Coeur de Lion

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Cœur de Lion

Au siège, nous préparions l'événement sereinement. Le rédacteur en chef nous avait briefés : «Dynamiques, les gars! Clarté, créativité, efficacité» répétait-il, avachi dans son vieux fauteuil, la bedaine dépassant de la chemise.

Depuis la retraite du quintuple vainqueur, le peloton n'avait pas trouvé son cador : les prétendants défilaient sans s'imposer. Cette année-là, la compétition s'annonçait indécise ; et mon travail capital : une arrivée et un contre-la-montre de 58 km étaient organisés dans ma zone de diffusion.

Un matin, le chef de service m'appela dans son bureau d'un ton mystérieux : « tu suivras l'intégralité du Tour avec un photographe » lâcha-t-il sans entrain. J'accueillis la nouvelle avec le sourire. Le départ était donné à Dublin : un week-end aux frais de la princesse en Irlande, ça ne se refusait pas. Et puis, il valait mieux être sur le pont de bonne heure, histoire de prendre le pouls du peloton, de se faire quelques contacts. Pas question de flancher face à tous les Parisiens, cette meute de chiens attirée par l'odeur du sang.

A la rédac', les consignes étaient claires. Des classements, des diagrammes, des descentes-photos sur deux colonnes : accrocher le lecteur! Les mecs de la mise en page allaient être contents. Moi, ça me faisait moins de texte à écrire. Pas plus mal.

***

Ce troquet, je m'y suis arrêté à l'automne 97. Je suis venu là en repérage, préparer un contre-la-montre, 58 km de souffrance dans ces foutues bosses limousines.

Le dérailleur calé en 52x16, je fais le métier : parcours bouclé en 1h18.

En remontant vers la D1089, zigzaguant le long d'une route humide et vallonnée, je ne pense qu'à me taper un steak-frites. Interdit par le nutritionniste, mais les résultats d'analyses qu'il m'interprète, j'm'en fous. C'est pas lui qui va me faire gravir les sommets.

Je m'arrête sans remords.

C'est un de ces cafés à l'ancienne. Presse-tabac-casse-croûte en bord de route. Une maison en pierres grises comme tant d'autres. Cette auberge, c'est « Chez Gillou ».

Évidemment, ils me reconnaissent tous lorsque je rentre. Face à moi, des piliers de comptoir avec leurs gueules grises et froissées comme des vieux billets de cent balles.

C'est pour eux, mes fans, que je courrai/courais. Leur faire oublier en Juillet qu'ils passent le reste de l'année à cocher des grilles de Bingo, affalés devant leur blanc-cass'.

Dans cette pièce pleine d'anis et de fritures, je prends le temps de les saluer, un par un. Sans oublier le chien jaune qui sert autant de tapis que de serpillère.

Je me colle dans un coin. Jean-Pierre, avec sa tronche en avant, est déjà là. Sans oser me regarder, il me demande si j'ai déjà péché la carpe, ses p'tits amours comme il les appelle.

Je n'ai alors qu'une envie. Enfourcher ma bécane et faire exploser le chrono.

***

Je prenais rapidement mes marques dans la caravane. J'avais même obtenu une interview du champion de France.

Ce soir-là, je réalisais que nous étions sur les routes depuis une semaine. Des tonnes de goudron fondu dans lequel s'empêtraient les coureurs. Des routes à l'horizon desquelles nous n'apercevions que des nuages de chaleur.

La canicule frappait et assommait sans pitié. Je ne reconnaissais plus mes collègues. Fallait les voir, les journaleux, avec leurs auréoles jusqu'au nombril, excités comme des puces, prêts à tout pour une bribe d'info.

Mais à 21 heures, toujours rien à se mettre sous la dent. Coureurs fuyants, directeurs sportifs invisibles. Même les seconds couteaux, cuistots, masseurs ou mécanos, normalement prêts à lâcher un tuyau contre quelques canons, se défilaient.

Ça sentait mauvais.

