Colette

wikprod

Colette d'agneau !

Colette est née dans l'ombre de la guerre, dans le soupir des avions et le frémissement des bombes déposées, allez savoir, tout ça était peut-être un mauvais présage.

Colette eut une enfance facile, heureuse même, fille unique, elle fut élevée dans l'arrière-cour de l'abattoir, là où le sang des bêtes coulait comme une pluie féconde qui giclait sur le sol. Il y créait, avec la terre mélangée, une boue noire, épaisse et puante. Colette se souvient des animaux gonflés sur lesquels elle aimait sauter, pour aider son père, boucher, à décoller la chair.

L'adolescence de Colette se passa chez les bonnes sœurs où on lui apprit les bonnes mœurs. C'était simple, elle devait savoir lire, écrire et compter, mais surtout savoir être belle, prête et avenante, et surtout s'avoir s'engrosser, pour satisfaire le mari, sa dure journée de travail achevée.

Le mari, Colette le rencontra tôt, à la vingtaine, à peine passée. Il était beau, charmeur, et intelligent, et surtout il avait une bonne situation. C'était important, ça, la situation. C'était ce qui permettait de ramener de l'amour à la maison... Ou de l'argent, pardon, de l'argent. Colette s'était encore mise à rêver, sur son manuel de femme parfaite déjà tout écorné.

Colette lui donna deux enfants, une fille et un garçon, le mari lui donna des ordres. Il fallait que tout soit bien rangé, dans sa vie et dans sa tête, et bien sûr dans la maisonnée. La vie, cette chose mystérieuse et un peu sale sur les côtés, répondait à un schéma bien précis où rien n'était au hasard laissé. Le mari devait briller, la femme, supporter. Et Colette, dans son rôle de supporter au foyer, fut brillante. Pour supporter, elle supporta. Comme le roseau elle plia, comme l'herbe elle se redressa, comme la rose dans la toux encrassée des villes, elle poussa. Au début elle fut fière de son rôle, n'était-ce pas ce dont on l'avait toujours enseignée ?, n'était-ce pas ce dont on lui avait toujours rêvé ? L'Univers, ou Quelle que Soit Sa Finalité, devait être très fier d'elle.

Ne plus voir cette amie ? Bien, Colette ne verrait plus cette amie.

Ne pas fumer ces longues cigarettes au goût mentholé ? Bien sûr que non, c'était mauvais pour la santé.

Ne plus fréquenter tel endroit ? Bien, Colette irait donc dans un lieu éloigné.

Ne pas faire de sport, ne pas chercher à travailler, savoir rester belle et se la fermer, se foutre à poil, s'allonger là et ne pas bouger ? Très bien, très bien, regardez Colette le fait, regardez Colette vous a même devancé !

Et pourtant l'amour, et pourtant l'amour malgré les barreaux, les cages et les mensonges, l'amour, cet enfoiré, avait quand même réussi à toucher les rêves oubliés de Colette, son amour, son rire et sa liberté.

C'est pour ça que Colette, elle aime continuer à ranger, elle aime que tout soit propre et ordonné parce que putain là-haut, là-haut dans le siège de son âme où elle ne réside pas souvent, ça ne va pas tarder à péter.

Regardez Colette, elle est encore dans le coup, regardez Colette, y'a encore pleins de tours qu'elle sait exécuter !

Sacré Colette… Elle ne sait plus trop quand tout à commencer à craquer.

Elle ne sait plus trop quand et comment elle s'est retrouvée dans ce lit d'hôpital, bourrée de médocs ras la gueule, ras la putain de gueule.

De quoi ? Pourquoi ? Ah !, oui… Colette n'allait pas très bien, une étrange maladie, non, on ne sait pas trop ce qu'elle, la pauvre, elle qui ne s'est jamais plaint, un coup de fatigue v'voyez ? Tous ces excès ces petites crises, une sorte d'hypersensibilité. De sentiments exacerbés, des lubies refoulées… Une âme de rêveur, ‘comprenez ? Comment ? C'est bien plus que cela ? Non, quand même pas, vous croyez ? Oh… Et son mari, bien sûr, son pauvre mari est dépassé, vous imaginez !

Il lui faudra des vitamines. Non ? Il lui faudra plus puissant alors, des cachets bien colorés, des cachets bien dosés et un bon repos tout organisé. Seulement voilà, Colette, Colette, Colette elle s'est tellement reposée, dans son lit toute clouée, que Colette il n'en est presque plus rien resté ! Depuis quand elle a ces serres à la place des mains ? Depuis quand elle a ce masque de mort à la place du visage ? Cette peau tirée, ces cernes tatoués ?

Merde, merde, merde, tu pars en couille Colette, c'est le mari qui va râler ! Heureusement on vient encore la voir, Colette, son mari, bien sûr, même si elle lui fait peur, bien sûr, parce qu'elle est vieille, parce qu'elle est moche, parce qu'elle pue, qu'elle bave et qu'elle est dingue, Colette, hahaha, la gueule du manuel s'il la voyait, hahaha !, nique la femme parfaite, hahaha !, Colette elle peut plus, Colette elle est sèche !

Mais l'amour, l'amour est là, quand même, l'amour est plus fort que la haine, c'est qu'essaye de dire, Colette, c'est ce qu'elle essaye de dire à tout le monde Colette, parce que c'est ça, le secret, Colette, elle aime tout le monde, Colette, tout le monde sauf elle-même ! Parce qu'à chaque fois qu'elle a essayé, on lui a toujours dit : Non, pas toi, mais moi !

Alors Colette elle se lève une dernière fois de son lit d'hôpital, de clinique, de mort, de tombe aux vers rongés, elle se lève une dernière fois, elle se lève et porte les mains au ciel et crie : « MAISON ! »

Et puis Colette elle crève.

Elle crève et la voilà désolée : elle les a vraiment bien chiées, les dernières pages du manuel de femme dorée. Mais bon, quelque part, j'espère qu'elle se sera quand même un peu marrée.

Si un jour tu dois te lever de ta tombe comme un zombie, j'espère ce sera pour sortir une main de terre et faire un doigt bien tendu et bien décharné à tous ces enculés qui t'auront empêché d'être.

Santé, Colette.

  • J'aime beaucoup votre style d'écriture. C'est rude mais en même temps très touchant..

    · Il y a presque 9 ans ·
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    • Merci beaucoup :)

      · Il y a presque 9 ans ·
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      wikprod

  • Levons tous le doigt pour Colette, pour toutes les femmes avec un fil à la patte ! Que dis-je une corde, une chaîne, un voile, des menottes ...menottes invisibles, mais elles sont là !

    · Il y a presque 9 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Martine, je suis heureux que ce texte vous ait touché ! :)

      · Il y a presque 9 ans ·
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      wikprod

    • Je vous en prie ! Bonne journée à vous !

      · Il y a presque 9 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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