Comme dans un tableau de Cézanne
Florence Boisseau
Comme dans un tableau de Cézanne
Il fait un temps superbe, je suis seule, accoudée à la balustrade de notre terrasse et je me sens vivre… Pour moi c’est une « renaissance » ! Tout d’un coup une libellule aux ailes bleutées presque transparentes, délaissant l’onde frémissante pour un court moment, vient se poser avec grâce sur le rebord.
« Tu verras Chloé, en Provence, il fait toujours beau et chaud… c’est le Sud ! » Ces deux mots « Provence » et « Sud » m’avaient fait rêver, moi, fille du nord, qui ne connaissais depuis 30 ans que le béton des H.L.M., le ciel lavasse sans étoiles et le bitume gris sans fleurs.
Toute excitée, je m’étais gargarisée de lectures sur « Le Sud ». J’affûtais mes connaissances sur la culture de l’olivier et les bienfaits du miel de lavande. Je feuilletais des livres sur les oiseaux migrateurs des plans d’eau. Je m’imaginais marcher sur les chemins dans la garrigue dans une petite robe fleurie comme dans un film de Pagnol, m’enivrant de l’odeur du thym. Je salivais en pensée sous la chair fondante et sucrée d’un abricot velouté comme de la soie et je me pâmais d’avance devant un confit d’oignons servi avec un caviar d’aubergines, rehaussé par le goût de la sarriette et du romarin. La Provence m’habitait déjà toute entière.
Puis le rêve devint réalité.
Nous quittâmes le nord pour atterrir au beau milieu de la campagne provençale à quelques 800 km au sud. La petite maison que nous avions rachetée aux héritiers d’un viticulteur ne payait pas de mine, mais elle dégageait un certain charme. Les tuiles chaudes rouge-orangé avaient remplacé les toits plats et uniformes des immeubles, les arbres dont les feuillages ombraient en partie le sol pierreux, s’alignaient sur les côtés comme une invite à emprunter le chemin d’accès à la maison, même le petit jardin en friche, en contrebas, appelait au farniente et au plaisir. La nature s’offrait tout autour avec ses creux et ses rondeurs, baignée de couleurs, de sérénité, de lumière, comme sur une toile d’impressionniste. Fini la grisaille… J’avais devant les yeux une peinture de Cézanne, une œuvre de maitre.
Mais la plus belle découverte fut la TERRASSE. Non pas un substitut de balcon froid et vide, terne et inutile ! Non, une esplanade de vie, de verdure, de fragrances, d’invitation au voyage ! Surplombant le jardin, la terrasse se détachait de la maison, fière et majestueuse, telle une proue à l’avant du navire, un peu cachée sous des entrelacs de lierre qui courait partout sur les façades des côtés. Pour mieux la mettre en valeur, sur le devant, une glycine aux branches torsadées grimpait le long du mur et étalait ses longues grappes de fleurs mauves et odorantes tout le long de la balustrade en métal ouvragé. Les fleurs ornaient la rambarde, telles des perles de fleurs sur un collier de fer et exhalaient une odeur délicieuse. Par terre, invitant à la caresse d’un pied nu, de jolis carreaux de mosaïque turquoise et blanche étincelante sous le soleil, assuraient de leur fraîcheur un sol lisse et propre. Une chilienne oubliée, à la toile imprimée de grosses fleurs violettes attendait tranquillement un occupant pour lui garantir un moment de détente, les pieds en éventail.
Je tombai aussitôt sous le charme de ces 20 mètres carrés, suspendus entre ciel et terre. Je m’appropriai ce lieu insolite et en fis mon embarcadère favori pour de lointains voyages intérieurs. Encore plus beau que sur la palette d’un peintre, le paysage vu de la terrasse offrait à mes yeux de citadine, plus habituée aux espaces clos et mornes qu’à cette fresque vivante, un promontoire fabuleux de rêverie et de contemplation. Je pris ainsi l’habitude d’investir cet espace tranquille pour jouir du spectacle, à l’abri des regards et des herbes qui piquent.
Le matin je regarde le soleil irradier d’or les collines en face en frissonnant sous la brise matinale. Mes oreilles sont bercées par le doux clapotis du cours d’eau au fond du jardin, le gazouillis joyeux de l’oiseau qui fait ses vocalises de bienvenue, le bourdonnement affairé de l’abeille butineuse, le tintement de grelots de chèvres qui caracolent entre les buissons. Parfois me vient aussi, selon le vent, le son affaibli de la cloche de l’église du village au loin. Je respire à pleins poumons cette terre riante et odorante, gorgée de soleil. Lorsque le vent forcit je m’amuse de voir ma robe se gonfler comme la voile d’un trois-mâts.
L’ardeur du soleil de mi journée m’alanguit et m’invite plutôt à la sieste. Je me repose dans la chilienne, ensuquée sous la chaleur bienfaisante. Je ne bouge plus, tel un insecte pris dans le nectar sucré d’une fleur attirante, les yeux mi-clos cachés sous un chapeau de paille tressé, un livre posé sur mes genoux. De temps en temps je plonge la main dans l’assiette en faïence colorée , remplie de petits croquets aux amandes et au miel, déposée sur la table en rotin à côté de mon fauteuil. Je sirote un citron pressé. Les cigales « chantent » à tue-tête, invisibles sur les branches des arbres aux alentours. Ils cesseront leur concert assourdissant lorsque la lumière se fera plus douce.
Et le soir au coucher du soleil, je me laisse porter par la magie du lieu, lorsque le ciel s’embrase d’un rougeoiement qui libère du feu du soleil et appelle à la contemplation de la voute céleste.
Puis brusquement…
« Debout Chloé ! Il est l’heure de te lever !»
« Hein… quoi ? »
Oh non… déception, je suis dans mon lit, dans mon H.L.M., dans le Nord. Ma terrasse du Sud n’était qu’un rêve… un merveilleux rêve !