Les mecs de L'Equipe s'étaient barricadés dans leur camion climatisé. Lorsque l'un d'eux en ressortait brièvement, il affirmait n'avoir aucune information. Étrange... C'étaient quand même eux les mieux placés.

***

Dès le réveil, je sens le coup. Je suis vraiment bien. Un cadre en carbone, la socquette légère et toute une équipe derrière moi. Ce jour-là, il faut limiter la casse. Surtout ne pas craquer face à l'allemand de la Télékom. Un vrai client celui-là. Le soir, son repas doit être frugal : quelques secondes d'avance et de la rage jusqu'aux amygdales.

En sortant de l'hôtel, je balance un clin d'œil à cette petite du Crédit Lyonnais. Celle qui a gratté à ma porte toute la nuit.

Je pense à mon public. Les ombres de ces mecs que j'ai croisés hier, à l'auberge. Je ne dois pas les décevoir.

Ils m'attendent, au bord d'une route refaite pour l'occasion, à la fraîche, une main dans la glacière, une oreille sur leur radio.

A peine calmés par les babioles distribuées par la caravane, ils ne tiendront bientôt plus en place. Venus pour moi, hurlant mon nom, arborant mon maillot. Leur champion luttant contre le chronomètre, un souvenir qu'ils garderont à vie.

***

Ce matin-là, l'excitation habituelle du contre-la-montre s'était transformée en agressivité électrique.

D'après les Parisiens, ils allaient tomber. Ils ? Les tricheurs. Les Frankenstein du vélo ; les junkies du dérailleur. Ceux qui avaient piétiné la beauté de ce sport.

Une dépêche AFP mentionnait une descente de police dans un hôtel de la ville-étape. L'affaire devenait judiciaire. Pour en savoir plus, il fallait que je m'extirpe de cette fourmilière en cuissard, taper plus haut. J'étais chez moi: sur mon territoire, j'avais mes entrées. Préfet, commissaire, médecins...Il fallait négocier l'exclu des informations. Le siège me mettait la pression; mon téléphone sonnait sans répit; le rédac' chef bondissait de son fauteuil.

Dans la demi-heure, un communiqué officiel tombait. La Société du Tour de France venait d'exclure les coureurs accusés de dopage. Il fallait revoir toute la maquette.

Le téléphone sonnait de nouveau. Jean-Pierre, mon tuyau sur le canton de Corrèze : une conférence de presse s'organisait « Chez Gillou ». Sans réfléchir, je filais jusque là-haut.

***

Je fais tout pour me rendre sur la rampe de lancement. Impossible. Banni du Tour, comme un vulgaire porte-bidon. Stupides commissaires.

Il faut bien que je m'explique. Abasourdi, je ne pense qu'à cette auberge, « Chez Gillou ». Pourquoi ne pas donner la conférence de presse là-bas ? Pour que ces mecs de la télé au moins voient les endroits que se tape un pro pour être au top.

J'arrive avant les journalistes et en poussant la porte, je comprends que ça va faire mal.

Les habitués sont là, à leur place. Dans la pénombre, je distingue, sous leurs bérets, leurs yeux qui me scrutent, fixes comme les aiguilles de l'horloge Ricard qui semble avoir rendu l'âme depuis un bon bout de temps. Jean-Pierre, face à son pastis caillé, se tient droit dans son bleu. Il attend une explication, méprisant.

La tête me tourne. Je bafouille une excuse. Ses hochements de tête sont comme des claques en aller retour, sèches et sans remords. Je commande une mousse. Pas de réponse. Alors je reste planté là, observant les mouches qui lèchent les trophées de chasse accrochés au mur.

***

Je les aperçus alors qu'ils arrivaient, se cachant dans les voitures, les visages masqués par des serviettes. Pas moyen de faire une photo. Pas grave: la honte, c'est une information. Ça pouvait même faire la Une.

Ils s'éclipsèrent un instant puis son discours débuta.

Je me rappelle parfaitement de son regard alors qu'il s'approchait des flashes infatigables des journalistes : triste et hagard, il n'était plus qu'un petit boxeur coincé dans ses cordes, attendant que son entraineur jette l'éponge.

