Clair/obscur

aile68

Nous appartenons l'un à l'autre chantaient les Bee Gees, comme ton amour est profond, chanson à la guimauve que j'aime tant. C'était encore les années 70, c'était autour de mes dix ans, le disco faisait fureur à l'époque. J'aimais quelques belles pièces, en France Brassens faisaient danser les amoureux sur "Les bancs publiques". J'avais pris l'habitude d'aller chez ma copine Sandra, elle avait un an de plus que moi, mais on s'entendait bien. Je me souviens qu'elle avait son lit dans un coin du salon, ils enlevaient l'oreiller pour faire croire que c'était une banquette. Son couvre-lit était bleu-gris, enfin plus bleu que gris. Elle avait une poupée de couleur noir et des cheveux crépus noirs, c'était la première fois que j'en voyais une comme ça. Moi ma poupée Catherine était bien blonde avec des yeux marrons, rien de spécial mais je l'aimais bien bien sûr. Je me demande où elle a eu une poupée comme la sienne. Faut dire que ce n'était pas mon habitude de traîner dans les rayons des poupées, ma mère ne nous y emmenait jamais ma soeur et moi. A la maison on s'amusait avec plein de Légos, le garage de mon petit frère, et différents jeux et amusements on n'était pas malheureux. Sandra n'est jamais venue à la maison, j'ignore pourquoi, on n'avait pas l'habitude d'inviter des copines. C'est dehors qu'on se voyait et qu'on s'inventait un monde bien à nous. En plus de Sandra, il y avait Corinne et ses soeurs, Stéphane  qui ne jouait qu'avec des filles,  d'ailleurs j'ai su qu'il était homosexuel et qu'il était en ménage avec un compagnon, j'espère qu'ils sont heureux tous les deux. Je ne vois plus personne de cette époque bénie des dieux. L'amitié brillait dans nos yeux, nous rendait heureux, nous étions tout auréolé de joie et d'esprit créatif. L'enfance s'en est allée petit à petit en même temps que le disco qui connaissait ses derniers jours, Francis Cabrel chantait "Je l'aime à mourir" que je n'appréciais pas du tout. Je ne pensais pas encore à l'amour. Il y en avait un qui était malheureux pourtant mais ce n'était pas vraiment mon ami, c'était l'ami de personne en fait, il ne jouait jammais avec nous, il devait avoir trop honte de sa mère en fait.  C'était le fils du boulanger. Il s'appelait Bernard. Il nous donnait des invendus, des croissants, des gâteaux, mon préféré c'était le pudding, je me souviens que j'allais m'en acheter en cachette de mes copines, avec quel argent? Je me le demande encore. Je crois que ça coûtait 1,50 franc. Mais ce n'est pas le problème. Bernard était un enfant martyr, sa mère avait un problème d'alcool, quand elle sortait, rarement, elle avait toujours les cheveux mal coiffés et elle avait une méchante blouse sur elle. Elle avait toujours les yeux hagards, elle n'était vraiment pas claie. Bernard disait que sa mère était malade des nerfs pour expliquer son comportement. On le croyait sur parole parce qu'on l'aimait bien. Un jour on ne l'a plus vu. On disait qu'il était chez sa tante à la campagne, d'autres disaient que la DDASS l'avait emmené.

Laurence la petite soeur de Corinne avait dit:

"On n'aura plus de croissants alors?

Corinne l'a engueulée comme du poisson pourri:

- Tais-toi grosse bête! Des croissants, on peut nous en acheté!"

Laurence est restée avec les yeux comme deux ronds de flanc. Elle n'a même pas pensé à pleurer tellement elle était surprise (comme nous d'ailleurs!).

- L'engueule pas comme ça dit Sandra qui avait le même âge que Corinne (d'ailleurs elles étaient un peu rivales du fait de leur âge).

Elle est petite, elle comprend pas.

- Si, je comprends dit la pauvre Laurence, complètement perdue.

- Non, tu comprends pas dit Corinne méchamment.

- Attends, parle-lui autrement je dis l'air pas très sûre de moi (je la craignais pour son autorité, je n'ai jamais pu supporter l'autorité de personne de toute façon, ça me faisait peur, les gros yeux et les voix qui se durcissent).

- C'est moi qui commande ici! Je suis la plus âgée.

Corinne abusait, et elle croyait ça normale.

Je crois que c'est la première fois où nous nous sommes quittées vraiment fâchées. Au lieu de plaindre ce pauvre Bernard...

A la suite de ça je n'ai vu que Sandra, ça doit être la période où j'ai commencé à aller chez elle, d'ailleurs. Le pauvre Stéphane traînait tout seul dehors, désoeuvré. Est-ce qu'il savait qu'il était attiré par les garçons? Que sait-on de ces choses-là à dix ans? Je me rends compte que nous n'étions pas si heureux que je le croyais. Qu'il y avait toujours un nuage au tableau, enfin non pas toujours. Je me souviens de belles journées heureuses, où nous étions comme des fous dans nos jeux, dans nos cabanes.

Je n'ai plus revu personne. Personne. Quelle tristesse! L'un est parti à l'autre bout de la France, Sandrine s'est mariée en Espagne et y est restée. J'ai l'impression d'une hécatombe et pourtant le souvenir de cette période reste entier comme un mystère auréolé des rires joyeux de l'enfance, c'est ce qui reste de ces dix premières années de ma vie. Et puis il y a eu "Le Sud" de Nino Ferrer. A la joie s'est mêlée la nostalgie, celle de ma tendre enfance, notre tendre pays qui appartient à un passé lumineux avec ses zones d'ombres, car la lumière n'est jamais mieux mise en valeur que par ses clairs/obscurs.

  • Joli texte comme tu sais les écrire, avec toujours cette perception lumineuse de la vie qui est la tienne.

    · Il y a presque 4 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

  • Texte bien émouvant sur l'enfance, l'adolescence qui se sont enfuies...mais tu te souviens surtout du clair et tu laisses l'obscur de côté...

    · Il y a presque 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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