Coblence ou Salle défaite

koss-ultane

                                                Coblence ou Salle défaite

     Es-tu morte, Maria ?

     Le port du monocle chez certains les contraignaient à des grimaces affreuses afin de le garder en place une fois la tête renversée en arrière. Les visages couperosés et les sourires garnis de restes alimentaires guettaient le filet au plafond comme s’il avait quelque chose d’important à leur révéler.

     Hans souriait devant l’état de sa main abîmée par l’ouverture et la fermeture de la dangereuse bouteille. Que de ballons pour ces baudruches ! Il sourit de plus belle puis pleura de solitude sans ralentir la cadence si chère à ces militaires. Par le vasistas de la cave où il s’était réfugié pour le compte, il regardait glisser les barques sur la trouée d’eau libre du lac gelé cernée par quelques patineurs impudents.

     Ce grand soir, le climat était rigoureux et pourtant ils faisaient plus froid dans le dos les uns que les autres, les balafrés aux sales gueules de cons, les vicelards et les ordinaires, bons pères de famille, dans leurs uniformes d’apparat. Pas une guerre victorieuse derrière eux et déjà des kilos de médailles sur les poitrails.

     La tempête vida les rues et alentours. Les bords du lac ressemblaient à la lisière noire et rétractile de l’huître sous le viol de sa coquille. La nuit était à moi. Les réserves étaient suffisantes. Calfeutrer serait un jeu d’enfant. Depuis le temps que j’ourdissais il fallait que cela sortît et urgemment. “Le pavillon de la seigneurie”, au nom aussi pompeux que la soirée qui allait être donnée en ses murs, serait mon exutoire. Je pressentais que tous ces morveux ignares et cacochymes revanchards n’auraient de reste qu’après en avoir décousu avec le reste de l’univers et réduit en poussières jusqu’aux cendres de leur pays. Je ne voulais pas connaître ce monde prochain dans lequel “Allemand” serait un gros mot et l’être une honte de chaque seconde. Je n’avais plus de force pour cela ni pour plus rien d’autre. Il fallait que cela fût encore plus beaux qu’espéré. Pour eux et pour moi. Un dernier éblouissement. Tous les jeunes loups étaient là. Des chiens et des rats qui se voulaient des bêtes de guerre. Les coloris chatoyants des brassards tranchaient avec les sinistres teintes des uniformes. Un fade éventail du sable au noir. Sablez mes amis et laissez-moi m’occuper du noir. Je vous le promet à la hauteur du divertissement, complet. Le vingt-trois février mille neuf cent quarante-trois restera dans les mémoires de l’hôtellerie de guerre. Foi de cheminot devenu régisseur ! Que fêtons-nous ? Aucune importance. Célébrons. Bouchons au plafond, sabre au clair, blanche mousse au verre comme si la Champagne était un faubourg de la Rhénanie-Palatinat. Cotillons à gogo, langues de belle-mères appropriées sans oublier nos alliés italiens, les confetti. Toutes les sous-espèces d’officiers et quelques magnifiques spécimens de généraux enlaidirent de leurs seules présences et conversations une salle des fêtes devenue mi volière mi cage aux fauves. Le dernier nom sur la liste coché, toute nourriture à l’avenant en bouquet sur les tables, guéridons et autres meubles réquisitionnés, je les laissais bien vite entre eux après avoir expliqué au maître de cérémonie le principe du jeu. Une fois les propos impérissables échangés, les gosiers hydratés et les estomacs calés, les cordons serviraient à libérer les ballons collés au plafond et les piques distribuées à les crever le plus vite possible avant l’arrivée de la pièce montée. Hans s’éclipsa d’une démarche lourde malgré une poitrine qui cognait. Les fenêtres scellées et calfeutrées depuis plusieurs jours d’un travail patient seraient bientôt rejointes dans leur hermétisme par la porte d’entrée. Le vieux régisseur la ferma derrière lui, les tentures retombèrent une dernière fois sur la salle enfumée et bruyante aux bottes luisantes. Il sortit sa clé et verrouilla tout ce qu’il put avant d’y placer des linges au pied, extirpés de sous sa veste dans son dos. Dans d’ultimes génuflexions douloureuses il tira à lui les vasistas des caves et celliers et les obstrua avec les volets métalliques qu’il avait confectionné ces dernières semaines. Il posa l’épaule sur la bâtisse, reprit son souffle puis marcha vers le lac voisin, hypnotisé par les lunes.

