Comme on est d'un pays
verbal-krysz
C’est aujourd’hui qu’une nouvelle vie commence pour moi.
A quatorze ans, je vais enfin découvrir ce que c’est de plonger dans la fosse.
Bien sûr, à mon âge, il a fallu que je commence au bas de l’échelle.
C’est à dire en haut du puit dans notre corps de métier.
Lavage, triage, calibrage, c’est certain, ça me changeait du poste de commis de cuisine que j’occupais à la maison avant de gagner ma liberté.
Il a fallu que j’en épluche, des patates, et que j’attende patiemment que ma sœur soit en âge de me remplacer pour gagner le droit d’aller gagner quelques sous de plus pour faire vivre la maison.
Après avoir fait bonne impression aux chefs, grâce à leurs chaudes recommandations et à la réputation sans faille de mon solide paternel, les échelons étaient escaladés quatre à quatre et on me considérait enfin comme un homme.
Le personnage que je jouais était bien inquiet malgré tout, et prendre pour la première fois cet ascenseur dans lequel j’avais vu partir tellement de chevaux et d’hommes était un événement riche de ressentis en tous genres.
Une petite larme discrètement versée et rapidement effacée par la noire poussière avait même coulé le long de mes joues imberbes.
Cette fosse, c’est ma famille, ma patrie, mes joies et mes peines réunies, c’est tout pour moi.
Le passé de mes ancêtres, le présent des miens et mon futur, mon avenir, mes espoirs et va savoir, peut-être même ma dernière demeure.
Les secousses qui m’emmènent vers le fond et la lumière qui disparaît me font trembler bien plus encore que les viriles tapes dans le dos que les grands m’envoient sans aucune délicatesse pour me souhaiter la bienvenue.
Première embauche, premières tâches, premiers niveaux franchis, disons que chez certaines peuplades, l’équivalent de ce que je vis aujourd’hui s’appellerait « rituel de passage à l’âge adulte ».
Le maquillage se fait tout seul.
La transe ?
Peut-être pas quand même, mais la boîte à émotions se cogne à tous les coins de mon esprit.
Esprit, es-tu là ?
Le mien est partout sauf à cet endroit, partagé entre l’envie d’en ressortir en courant et la fierté de prendre la relève.
Ceux des mineurs qui ont laissé leur vie ici, par contre, sont bien présents.
Entre les anecdotes effrayantes des anciens qui me guident et les bruits qui résonnent à des kilomètres, je n’en doute pas un instant.
Juste que je ne sais pas s’ils sont là pour veiller sur nous ou nous attirer vers leur nouveau monde.
Même pour moi les galeries sont étroites, et la peur de rester bloqué se fait à chaque pas, si toutefois marcher accroupi à la seule lueur de mon casque peut être considéré comme une succession de pas.
Attaquer sans relâche les sombres sillons dont les morceaux iront chauffer la France entière, après que mes propres successeurs en aient assuré le tri.
Vérifier que les réservoirs d’eau sont bien en place, il paraît qu’il n’y a pas mieux pour stopper un nuage de flammes qui vous fonce dessus.
Jamais entendu parler de quelqu’un qui s’en soit tiré pour nous vanter l’efficacité de ce système, mais il vaut mieux vivre avec un « il paraît » qu’avec l’idée qu’on peut être fichu en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et tout ça sans la moindre défense possible.
Rester des heures en espérant atteindre la prochaine étape, se lever dans le noir, s’enfoncer dans les ténèbres avant que le jour ne pointe sa triste lueur, et ne ressortir que lorsque la lune est de retour, c’est mon pain quotidien.
Je sais que pour en sortir, il faudra encore progresser.
Rester assidu, acharné, hardi à la tâche, jusqu’à ce que mes résultats me permettent d’atteindre mon but.
Finalement, je me demande bien souvent ce que je fais là.
Passé l’excitation des premières fois, bloqué à un niveau plutôt désagréable, je ne sais jamais si j’arriverais au bout de mon aventure.
Malgré la faim qui me tiraille si souvent l’estomac, j’en oublierai presque de m’alimenter, laissant ma volonté essayer de prendre le dessus sur mes besoins physiologiques.
J’en deviendrais presque accro pourtant, et j’y retourne sans cesse, quitte à recommencer à zéro lorsque ma mémoire me joue des tours.
Après de longues semaines passées enfermé, laissant ma mère s’inquiéter, ne la rassurant que par quelques brèves visites dans son espace réservé, j’allais pourtant enfin accéder au but ultime.
Niveau 22, je passe contremaître, à moi de recruter et de gérer l’équipe.
Il paraît que c’est maintenant que ça devient vraiment intéressant, intellectuellement et financièrement.
Choisir mes troupes, mon secteur de galeries, et lorsque j’aurais enfoncé les autres, viser une place dans l’équipe de direction.
J’ai failli oublier…
Sauvegarde.
Ne pas retirer la carte mémoire.
Recommencer la partie au dernier niveau atteint.
Nous sommes en 2011, et je ne comprends toujours pas pourquoi.
Pourquoi ma mère ne supporte pas que je passe mon temps dans ma chambre, à jouer à ce jeu de rôle sur la vie des mineurs.
A la base, c’est plutôt une bonne idée pourtant.
Un jeu hommage à notre région.
Un jeu hommage aux grands parents.
Une claque sur la joue, bien piquante, et quelques mots qui résonnent…
« S’il était encore là, ton grand-père t’y emmènerait au niveau 22 de la mine. Tu ferais sûrement moins le malin, pauvre ingrat ! »
Game over.
Merci. Je n'ai de ces années que les souvenirs racontés par les grands parents, qui commentaient les photographies prises "en dessous", mais les valeurs, pour certain(es), restent malgré le temps qui passe. Avec une grosse pensée pour eux cet été, lors de la découverte de Cracovie et de mes origines pour la première fois...
· Il y a presque 13 ans ·verbal-krysz
Je suis petite fille de mineur,( mort de la silicose en 1961) puis mon père natif de Carvin, à commencé à pousser les berlines, tandis que ma mère était trieuse, ils se sont connus là à 14 ans. Puis mon père à monter, comme tu dis, les échelons, jusqu'à devenir le bras droit de l'ingénieur en chef. Bureau à lui, secrétaires ect...j'ai écrit le récit de mon enfance, avec ma naissance dans un coron de la Fosse 4 à Carvin.Puis la vie des mineurs, mon grand-père en particulier.Bravo pour ton texte, je crois en parcourant les autres, que tu va t'amuser à nos dépens!
· Il y a presque 13 ans ·Yvette Dujardin