Comic Strip (One shot)

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Synopsis :

Dans un futur plus ou moins proche, l'humour est devenu illégal. Des traine-savates de tous poils font le pied de grue sur nos trottoirs ; certains déguisés en clown, d'autres proposant un stand-up pas ruineux.

Cette histoire est dédiée à l'un d'entre-eux. 

Ainsi qu'à toutes les bonnes putes, comme les appellait Emile Ajar.

1.

Buster est un type sans concession. Il repose dans un coin retranché du cimetière, en rangs serrés, au milieu d’autres anonymes. Les services de police n’ont pu me refiler qu’un numéro d’identification – 333 138 4V. J’aime à penser que les parents du jeune Buster n’ont pas trop douillé pour son baptême.  Je suis allé voir le gardien avec ma référence et il m’a troqué les coordonnées topographiques du locataire, griffonnées sur la page sport de son journal : Carré 58, Division 4, allée G, 24m50 (nord). Le portier m’a souhaité bonne chance, et indiqué l’heure de fermeture. J’espérais être rentré avant la nuit. Cette visite prenait des allures de carte au trésor, interdiction de creuser mise à part. Tandis que je traversais la zone civilisée, fleurie, entretenue – pour résumer : solvable – certains caveaux retenaient mon attention. Leurs dimensions en faisaient de confortables résidences secondaires, bien orientée, avec possibilité d’aménager un sauna, une véranda ou une cuisine d’été. Les portraits de leurs résidents (parfois même leurs bustes) s’exhibaient  sur la façade, au-dessus d’épitaphes tout à fait convenables, empruntées au dictionnaire de citations. Je n’ai pu relever aucune faute d’orthographe. Ceux-là devaient s’élever droit au ciel, classe affaire, souhaitez-vous une coupe de champagne, de leur sépulture type renaissance jusqu’au nirvana.

Je ne déteste pas les cimetières mais ils me donnent quand même salement envie de fumer. J’ai allumé une cigarette à la bougie d’une tombe néo-baroque. M’enfonçant plus profondément dans les allées glauques, je cherchais toujours le quartier populaire. L’endroit était calme, comme on peut s’y attendre. De beaux arbres offraient leurs ombres aux niches trop exposées. Ces feuillus sont les derniers de la ville. Si nos enfants souhaitaient faire des cabanes, il leur faudrait d’abord se convertir au gothisme. En attendant, impossible de débusquer le Carré 58. Sans aller jusqu’à affirmer qu’on ait tenté de dissimuler l’endroit aux chastes yeux des endeuillés convenables, j’ai pu remarquer que cet hectare de terre battue réservé aux numéros de séries écoulées était situé derrière une épaisse haie de cyprès, le plus loin possible de l’entrée. Par ailleurs, on ne pouvait y accéder qu’après avoir fait pivoter la tête d’une statue d’angelot, selon un angle de 90 degrés (vers la gauche ; deux arbustes factices se couchent, révélant l’entrée de ce qu’il convient d’appeler une fosse commune).

A priori, je pensais être tombé sur la réserve. Les pierres tombales étaient alignées les unes à côté des autres, sans marque distinctive ; pas de noms, pas de dates (ni d’épitaphes, encore moins de bustes). Il s’est avéré que cette arrière-boutique était bel et bien l’endroit que je cherchais. C’était si chaleureux que j’ai allumé une nouvelle cigarette par la seule force de l’esprit. Grace au compas qui ne me quitte jamais, j’ai pu m’orienter jusqu’à la division 4, allée G. A partir de là, j’ai compté vingt-quatre grands pas en direction du nord (ma boussole de poche s’est montrée fort utile, une nouvelle fois). Les tombes étaient aussi dépouillées que leurs propriétaires, offrant une simplicité extrême : blanc-gris, rectangulaires, avec une petite plaque et un code-barres. On était loin du néo-baroque et des cuisines d’été. Quand je suis tombé sur la référence que je cherchais, le jour déclinait déjà. Je me suis posté devant le 333 138 4V et j’ai déclaré solennellement  : « Buster, tu es un bel enfoiré ».

2.

Six mois plus tôt, je roulais au pas sur le boulevard Desproges, sachant parfaitement à quel genre de commerce se livraient les habitués du quartier. Il devait être deux heures du matin. Quelques flocons de neige dansaient dans les phares de ma bagnole, qui glissait paisiblement sur la file de droite. On ne se bousculait pas sur le trottoir. J’avais quelques billets dans la poche arrière de mon jean, de quoi me divertir quelques heures, à condition de me dégoter une passe, évidemment. J’allais faire demi-tour et louer un film des Marx Brother quand j’ai aperçu un premier type, sous un abribus. Il portait une salopette tachée de vinasse et une coupe de cheveux assortie. Il imitait Coluche mais ça n’avait rien de comique. Le pauvre vieux était camé jusqu’aux ongles et les flics n’allaient pas tarder à l’embarquer pour racolage. Il terminerait sa nuit en cellule de dégrisement, dans les bras d’un sosie de Raymond Devos. Un peu plus haut sur le boulevard, je suis passé devant la clique des clowns balkaniques, qui tapinaient autour d’un feu de poubelles. Ces manouches avaient envahi le 17ème depuis quelques années. On leur fournissait le costume d’un gars mort la veille,  quelques croutes de Babybel en guise de nez rouges, avant de les balancer dans la rue, sans protection, ni briefing,  à proposer des numéros minables en cassant les prix. Pour quinze euros, ils se fracassaient sur les lampadaires, trébuchaient sur des peaux de banane (souvent fictives) ou tombaient dans les bouches d’égout. Leurs corps meurtris étaient jetés devant les urgences d’un hôpital de banlieue. Leurs blagues faisaient l’affaire de quelques pervers fauchés, adeptes du premier degré. Certainement pas ma came.

