Comme les wagons à la locomotive
manonlou
Scène 1
Déteste les bousculades absurdes dans le métro. D’habitude y prends part. Aujourd’hui observe la masse grouillante de loin. Opère un solo tranquille au milieu de la chorégraphie frénétique et empressée des autres. Pas les mêmes trajectoires. Me retrouve sur un banc. Quai du A. RER. Près de la poubelle. La dernière qui a résisté au plan Vigipirate.
Me regardent. Se demandent si on m’a posé un lapin. Faux. Peux juste pas décoller. Sais pas pourquoi. Peuvent pas comprendre. Pour eux le métro est un lieu de passage, on entre on se barre.
18h17. 18h22. 18h27. 18h46. Attends toujours mais sais pas quoi. Peut-être un signe. Voudrais qu’aujourd’hui soit différent, que le métro soit lieu de repos, que mon solo m’amène ailleurs qu’à la poubelle. Pas de signe. Suis différente et le reste inchangé. M’ennuie. Veux partir. Marre de voir les trains défiler. Marre de la foule qui trépigne et s’énerve et entre et sort et court de tout côté. Bruit de freins aigus. Portes qui s’ouvrent portes qui se ferment. Asphyxie temporaire dans les peaux gluantes. Prochain arrêt, personne ne descend ! Le train s’amuse à saute-mouton avec les stations.
Enfin le terminus. Des corps dégueulés sur le quai par le goulot des portes. Reste en arrière reste en retrait. Pas envie de sortir. Veux profiter de la rame vide, du courant d’air qui lutte avec la moiteur. Un dernier passager me bouscule. 19h36. Entends un gros « plac ». Personne d’autre pour l’entendre.
Te vois. Lamentablement tombé par terre. L’air d’un chien battu qu’on aurait abandonné : misérable. Hésite à m’approcher : ça sent le piège dont on ne se dépêtre jamais. Un contrôleur fâché traverse la rame. Te piétine sans égard. Pitoyable. Es tout sale. Donnes pas très envie qu’on t’aide. Es jaune ou maronnasse, as l’air malade. Es fripé comme un vieillard. Comme lui, usé. Désabusé
Puis me vois. Prends l’air de t’en foutre. M’intéresse. Te ramasse en cachant mon dégoût. Te regarde à peine. Ne nous parlons pas. Sortons du RER A et filons droit jusqu’à chez moi.
Scène 2
Voulais pas que tu restes trop longtemps. As su me convaincre de te garder un peu. Pouvais pas t’approcher au début. Puais fort. Etais repoussant. Veux comprendre pourquoi t’es si jaune si sale et si usé. Peu à peu t’accepte. Apprends à t’aimer.
Pensais pas que t’étais si bavard. M’as tenue toute la première nuit éveillée et puis la seconde, encore la troisième. Te soucies pas de mon sommeil c’est clair. Ne réalises pas que toi seul peut dormir toute la journée. M’énerves. Moi, pas cinq minutes pour me reposer. Ignores à quoi mes journées sont occupées. Pas ton problème : es bavard mais ne poses aucune question. Commence à croire qu’il n’y a que tes histoires qui t’intéressent.
M’énerves mais m’intéresses. Me sens attirée malgré moi. Chaque nuit de nouveaux détails, aussi importants et discrets qu’une note en bas de page. Me fais l’effet d’un long récit sans fin. Un fleuve de mots prononcés trop rarement. As de besoin de les dire. Profites de m’avoir trouvée. Veux le fin mot de l’histoire. Au bout du bout te trouver, toi.
Voilà, t’égares encore dans une digression. M’as déjà fait perdre trois nuits de sommeil en
digressions ! Prends trop de gant : aime pas ça. Ai le sentiment d’être baladée. Passe à l’action, entre dans le vif même si ça fait mal. Ai bien compris qui est Sibylle. Bien enregistré son désir de liberté qui la pousse dans la rue, son goût inassouvi pour l’écriture et ses lectures de trottoirs. Adore son idée de bibliothèque ambulante. Mais ce Nino qui répète sans arrêt « Un franc ! Un franc ! » : m’agace. Parle-moi plutôt de toi dans cette histoire : pourquoi t’es toi, pourquoi t’étais dans le RER A ce jour- là. Arrête de me bassiner avec l’acnéique Gabriel et sa vieille mère qui rote et qui pète. Sibylle siffle en douce le rhum arrangé de la vieille et alors ? Toi, t’es où dans tout ça ?
