coeur vide

olivier-denis

Une nouvelle, un portrait

Julia aura trente trois ans en juillet prochain. Elle est de 81, de cette génération que les médias ont nommé « génération Mitterand ». Julia vit seule, avec un chat et des objets rassurants. Une petite maison en location, quelques ami(e)s, un emploi à responsabilité. Des rondeurs, des manies, des heures devant l'ordinateur portable ou au téléphone, rythment sa vie.
Ses parents sont issus de la seconde génération soixante-huitarde, pleine de rêves et de possibilités nouvelles. Son père, d'extraction modeste, est de ces idéalistes libertaires et cultivés qui ont rêvé de révolution culturelle et sociale, où la simplicité et la bonté auraient été la règle. Ces utopies qui portaient peu au travail, à la réussite sociale, au sens conservateur du terme. Ses idées, sa belle gueule en faisait la coqueluche des jeunes femmes gauchistes qui découvraient la liberté sexuelle, l'accès aux études et à l'emploi, à la citoyenneté active dont avaient si souvent été exclues leurs mères. Ces possibilités nouvelles, pour ces femmes, les ont amené à rêver, elles aussi. A rêver de promotions et de réformes émancipatrices. D'indépendance aussi. D'indépendance au pouvoir des mâles. Autonomie et égalité, revendiquées par certains ont rencontré indépendance et parité, voulues par certaines. Un autre fossé se creusait sous les pieds de ces hommes et ces femmes qui souhaitaient, pourtant, plus que tout, ne plus vivre dans la séparation sociale. Lui désirait la fin du système hiérarchique, l'entente et la cordialité entre les sexes mais elle ne désirait rien d'autre que prendre part à la hiérarchie, être protégée par un système garant des neuves libertés.
Julia a été conçu dans cette vague utopique. Ses parents se sont séparés peu de temps après sa venue. L'arrivée du socialisme n'avait pas changé grand chose, alors … chacun sa route. Durant toute son enfance, Julia a vécu entre deux domiciles, entre deux regards, entre deux attentes, entre deux amours, entre deux sacs. Avec son père, l'existence était modeste mais enchantée. Sans règles strictes, des sorties culturelles, des rires pour un rien et cette impression d'être au centre de la vie de son père. Ce qui n'était pas faux. Le père de Julia ne s'est jamais remis de la séparation, comme de la fin de son rêve révolutionnaire et social. Dans ces affreuses années 90, affligeantes de fric et de frime, ces années « Tapie » après les années d'utopie, il s'est replié, renfermé, ne vivant que pour sa fille adorée et quelques sorties au cinéma, au théâtre, à l'opéra, qu'un emploi dégoté in-extremis dans la fonction publique lui permettait d'assumer. Lui qui n'avait que vogué de petits jobs en MJC en allocations assédic, le fonctionnariat fut un refuge mais un renoncement de plus. L'age charriait ses soucis de santé, blanchissait les cheveux. Le jeune homme idéaliste faisait place au quadra grisonnant, dépressif et sombre où seule sa fille allumait à nouveau la flamme du sourire. Julia fut traité en princesse. Avec son père, elle appris la douceur, la sensibilité, la profondeur des choses mais aussi l'écart, l'isolement social et humain.
Côté maternel, l'ambiance était toute autre. Là, le combat était de mise. Seule, la mère de Julia s'est acharné à devenir une femme indépendante. Des emplois où elle tenait les rennes,   des hommes jetables, l'ambition dans les dents, la mère de Julia n'a rien laissé passer de ces années socialo-libérales où l'esprit de parité, à défaut d'égalité, s'affirmait de plus en plus. Venant d'un milieu bourgeois et industriel, la mère de Julia avait cette assise familiale dont elle a su s'affranchir un moment ...avant d'en apprécier, en vieillissant, les bons côtés rassurants et conservateurs. L'important était de réussir sa vie de femme, pas de se répandre dans des utopies vaines et perdantes. L'indépendance a son coût. C'est ce qu'elle s'est acharné à faire comprendre à sa fille.
Julia reçoit ses parents, à tour de rôle. Julia déteste avoir ses parents côte à côte. Et pour cause, elle est si différente avec l'un ou avec l'autre. Cherchant toujours à plaire à ses parents, qui ont chacun à leur manière été si attentionnés à son égard qu'il est impossible d'être la même, selon si elle est avec son père ou avec sa mère. Depuis toujours, il lui faut alterner deux personnalités pour être en accord avec ses géniteurs. A presque trente trois ans, Julia est toujours dans cette difficulté d'être. Comment agir ? Que faire ? Que dire ? Que penser ? S'engager ? Se détacher ? Aimer ? Détester ? Être seule et indépendante ? Être amoureuse et perdre sa liberté de femme ? Julia ne sait pas.