***

Le directeur sportif arrive, le discours que je dois répéter à la main. Je n'ai même pas fini de le lire que je me retrouve au centre du tourbillon qui va me couler. Je ne maitrise plus rien, je suis ridicule, je m'effondre en larmes.

***

Grâce à cette affaire, je suis monté à la capitale. En 99, un mensuel spécialisé m'a proposé de couvrir les Classiques. Une place confortable. Un boulot pas bien fatiguant lorsqu'on a connu les critériums de campagne. La saison ne s'étendait réellement que de mars à juillet. Ce qui me laissait un sacré temps libre pour écrire mon premier bouquin.

Cette affaire n'était que l'arbre qui cachait la forêt. J'en étais convaincu.

Tout s'était joué sur un coup de dés. Un médecin arrêté par des douaniers, des produits dopants dans le coffre. Puis le procès et les condamnations.

Mais tout le monde savait, tout le monde pratiquait. Et personne ne parlait, personne ne posait de questions.

Je ne dormais plus, j'enquêtais. Reconstituer les réseaux. Identifier les produits. Scruter les enjeux.

Je rencontrais bon nombre de spécialistes. Leur diagnostic était unanime ; les coureurs ne lésinaient pas : stéroïdes, EPO et anabolisants. Bien sûr, les fédés prétendaient resserrer leurs contrôles, mais des dosages précis de médicaments masquants suffisaient à établir la présomption d'innocence. Pas besoin d'être un génie pour les administrer; suffisait de se tenir informé pour être à la pointe de l'information pharmacologique.

Les scandales se succédaient, précipités par les contrats juteux avec des multinationales, des marchés à plusieurs zéros avec le service public et la rationalisation de l'organisation des équipes. Le professionnalisme, qu'ils appelaient ça...

Le courage, la combativité, la résistance s'effaçaient progressivement derrière les enjeux que devaient supporter les coureurs.

***

Moi ce que j'ai toujours voulu, c'est être un champion. Je ne demandais pas grand chose et je savais que les toubibs s'occuperaient de moi. Des transfusions, des piqûres, «des petites cures» comme on dit. Troisième en 96, deuxième en 97. Je me suis approché du sommet. J'ai fait confiance aux dosages du doc' pour progresser. Tout ce que j'ai gagné, c'est un an de suspension.

Pas facile de tout arrêter d'un coup. Rapidement, mon corps change, je ne suis plus l'athlète affuté qui grimpait l'Alpe d'Huez en 30 minutes. Mon visage gonfle, mes muscles fondent, chaque quinte de toux me décolle le diaphragme. Ma vie n'est plus qu'une longue tranchée de pavés gris que je parcours à pied. Je ne supporte plus personne. Je m'enferme à l'étage, attendant que le temps passe, rasant mes jambes avec soin. Comme avant.

Mon cerveau se vide, mes cernes se creusent.

Insomniaque, je contemple, les mâchoires serrées, des images se projetant sur le plafond.

Une selle coincée sous le cul de l'Allemand, se plaignant de la mauvaise qualité de l'aération. Des pédales, enivrées par la rotation régulière de leurs manivelles, profitant des paysages qui leur sont offerts. Des gourdes, ramenées par l'équipier, passant de mains en mains et remontant le peloton. Ce spectacle me tétanise.

Non, je n'étais pas un drogué, j'étais un champion.

Progressivement, je sors la tête de l'eau.

Ce fut difficile mais je repris l'entrainement. Pour clouer le bec à tous ceux qui croyaient m'avoir enterré.

J'ai remis le nez à la fenêtre. Au courage, j'ai laissé ma trace, déposant dans ma roue ceux qui avaient cru me couper la tête. Mais je finissais les étapes sur les jantes, complètement vidé. Il était temps de laisser la place aux gamins qui flinguaient dans tous les sens.

***

Je piétinais, le boulot n'avançait pas. Impossible de rassembler des témoignages précis et concordants. Les mecs se taisaient.

Évidemment! Les petits jeunes étaient bien trop frileux avec leurs contrats renouvelés chaque fin d'année. Ils n'allaient pas prendre le risque de se faire jeter.

