Claralie-Claire où la tentation des deux mondes

maricha

 Incipit

Claire se glisse dans les toilettes et verrouille la porte derrière elle. Avant cela, elle a pris soin de vérifier tous les bureaux. Les autres consultants sont partis en pause déjeuner. Cela lui laisse trois bons quarts d’heure. Claire déteste plus que tout être interrompue lorsqu’elle est là-bas. Elle s’assoit sur le couvercle de la cuvette, inspire longuement, ferme les yeux.

Lorsqu’elle les rouvre un violent vertige lui secoue l’estomac : c’est à cause de l’altitude. Il lui faut toujours quelques secondes avant que les automatismes ne lui reviennent. Sentir la pression subtile des courants ascendants sur les plumes de son abdomen, s’abandonner à elle sans résistance, oublier le vide. Et surtout : ne pas battre des ailes trop vite pour au contraire, se laisser porter par le vent. Tel est le secret du vol des oiseaux. Elle se concentre une minute sur son rythme cardiaque – le cœur des hirondelles bat à une vitesse incroyable – puis plonge vers la cime des arbres.

Aujourd’hui, elle n’a pas le temps de jouer à saute-mouton avec les nuages. Le souverain de Thingvellir lui a confié une mission. Elle lui a promis d’utiliser son don pour découvrir la nature des êtres qui menacent l’équilibre du royaume. Claire – mais ici, tout le monde la connaît sous le nom de Claralie - possède l’Omnis : le don d’empathie absolue. Grâce à lui elle est capable de se glisser dans la peau de n’importe quel être vivant, animal ou végétal, et d’éprouver chacune de ses perceptions et sensations.

De tous les sujets du royaume, Claralie est la seule qui sache à quel point la magie qui règne à Thingvellir est puissante. Elle irrigue chaque arbre, chaque brin herbe, chaque ruisseau. Le paysage onirique est en permanence sculpté par les songes du peuple. Toutes les nuits, le rêve le plus cher et sincère de l’un des habitants prend forme. La neige qui tombe sur les montagnes du nord a ainsi le pouvoir de guérir n’importe quelle blessure depuis qu’un pèlerin blessé en fit le vœu. Les maisons des terres de l’ouest sont capables de se déplacer toutes seules, ce qui a drôlement facilité la vie des tribus nomades. Au sud, les roses des sables savent lire l’avenir de ceux qui en respirent le parfum et les rivières sont lactées.

Mais depuis quelques temps, un mal étrange plane sur Thingvellir. Claralie fut l’une des premières à s’en apercevoir. Certains rêves tournent au cauchemar. Les fleuves de lait du sud ont caillé. Une poignée de roses sont devenues muettes. Le jeune souverain Solskin soupçonne le roi de Fierno, du royaume voisin, d’avoir envoyé l’une de ses créatures monstrueuses pour semer le chaos et la désolation sur ses terres. Voilà pourquoi il s’est tourné vers Claralie. Elle seule, grâce à l’Omnis, est capable de découvrir où se cache la créature.

Elle survole désormais la forêt. Lorsque ses plumes frôlent les cimes elle quitte le corps de l’hirondelle pour se transférer dans le plus haut des chênes. La majorité des individus pensent que les arbres sont des êtres inertes et sans grand intérêt. Claralie sait à quel point cela est faux : ce sont à ses yeux les créatures les plus fascinantes que porte la terre.

Sa conscience se propage dans le feuillage. Elle gagne les branches, le tronc, l’écorce, puis plonge vers les racines jusqu’à près de six mètres sous terre. Elle habite désormais la totalité de l’arbre. Elle est devenue lui. Elle se concentre sur les feuilles chahutées par le vent. Avec un peu de chance, celles-ci lui apprendront quelque chose, car les arbres communiquent entre eux. La plupart des êtres humains l’ignorent, mais leur feuillage libère en permanence d’imperceptibles signaux chimiques grâce auxquels les informations circulent d’un membre à l’autre de la forêt. Grâce à cela, feuillus et épineux savent presque immédiatement lorsqu’un feu se déclenche dans la vallée voisine ou qu’un bûcheron s’attaque à l’un des leurs. Les arbres sont de grands bavards. Surtout les Tilleuls et les Châtaigniers.