Dans son travail, ça va à peu près. Elle est responsable et seconde le dirigeant d'une petite entreprise cachée dans un statut associatif. Le côté vertueux de ce statut la réconcilie avec sa volonté filiale de plaire à son père. Le côté entreprise, cette réal-politik économique, décisionnaire et ambitieuse plaît à sa mère. Cette fonction la valorise dans les deux cas. C'est ce qui lui importe. Ses ami(e)s également sont trié(e)s et sérié(e)s. Pour certain(e)s, elle est la Julia indépendante, laborieuse et efficace. Pour les autres, elle est cette Julia sociale et généreuse. L'apparence est sauve, suffit de pas se mélanger les ami(e)s, se réserver et se planifier correctement les moments. Comme avec ses parents.

Avec les hommes, c'est plus compliqué. Trop compliqué. Un casse tête. Des années chez le psy n'ont rien apporté de significatif. Toujours le même soucis. Comment être avec un homme ? L'autre est un étranger à sa double personnalité, un inconnu qui va se mêler et juger cette singularité. Comment être avec un homme ? Faut il qu'elle soit sentimentale et tendre ou ferme et dominatrice ? Elle a besoin des deux, elle ne sait faire qu'en double. Tantôt un puissant besoin d'amour (paternel) lui cisaille le cœur, tantôt un besoin d'indépendance (maternel) l'écarte de tout épanchement de sensibilité. Faut il faire l'amour et exprimer ses sentiments ? Faut il juste consommer une verge, pour un soir sans lendemain où l'on se quitte poliment après un rapide café, avant de prendre le train vers le boulot ? Elle a ce goût pour les hommes sensibles et doux, cultivés et rêveurs. Un piège où elle se sent prise par des sentiments qui rabaissent son image d'indépendante. Elle apprécie ces inconnus d'un soir, d'une nuit où le contrat est clair, où elle profitera de façon masturbatoire d'un membre de passage. Jouir vite, dormir, se lever la première et se quitter rapidement ou s'abandonner à des ébats longs et passionnés, se lever tard, se frotter tendrement en se découvrant peu à peu ? Julia ne sait pas.

Elle n'ose aucune passion, aucun rêve. Aucune décision personnelle. La seule chose qu'elle partage avec ses deux parents, c'est la voile. Certes, son père comme sa mère aiment cette pratique bourgeoise mais démocratisée dans ces illusoires et fausses trente glorieuses. Sa mère y voit un accès de plus à sa génération de femme. Le côté sportif de la discipline, lutter dans la nature et faire marcher sa tête pour avancer grâce au vent est un plaisir et une fierté. Une revanche de plus pour toutes ces femmes cantonnées au quai pendant si longtemps... Une femme ne pouvait être que femme de marin. Pour le père de Julia, le rapport à la voile est différent, plus accès sur l'évasion, sur l'espace de liberté, sur la possibilité d'inventer et de faire enfin quelque chose de différent, de créatif, de poétique. Deux façons d'être sur l'eau. Deux, encore. Julia n'échappe pas à ces deux façons de naviguer, non plus. Même sur l'eau, ses deux personnalités la tourmentent, la dirigent. Julia aime les marins et les déteste en même temps. Julia aime les hommes et les déteste. Julia ne sait pas. Ne sait pas ce qu'il faut aimer ou non, ce qu'il faut choisir, ce qu'il faut  paraître, ce qu'il faut être. Dans ce théâtre à deux entrées, elle court de l'une à l'autre, se change derrière le rideau, change sa voix selon ses rôles. Elle s'épuise, se fragilise, s'amenuise, se diminue et s'enlaidit. Elle mange n'importe comment, n'importe quand, dort mal, se réveille aussi épuisée qu'en se couchant, épuise toutes les séries policières télévisuelles qu'elle contemple, hypnotiquement, du fond de son lit vide, parsemé de poils de chat. Elle ne sait pas choisir. Elle vit dans cette pression de ne déplaire ni à son père dont elle est l'amour , ni à sa mère qui voit en  elle la réussite féministe qu'elle n'a pu réaliser tout à fait elle même. Julia est condamnée. A presque trente trois ans, elle a conservé ce rythme des gardes parentales. Son esprit est toujours dans un sac, entre deux maisons, deux êtres, deux espoirs placés en elle. Les coups de téléphones alternent toute la semaine, parfois son père, tous les deux ou trois jours, parfois sa mère, à n'importe quelle heure, n'importe  quel jour, réclamant sa disponibilité de femme libre et indépendante. Elle répond toujours, maquille sa voix et ses humeurs pour ne pas déplaire. Être la fille parfaite, pour l'un et pour l'autre. Quitte à s'oublier, à se perdre dans ces rôles qui laissent aucune place pour sa vie, pour sa personne, pour ce qu'elle a au fond d'elle et qui ne peut jaillir et la rendre heureuse. Ce qu'elle souhaiterai plus que tout, pourtant.

Julia ne sait pas. Ne sait pas choisir. Ne sait pas comment vivre. Son cœur est un objet encombrant et vide.

Signaler ce texte