Les anciens, eux, étaient tous rangés dans des secteurs proches du cyclisme pro : consultants télé, sélectionneurs nationaux ou élus à la fédé. Quand ils n'avaient pas repris le flambeau, à la tête d'une équipe. Des places au chaud qu'ils n'étaient pas prêt de céder.

Les heures s'accumulaient, les trajets se multipliaient, les mois passaient. Pas le moindre résultat.

Un beau matin, je retrouvais ma valise sur le palier: ma femme me quittait. Puis un à un, mes amis m'abandonnèrent. A force de mettre mon nez partout où je n'aurais pas dû, je devins un véritable pestiféré. Mon téléphone ne sonnait plus. Ma retraite fut avancée. Le bouquin ne fut jamais publié.

N'ayant plus rien à faire à Paris, je décidai de retourner dans mon pays, à Meyrignac-l'église, là où tout avait commencé.

***

Je me suis retiré avec le sentiment du devoir accompli. A vrai dire, je n'ai jamais été aussi populaire qu’à cette époque. Faut dire que j'ai fait de sacrés numéros dans les Alpes.

J'en ai profité tant que ma belle petite gueule a pu m'aider. J'ai savouré ma retraite aux commandes de plusieurs business juteux. Facile : discuter et faire tester mes produits. Rien que des retours positifs pendant de longues années.

Puis tout ça s'est tassé, la roue a tourné, j'ai vieilli, d'autres m'ont remplacé.

J'étais terriblement seul et je ne me voyais pas finir dans une maison de retraite, perdu dans un peloton de déambulateurs et une caravane d’infâmes plateaux repas.

Alors, comme un ultime défi, je suis retourné là bas, en Corrèze parce que la blessure n'avait jamais été refermée. Parce que j'étais sûr qu'on se souvenait encore de moi.

***

Évidemment que je repassais devant. La maison léguée par mes parents était à dix minutes.

Mais je n'avais jamais osé franchir le palier de « Chez Gillou ». Cette foutue conférence de presse... Un beau jour, je me décidais pourtant. J'avais passé l'après-midi à traîner les bois humides, à la recherche de quelques cèpes pour les revendre sur le marché. Sous mes bottes, je ne sentais plus mes orteils. Je me dis qu'un bon grog ne pourrait pas me faire de mal.

Lorsque je rentre, le silence s'installe. Les regards m'évitent. Les lieux se figent.

Pas grave, j'ai l'habitude...

Je reste un moment à attendre, réchauffé par une cheminée crépitante. Je demande au taulier s'il ne connaîtrait personne qui pourrait me vendre un stère pour l'hiver.

D'un doigt, il me désigne une ombre qui tangue dans un coin.

Je plisse les paupières, tentant d'apprivoiser cette semi-obscurité si gênante. Progressivement, sa silhouette se découpe.

Je n'en crois pas mes yeux. Toujours le même profil.

D'une main tremblante, je m'empare de mon carnet. De ma poche intérieure, je retire doucement mon feutre noir. Maladroitement, je m'approche, baisse les yeux et l'aborde en bafouillant.

***

Les débuts ont été difficiles puis la routine s'est installée.

Aujourd'hui, j'attends doucement la mort. Le matin, j'astique mon petit vélo, celui de Morzine 2003. L'après-midi, je pèche seul. Jean-Pierre a été emporté par sa cirrhose depuis bien longtemps. Tous les soirs, je viens réchauffer mon corps ankylosé au bistrot, « chez Gillou ». Autour d'une table, un jeu de cartes et 4 verres de Suze. Je vois encore dans leurs yeux troublés l'admiration et le respect. J'en suis fier. Ils sont devenus mes amis. Ils me font rire et me rassurent.

Récemment, un pauvre type, sûrement un de ces vautours de journaliste, a essayé de me faire parler sur le passé. Les combines et le système... Je l'ai regardé et lui ai tourné le dos sans dire un mot. Il ne sait pas qu'ici, on m'appelle encore « Cœur de lion ».

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