictoire que le héros du film, je voudrais incarner un idéal et je suis bassement humain.
Il y a eu un débat sur la fin du film, l'auteur se fait tuer par un ami d'enfance, il fait un rapide monologue sur la mort qui le rend éternel, puis il expire en disant le mot « fin ». Dans la scène suivante, on le retrouve bien vivant devant un parterre de journalistes pour la présentation de son nouveau livre, et il nous adresse un sourire énigmatique. Certains, dont David Fauquenberg, y ont vu un regard maléfique, celui du personnage qui aurait tout inventé ou qui aurait orchestré ce retour au pays pour en faire une histoire, bref rétrospectivement on en vient à interroger chaque scène du film pour en évaluer le degré de réalité, ou de sincérité.
Face à ce mépris pour le personnage, je ne peux pas m'empêcher de prendre un peu de recul, certains en mal d'éléments de langage diraient « faire un pas de côté ». Le personnage ment-il ? Manipule t-il ? Est-ce si important ? J'y vois plutôt un métatexte dans la mise en scène, mise en abyme de l'auteur comme archétype, et non comme individu. Je dis que l'auteur est tué par son personnage et qu'il en réchappe, je dis que l'auteur est en lutte avec la réalité, et que son sourire final et glaçant pour certains n'est que la satisfaction d'un homme qui a vaincu le monde. La logique, le logos, le discours de la raison a pour but d'évaluer le degré de vérité d'un discours, or ici il est question de création artistique, d'une fiction sur un auteur de fiction, on n'est pas sorti de la caverne.
Le personnage fait beaucoup de conférences en forme de master class sur la figure de l'auteur, il dit beaucoup de choses vraies, comme le fait qu'un auteur de roman est un insatisfait, quelqu'un qui ne peut pas se contenter du monde tel qu'il est, c'est donc une lutte incessante avec soi-même, avec les autres et avec son environnement (triade du personnage théorisée par Falkner et citée par David Fauquenberg). Ailleurs, il félicite un jeune auteur non publié pour son style simple et efficace, qu'il qualifie de générosité artistique et il invoque Kafka, chez qui on ne trouvera ni fioritures ni faux-semblants. Pour la simplicité et l'efficacité, je pense à Marcel Aymé et à Simenon, que je redécouvre depuis quelques années, pour moi c'est l'essence de la littérature, cet artisanat des mots défendu par David Fauquenberg hier soir. Il citait je ne sais plus qui en disant qu'on n'écrit pas avec des idées mais avec des mots. C'est sûrement là que je prends mes distances, il y a toujours cette dichotomie de la tête et de la main, les mots et les idées se rencontrent comme deux locomotives en sens contraire et l'écrivain doit bien réussir d'une manière ou d'une à éviter la catastrophe ou à déblayer le merdier qui suit. David Fauquenberg citait encore Flaubert sur Hérodote : si on découvrait que les faits relatés par Hérodote n'étaient pas réels, alors ce serait une bonne nouvelle car il y aurait la vérité de la réalité et la vérité d'Hérodote.
Autre prise de recul sur la question de la morale. L'auteur du film se dit en dehors de toute considération morale, parce que la réalité elle-même est moche, que le bien et le mal ne se croisent pas au coin d'une rue. Qu'à l'aune de ce principe l'écrivain se situe au-dessus des questions d'éthique. C'est vrai en un sens, on peut dépeindre un meurtrier sans l'approuver.
Pourtant il me semble que la morale est toujours en question dans une œuvre, même pour la nier. Je dirais même que la morale chrétienne est toujours présente, même dans ce film qui tourne en dérision un portrait du pape. Quand je dis que l'auteur a vaincu le monde, c'est une parole christique. C'est l'histoire d'une passion, d'un homme persécuté, trahi par son ami, tué et ressuscité.
J'ai remarqué, dans les œuvres de fiction, que souvent les histoires centrées sur un individu, un homme, avaient tendance à convoquer des éléments christiques. Je suis persuadé que les scénaristes de Citoyen d'honneur ne l'ont pas cherché consciemment, pourtant la Bible est encore la référence profonde : le conte des jumeaux rappelle comment Caïn a tué son frère Abel, la prostituée repentie du conte est probablement l'amour de jeunesse de l'auteur et qui veut le sauver, elle est une autre Marie Madeleine. La jeune groupie est une tentation à laquelle Jésus n'aurait pas succombé, le héros du film n'est pas si grand. Il y a même le miracle, sous la forme de l'achat d'un fauteuil pour un paralytique. N'oublions pas que l'auteur est un créateur, qu'il a le pouvoir de vie et de mort sur ses personnages. Là encore je pense à Marcel Aymé, notamment Le Romancier Martin, où l'auteur est visité par ses personnages car ils ne veulent pas être tués dans son histoire.
Après avoir dit tout ça, il serait temps que je m'y mette, je veux écrire, j'ai quelque chose à régler avec moi-même, avec le monde, je ne veux pas me mettre en scène, je veux créer, être dans cette création pure, c'est un défi à Dieu lui-même, je suis sans doute sacrilège, mais j'ai des choses à dire, à écrire.