Comme on fait sa valise...

poulpita

Bonsoir, je suis Ingrid. Votre nouvelle voisine. Je viens d'aménager. Au rez-de-chaussée. Oui, j'aime bien les rez-de-chaussée. A cause des valises. Je suis une spécialiste des valises. J'en ai plusieurs. Pas sous les yeux. Ha, ha ! Je parle des valises remplies de trucs qu'on se traîne. Les trucs, genre les incidents de la vie, quoi. Qu'on empile, qu'on entasse. Façon pile de crêpe. Ça grandit vite. La pile monte. Tour de Babel. Les incidents de la vie, à chaque fois, c'est rien. Enfin, c'est ce qu'on nous dit. Vous voyez, ce ton pétri de bienveillance, le sourire plaqué sur les dents et les étoiles de pacotille dans les yeux - et les doigts croisés dans le dos pour que ça soit pas contagieux. "C'est bon, tu vas pas rester bloquée là-dessus, c'est rien !" Ou alors, ya "C'est rien, ça passera avec le temps". J'aurais pu collectionner les sabliers plutôt que les valises. Mais les valises, j'aime bien. Tu prends ton truc, tu le jettes dedans, c'est bien calé, vite oublié. Après tout, comment, ils font les autres ? Voilà, tous les trucs trop salés, un peu piquant, ça part dedans. Et puis un jour... ça ferme pas. On ouvre la valise. On regarde ce qui bloque. Fermeture éclair coincée dans les fils de son plus beau souvenir brisé. Genre un truc qui fait bien mal. Putain. On essaie de débloquer avec délicatesse, et puis on s'impatiente. On tire. Ya tout qui vient. Nous voilà bon pour tout entasser à nouveau. Plusieurs techniques pour ranger. Par saison. Amour, feuilles qui tombent, froid glacial. Par réaction. Épidermique, gorge nouée, torrent de larme. Par catégorie. Caprice d'enfant gâtée, rêve brisé en 4, ou en 1000. Et comme on ne peut pas passer sa journée à ranger, on finit par trouver une logique, on jette les derniers trucs inclassables en vrac, par dessus, bien à plat. On ferme. On s'assoit dessus. On sangle. Deux fois. Quel sport.

Un jour, après un grand rangement, je me suis récompensée. Je suis allée festoyer, chez des amis. D'un pas léger, mais pas trop, je suis rentrée dans leur bel appartement. Tiens, t'as un truc derrière toi, ils me disent. Je me retourne. La putain de valise qui m'avait suivie. Caniche encombrant. J'en ai pris mon parti. Une valise, en soirée, c'est pratique. On peut reposer ses fesses dessus, oublier son verre, glisser ses peaux de saucisson dans les petites poches. Et puis, j'ai croisé une fille. Elle riait fort, elle parlait de bonheur, de force, de détermination. Pouf, ma valise a sursauté, elle s'est ouverte en deux, éventrée. Son contenu étalé autours. J'ai tout rangé vite fait, tout fourré dedans. Un peu fébrile. Je crois que j'ai même embarqué le bordel des autres, les yeux rivés sur le sol. Un peu honteuse. Je suis repartie. Je ne rentrais plus dans l'ascenseur. J'ai pris les escaliers, je me suis cassée la gueule plusieurs fois. Voilà. Du coups j'ai déménagé. J'habite au rez-de-chaussée. Mais rassurez-vous. Je sais comment mettre fin à tout ça. Je cherche une autre valise sur internet, en ce moment. Avec des motifs à fleurs. Plus grande aussi. A code, et avec un cadenas. Ce sera plus pratique pour mes soirées au bar. Je ne vous retiens pas plus longtemps. Bonne soirée. A demain, sûrement.

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