Le boulevard Desproges, c’est la cour des miracles de l’humour clandestin. Les sénégalais recalés au Jamel Comedy Club meurent de froid en espérant trouver une bonne vanne, quelques anciennes vedettes de La Classe répètent leurs tirades affligeantes pour la trente-millième fois ;  vous avez les mimes, les scénaristes Carambar, et même des gosses de douze ans qui tapent de l’éther en attendant le client (quel espèce de salaud peut avoir envie de se fendre la gueule avec un mineur ?). Bref, il y en a pour tout le monde, jusqu’aux performers absurdes, dont j’ai été client à l’époque, mais en compagnie desquels il faut s’attendre à tout (comme cette fois où je suis tombé sur une sorte de Monty Python sous amphétamines, travesti en flamand rose, qui mixait  blagues belges et chansons paillardes, en s’accompagnant au luth) (très mauvais investissement de ma part).

Je ne cherchais rien d’original, un stand-up pas ruineux - un vague canadien ayant fait une brève apparition lors du festival Juste Pour Rire ferait l’affaire. J’étais embusqué à un feu rouge quand un jeune type m’a tapé dans l’œil. Il récitait un sketch de Jean Yanne à un horodateur. Il avait l’air de connaitre le boulot : bon débit, pantalon et chemise sombres, pas de maquillage, un visage anodin, pas dégueulasse non plus. J’ai baissé ma vitre. Il s’est immédiatement approché de ma voiture et s’est accoudé à la portière en déclarant :

       - Salut, tu veux passer un bon moment ? Je fais du sujet d’actualité, du comique d’observation, un peu d’impro, si ça te branche. Assez classique, mais pas de mauvaise surprise.

      - Combien ?

      - Trente euros le sketch, quatre-vingt pour un show. Chez toi ou chez moi. Je fais aussi des formats courts pour dix sacs.

      - C’est bon, grimpe.

      -  Et mon tabouret ?

Ces mecs ne se déplacent jamais sans leur foutu tabouret de bar et des dizaines de petites bouteilles de flotte.

     -  Fous-le dans le coffre et ramène-toi.

Nous avons quitté le boulevard. Juste avant d’entrer sur le périphérique, mon tapin a pointé son doigt vers un grand noir qui s’agitait sous un lampadaire :

    -  Tu reconnais ce gars là ?

La tête me disait vaguement quelque chose. Il portait une grosse barbe et poussait un caddie rempli de bouteilles de butane.

     -  C’est Dieudo. Ce mec était le meilleur d’entre nous. Maintenant, juste un pestiféré. Le problème, c’est qu’il s’est mis à déconner avec tout le monde, sur n’importe quoi.  Mais drôle. A crever de rire. Il faisait pas payer, la plupart du temps. Il s’est fait tabasser par les roumains. Les poulets l’ont serré pour détournement de publicité, humour noir, chamanisme, tout ce que tu veux. Aujourd’hui, il est grillé. Mais ce clodo est un génie, je t’assure.

    -  Si tu le dis…

On a roulé en silence pendant un quart d’heure. J’étais pas mal excité, comme toujours avant une bonne passe. Mon passager semblait réviser ses classiques, entre ses lèvres. Et puis il s’est mis au boulot :

     - T’as vu que Steve Jobs était mort ?

Sur le coup, je me suis pas méfié. Je croyais juste qu’il voulait taper la causette.

     - Ouais, j’ai répondu. Pas de quoi fouetter un chat.

     - Exactement ce que je pense. Surtout qu’en France, on a encore Paul Emploi.

     - Oh le con… je te préviens, me fais pas marrer dans la bagnole où je te laisse en plan ! Je veux pas de problème avec les flics. Je t’emmène à l’hôtel. Garde tes vannes pour tout à l’heure, tu veux.

     - J’ai rien contre.

     - Raconte plutôt comment t’es arrivé sur le macadam. C’est pas un boulot ordinaire que vous faites vous autres, pas vrai ?

     - Parcours classique, en fait. J’ai commencé par travailler comme guichetier dans une salle de spectacle qui recevait pas mal d’humoristes. De fil en aiguille, je me suis vite retrouvé dans une troupe. On faisait de l’avant-garde. On voulait faire marrer autrement, à l’américaine. Entre-temps, j’avais mes études à payer et j’ai fait quelques apparitions dans des spots publicitaires MMA. Et puis finalement, j’ai décidé de prendre l’argent où il était. Je me suis retrouvé dans la rue à vingt et un ans, avec mes trois calembours incompréhensibles sous le bras. Mais j’avais de la répartie et les clients aimaient ça. J’ai toujours été drôle, je crois. Dans ma famille, ça passait pas. J’ai pas mal refoulé et puis un jour, au mariage de ma cousine, je me suis lancé. J’étais témoin et je devais dire quelques mots au micro, les conneries habituelles. Sauf que j’ai commencé à balancer des vannes sur le marié, les vieux secrets de famille, le divorce de mon oncle, l’homosexualité de ma sœur. Les invités se sont d’abord bien marrés et puis on m’a foutu dehors.

    -  Je vois ça. T’as un nom ?

    - On m’appelle Buster.

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