Déconnecté

David Remack

J'avais toujours rêvé de dire ça, répondre à la personne au guichet : "Donnez-moi un billet pour le premier train, peu importe la destination." Je n'ai même pas regardé où j'allais, juste le numéro du quai.

Assis dans ce compartiment je peux enfin faire l'inventaire de ce que j'ai pris avec moi. Je n'avais eu que dix minutes, le butin était maigre : deux cents euros, mon ipad, un disque dur externe contenant les souvenirs de la vie que je laissais derrière moi, mes papiers, quelques vêtements et mon trousseau de clés. Mû par un reflex j'avais pensé à prendre ces maudites clés. La grosse, pour la porte de l'appartement où je me sentais prisonnier. La petite, celle du casier de l'entreprise où j'étais un esclave. Et la clé de contact de la voiture, à crédit, qui me permettait de relier ces deux points au milieu des autres victimes de cette affreuse routine.

Et pendu à l'anneau un bête porte-clé, c'est sans doute pour lui que je l'avais pris ce trousseau. Pour avoir un souvenir d'elle. Parce que cette fuite ne pouvait pas me faire tout oublier. On s'était aimés un temps, j'avais accepté la routine avec elle, grâce à elle.

Je l'avais perdue mais quand il avait fallu partir vite j'avais pris ce foutu porte-clés. Un gadget en plastique qu'en plus j'avais toujours détesté.

Le train se mit en branle. Une fois sorti de la gare je peux enfin me résoudre à regarder ma destination. Nantes. J'avais espéré plus ensoleillé, je m'en contenterais. Six cents kilomètres, ce n'était pas suffisant mais c'était un début.

Je commence à somnoler quand mon portable vibre, je ne me souviens même pas l'avoir pris. J'aurai dû le laisser ou symboliquement le briser sur le sol.

"Rentre, il n'est pas trop tard, on t'aime !"

Ma mère, ça ne pouvait être que ma mère. Même pas dix mots et deux mensonges, parce qu'il était trop tard et là-bas plus personne ne m'aimait et surtout pas elle.

Il n'avait pas fallu longtemps pour que les chiens soient lâchés à mes trousses. Une heure, j'avais eu juste une heure pour mettre de la distance entre eux et moi.

Les vitres de ce train s'ouvrent suffisamment pour laisser passer mon téléphone. Je le vois rebondir et voler en éclats. Adieu forfait illimité, 3G, applications et fil à la patte.

On est bien, seul, dans un compartiment à regarder défiler le paysage. Même enfermé dans cette boite de métal on se sent libre, porté par les rails. Aucune décision à prendre, rien à penser.

Je ne peux pourtant pas trop me laisser aller à cette oisiveté nouvellement gagnée. Je sais que ce premier pas, cette première marche est finalement le plus simple. On peut disparaître une heure ou une journée, c'est moins simple de disparaître définitivement.

En fermant les yeux je me rêve une vie lointaine, peut-être américaine ? Ou encore plus exotique, perdu au fond d'une nature sauvage et indomptée.

Pourrai-je refaire ma vie ? Oublier ce qu'ils ont fait ? Et surtout est-ce que j'ai réellement envie de vivre ailleurs sans elle ?

Repenser à son visage me fait ouvrir violement les yeux, je fais sursauter l'homme qui vient d'entrer dans mon compartiment. Il me regarde de travers. "Mauvais rêve" lui dis-je en essayant de sourire. Il semble se détendre, s'installe face à moi et sort son ordinateur portable.

J'ai envie de lui hurler au visage qu'il est l'esclave de ce bout de plastique, qu'il pourrait se libérer. Envie de lui dire que cette cravate est ridicule, que sa vie ne rime à rien, que l'argent qu'il gagne l'enferme encore plus, qu'il l'étouffe !

Je me contiens, il réalisera peut-être un jour, cela prend du temps. Moi-même je suis parti en emportant un ipad et ce foutu porte-clés !

Je laisse ce travailleur acharné à sa triste besogne et je file vers le wagon bar. J'ai envie d'un mauvais sandwich et d'un coca.

Dix ans en arrière j'avais entamé une carrière et il y a encore une semaine on aurait pu dire que j'avais atteint mes objectifs. Chaque matin j'enfilais une blouse blanche, deux cent cinquante fois par an je me déguisais et pour un groupe de gras actionnaires je créais des goûts artificiels pour faire rêver les prolos qui ne pouvaient pas se payer les vrais produits.

Artificiel ! Une parfaite épitaphe ! Tout ce que j'avais fait était artificiel.

Triste de voir que cet instant, moi dans ce train vers Nantes, mangeant un mauvais jambon beurre, était peut-être le moment le plus vrai de mon existence.

Ce passé derrière moi me faisait peur quand je le vivais, c'est encore le cas. Je tremble en me rappelant ce que j'étais, ce sur quoi j'ai fermé les yeux, ce que je suis devenu. Je ne valais pas mieux que mes supérieurs.

Presque mécaniquement je me mets à jouer avec ce foutu porte-clés. Je sens les larmes me monter aux yeux. J'ai du mal à me contenir, la laisser avait été terrible.

A nouveau je vois son visage, la peur dans ses yeux quand elle m'avait regardé.

Quand je l'ai quittée je ne sais même pas si elle était morte ou vivante.

Synopsis :

Il est parti le plus vite possible ne sachant même pas comment elle allait.

Il sait que ce sont eux qui l'ont agressé et maintenant ils en ont après lui, parce qu'il en a trop vu, parce qu'il n'a pas su se taire.

Il sait aussi que sa mère est complice, elle va essayer de le faire passer pour un fou. De lui mettre son agression sur le dos.

Il la connaît.

Il les connaît tous, tous, les responsables de cette horreur qu'il a découvert, cet empoisonnement, tous ces morts qu'ils ont caché !

Mais il va plus vite qu'eux, il est plus malin.

Et il ne compte pas se cacher pour toujours, un jour il leur fera face.

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