Soudain, Claralie capte quelque chose. Un message d’alerte. Tous les arbres des environs communiquent le même. Ils sont inquiets. Paniqués, même. Pourquoi ne l’a-t-elle pas remarqué plus tôt ?

« Nos frères du nord ont été attaqués par une créature malsaine », souffle l’érable juste à sa gauche.

« - Une forme de vie qui n’est pas la vie », ajoute le noisetier, un peu plus bas. « Cette créature n’est pas issue des rêves des habitants, elle ne contient que la mort et le néant ».

L’émissaire de Fierno, comprend Claralie.

« - Rassurez-vous », souffle-t-elle à la forêt. « Grâce à votre aide je vais pouvoir la localiser. Maintenant, tout ira bien.

« - Non Claralie, ce ne sera pas aussi simple » répondent en cœur les arbres. « Les habitants du village eux-mêmes n’ont pas reconnu la créature. Bien au contraire : ils l’ont pris pour l’une des leurs et ils feront tout pour la protéger.

- Pourquoi ?

- La créature de Fierno a pris l’apparence d’une jeune enfant ».

Après avoir remercié les arbres, Claralie glisse dans le corps d’un loup chassant par là, qui la ramène jusqu’à sa propre enveloppe corporelle, cachée dans le château de Thingvellir, sous la protection du roi Solskin lui-même.

Lorsqu’elle ouvre les paupières, le jeune souverain la dévisage avec inquiétude. Elle vacille une seconde, troublée par la beauté rayonnante du jeune homme. Elle détourne les yeux, de crainte qu’il ne devine la nature de ses sentiments pour lui.

« Alors ? » demande-t-il.

« - J’ai repéré l’émissaire de Fierno ». répond-elle. Puis tout doucement, comme si elle craignait que les murs ne l’entendent, elle ajoute : « il s’est incarné dans le corps d’une enfant. Comme dans la prophétie du Néant ». Solskin prend alors sa main et la serre très fort. Claralie vient de prononcer la phrase qu’il espérait ne jamais entendre.

Soudain quelqu’un frappe à la porte, avec une insistance déplacée : « Claire, t’es tombée dans le trou ou quoi ? La réunion client commence dans cinq minutes, magne ! »

Surprise, Claralie-Claire sursaute et manque de tomber du siège des toilettes. Elle regarde sa montre : 14h25. Elle est restée bien plus longtemps que prévu à Thingvellir. Elle ne pourra pas y retourner avant ce soir, lorsqu’elle aura retrouvé la quiétude de son petit studio, près de la Bastille. Encore quatre interminables heures à tenir. Elle inspire longuement pour tenter de chasser les larmes qui grondent derrière ses paupières. Elle ne doit pas craquer. Solskin et son peuple ont besoin d’elle.


Synopsis


Claire, 24 ans, consultante en recrutement dans un prestigieux cabinet, n’a jamais vraiment su ce qu’elle voulait faire de sa vie. Elle a toujours suivi la voie que d’autres ont choisi pour elle. Elle est entrée en école de commerce car c’est ce dont sa mère rêvait. Elle s’est spécialisée en ressources humaines parce que c’est la branche où ses professeurs l’imaginaient la plus douée. Chaque fois, elle a réussi. Mais rien ne semble en mesure de combler le terrible sentiment de vide qui la ronge depuis la mort de son père, lorsqu’elle avait six ans. Claire flotte au-dessus de son existence, qu’elle n’a pas vraiment l’impression d’habiter.

Les seuls instants où elle se sent vivante sont ceux qu’elle passe à Thingvellir, le monde imaginaire qu’elle s’est bâtie à partir des bribes d’histoire que lui racontait son père. Claire y devient Claralie, une puissante magicienne dotée de l’Omnis : le pouvoir de projeter sa conscience dans n’importe quelle créature, animale ou végétale. Un don qu’elle met au service du jeune souverain Solskin, pour protéger Thingvellir des royaumes rivaux.