     Es-tu morte, Maria ?

     A peine la porte enfoncée, les deux copieux waffen SS ressortirent en vomissant. Leur Chef les regarda avec étonnement et mépris. Il se couvrit le nez et entra en ordonnant de tirer dans les fenêtres. Les états-majors des régiments de la région étaient décapités. Tous les officiers et généraux étaient étendus en vrac les uns sur les autres comme à une partouze où l’on aurait oublié femmes et vestiaires. Dès l’entrée il découvrit un officier aux mains crispées par la douleur, les ongles plantés dans le bois de l’impitoyable porte.

     Après une première trentaine d’explosions et autant de rires sonores, deux officiers se regardèrent avec un incroyable étonnement puis s’aspergèrent l’un l’autre la poitrine aux vanités d’un jet de macédoine pas même prédigérée. D’autres hoquetaient dans leur coin sans rien demander à personne et s’affalaient sur les poitrinaires inconscients ou déjà trépassés à leurs pieds.

     Après deux timides coups de rames Hans s’allongea sur la planche placée en travers des bancs de la barque. Il serra ses poings sur les ficelles qui le reliaient à des bouchons sommaires qui obturaient imparfaitement des entrées d’eau. Il tira d’un coup sec et sourit à la brume et à la nuit au son du gargouillis du liquide glacé qui montait le rejoindre. Lestée de ce corps en son centre, la barque ne gîta pas et s’enfonça régulièrement. Le manche du poignard sortant de son cœur pour ultime mât, il souriait. Il se détendit dans l’eau lente et compacte et descendit s’asseoir avec grâce à côté de la barque comme sur n’importe quelle rive.

     Trois semaines plus tôt, Hans, seulement sauvé par ses médailles, avait vu sa femme, déportée parce qu’originaire d’un village de résistants tchèques, lui adresser un dernier baiser mimé entre deux mitraillettes. Qu’est-ce que ce troisième empire qui devait durer mil ans et n’en comptait que dix pouvait craindre d’une septuagénaire presque aveugle ? Mais son époux évidemment. Arien de longue race, héros de la précédente boucherie générale mais qui n’avait jamais pardonné à quiconque que l’on se trompât de cible. C’était donc cela l’ordre nouveau ? Guillotiner les opposants, eussent-ils vingt-trois ans et la bonne nationalité et couleur de cheveux, et séparer les vieux couples inoffensifs.

     On échangea encore quelques propos obséquieux envers le guide et cyniques à l’encontre du reste du monde inférieur grouillant de sous-races. Puis on sauta comme des fillettes à vouloir percer le plus de ces ballons, pourtant multicolores, tombés en cataractes depuis le plafond peint en faisant tinter tant et plus ses médailles sur des poitrines qui défaillaient déjà.

     La semaine précédente un vieux cheminot, devenu régisseur sur le tas d’une salle des fêtes de Coblence, passa sa semaine à remplir des ballons, en vue de festivités militaires de haut vol, du contenu de quelques bouteilles et cartouches tombées du convoi PA0143 en direction de la Pologne. Hans ne savait pas où était Auschwitz mais savait lire le sigle poison dans toutes langues.

     Qu’il est bon de sentir le pesticide éradiquer la peste !

     Le regard exorbité, le Chef des Waffen SS enjamba incrédule des dizaines de corps pour finir en cuisine face à une minuscule pièce montée sur laquelle deux personnages en pâte d’amende se répondaient étrangement. Un vertical porc à lunettes et costume croisé lisait “Mein Kampf” d’une main et de l’autre tenait la laisse qui interdisait toute fuite à un petit être nu, moustachu, frangé et à quatre pattes. Ebahi le sanguinaire s’approcha encore de la pâtisserie et remarqua avant un accès de rage que l’élégant et porcin personnage avait le pantalon aux chevilles et faisait sentir son soutien à l’humain quadrupède par un orifice qui ne faisait aucun mystère. Deux nouveaux waffen SS rejoignirent avec peine leur Chef en cuisine au moment ou celui-ci frappa la douceur sucrière d’un poing rageur. Les quelques fenêtres et débris survivant encore enchâssés en leur mastic s’envolèrent. Trois morts de plus. Trois tortionnaires de moins. Le monde se libérait peu à peu. Déjà les mâchoires de l’étau perdaient d’incisives canines.

     Ils ne retrouvèrent jamais le régisseur. Encore aujourd’hui, un poignard perce une photo passée sur un cœur disparu au fond du lac de Coblence.

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