Aime tes silences mais ils sont rares. Eux disent le plus de toi. Te donnent un air sérieux. Silence pour un moment crucial de ton histoire. As des mots pour tout sauf pour parler de toi. Peut-être ici les réponses à mes questions.
Scène 3
Maintenant la confidence est entière. Au bout du bout : es bien là. Fils du vent et du bois conçu à la lueur d’un lampadaire et forcé au vagabondage éternel par ta propre génitrice. Un hommage à l’errance. Suis heureuse d’avoir croisé ta route, d’avoir surpris ton voyage. Mais ne peux pas me permettre de te garder plus longtemps. Dois te rendre à la vie, te laisser passer ton chemin. Me remémore l’endroit sordide de notre rencontre. Ta bulle mobile prisonnière d’un temps cyclique. Un enfermement maussade. Te rendre à la vie oui. Te remettre dans ce foutu RER non.
Mérites un fauteuil moins râpé, une meilleure destination. Des rêves plus fous, des ambitions plus grandes. Ai de la tendresse pour toi de la peine à savoir que tu pars. Sens mon cœur se serrer. Voici le tgv, t’ai réservé le fauteuil 27 du wagon 3. Aimerais connaître ton voisin mais peux pas m’attarder. Peux pas risquer de rester avec toi. Les secondes défilent bientôt vais te quitter. Ne plus te revoir. Frémis. Toi aussi on dirait. Ai peur tout à coup que tu m’oublies. Te grave à même la peau des mots d’adieux. Un souvenir de moi, un nom une date. Tout s’accélère. Plus le temps.
Sors, me retrouve sur le quai. Seule. Te voilà à nouveau dans ta bulle. M’effondre. M’en veux. Qui sait si une rencontre se présentera à nouveau pour toi ? T’ai peut-être lancé sur une trajectoire pire que celle qu’on avait choisie pour toi.
Quitte la gare. Remonte la file dense des gens qui sortent et entrent des trains. Cours dans les couloirs sans fin. Tout pue. Pousse les obstacles violemment. Rejoins le quai du A. M’approche de la poubelle. Regarde autour sans rien voir. Entends un brouhaha, les sons ne se distinguent plus. M’assois sur le banc. Les tempes cognent. Le sang afflue. Le cuir chevelu brûle. Me manques. Me manques terriblement à m’en arracher le cœur.
Les wagons et les corps se succèdent jusqu’à la nuit. Le silence reprend sa place. L’heure où les clodos se cachent des caméras et des vigiles et trouvent un coin moite où s’endormir. Suis toujours sur le banc. Entends des bruits de caddie rouillé que l’on tire. Une voix forte retentit : « Un franc ! Un franc ! ». Sursaute. Nino ? Ici ?
Curieuse, m’approche des voix. Le couloir fait un coude. Là, à côté d’un caddie chargé de livres, le dos calé contre le mur, les genoux pliés en guise de table, elle écrit. La couverture de son carnet est jaune ou marronnasse, ça me rappelle quelqu’un. Nino continue de gueuler « Un franc ! Un franc ! ». Un chuchotement provient de l’ombre : « Oh Sibylle, tu vas écrire encore comme ça combien de temps,dis ? Après ça le jour t’es plus bonne à rien ».
M’éclipse. Ai le sourire : as un petit frère en préparation. Ne sois pas inquiet : m’occuperai de le lire lui aussi et comme toi, sortira de Paris. Les histoires de tous ceux qui croiseront sa route s’accrocheront à celle de Sibylle comme les wagons à la locomotive. Te le promets.
me donne une délicieuse envie de rencontre fortuite du même genre,
· Il y a plus de 13 ans ·trouve ça très joli comme texte
et trouve que ça vaut plus qu' "un franc"
:)
sisyphe