Les aventures de Claralie sont si palpitantes à côté du morne quotidien de Claire que celle-ci profite de chaque instant de solitude pour rejoindre son monde imaginaire. Elle passe toutes ses soirées et week-end là-bas, dans la peau de Claralie. Après tout, pourquoi pas ? Puisque sa vie à elle si peu d’intérêt – puisque la vie de manière générale a si peu d’intérêt, estime-t-elle-, autant en vivre une qui en vaille vraiment la peine. Qui est-ce que cela dérange, au fond ?

Personne. Claire n’a jamais été proche de sa mère - elles sont comme deux inconnues. Elle n’a pas vraiment d’ami. En accordant toute son attention à l’Omnis, elle a peu à peu coupé les ponts avec les quelques connaissances qu’elle s’était faite pendant ses études. Pire, elle s’est également coupée de son oncle Jean, sa tante Caroline et de leur fils, Théo, chez qui elle passait autrefois tout son temps. Jean est le frère de son père. Pendant toute son enfance puis adolescence, Jean est en quelque sorte devenu son père de substitution. Claire aime Caroline comme sa propre mère et Théo comme son petit frère. Elle les considère comme sa véritable famille.

Malgré cela, comme pour se punir d’un tort qu’elle est incapable de définir, elle s’est éloignée d’eux aussi. Depuis qu’elle travaille au cabinet de recrutement Boston & co Consulting, elle ne va plus les voir. Elle ne répond plus à leurs appels. Elle est persuadée qu’au fond, c’est mieux pour tout le monde. Qu’elle n’a jamais été pour eux autre chose qu’un poids. Et puis, elle a beaucoup à faire à Thingvellir : une dangereuse créature, incarnée dans le corps d’une jeune enfant, sème le chaos dans le royaume. Comme dans la vieille prophétie annonçant la venue d’une petite fille qui réduirait à néant le pays de Solskin.

Un matin, Caroline tente de joindre Claire à plusieurs reprises. Elle laisse un message sur son répondeur. Persuadée que, comme la dernière fois, sa tante lui reproche gentiment de ne pas donner de nouvelles, la jeune femme choisit d’ignorer le message. Elle ne se résout à l’écouter que dix jours plus tard. Et découvre avec horreur que Caroline l’appelait pour lui annoncer que Théo s’est tué dans un tragique accident de voiture. Son enterrement était programmé pour la fin de la semaine. Entre deux sanglots, Caroline l’implore de venir. Jean et elle, anéantis, ont plus que tout besoin de sa présence en ces instants terribles.

Claire regarde son calendrier avec angoisse : les funérailles ont eu lieu trois jours plus tôt. Et elle n’a pas donné signe de vie. Elle n’a pas été là pour les seules personnes qui comptent à ses yeux dans le monde réel. Puisqu’elle n’est pas venue, Caroline et Jean doivent imaginer que le décès de Théo la laisse indifférente. Folle de douleur et de culpabilité, elle se réfugie avec plus de vigueur encore dans Thingvellir.

Mais les choses commencent à se détraquer dans le royaume.

Le roi Solskin devient violent. Elle découvre que l’enfant de Fierno que les habitants traquent comme l’émissaire du mal est en réalité une âme pure. Déroutée, Claralie-Claire prend peu à peu conscience que Thingvellir est en vérité la prison qu’elle s’est construite pour fuir le monde. Et qu’à cause de lui, elle a négligé les gens qui l’aiment. Maintenant qu’elle l’a compris, Thingvellir la rejette. Il est temps qu’elle quitte le royaume. Elle s’en échappe avec la fillette, qui n’est autre qu’un double d’elle-même. Elle plaque son boulot et fait ses bagages pour aller s’installer chez Caroline et Jean. Avec eux, sa famille de cœur, elle prendra un nouveau départ dans le vrai monde. Tant pis si pour cela, elle doit renoncer au secret du vol des oiseaux.

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