Comment je suis devenu un héros

Charles Henri Ménival

Comment je suis devenu un héros

Synopsis :

L’histoire se déroule dans un « monde de fiction ». C’est un monde presque identique au nôtre, à cela près qu’il a été créé dans le seul but d’abriter les fictions qui constituent la matière des films, des romans, des nouvelles que nous consommons habituellement. Ce sont des histoires pleines de clichés, de coups de théâtre, de sentences définitives qui forment toutes ensemble, pour les habitants de ce monde, la vie. Néanmoins, le vaste scénario qui régit ces échanges ne propose pas que des premiers rôles. Pour que ce monde fonctionne, il lui faut des personnages secondaires et surtout : des figurants.

Le narrateur est l’un d’eux. Après avoir expliqué (mieux que je viens de le faire) le fonctionnement de son monde, il analyse comment sa condition le satisfaisait parfaitement et pourquoi, pour rien au monde, il n’aurait voulu devenir un personnage principal, un héros.

Place ensuite au récit de cette soirée d’automne et du premier regard posé sur cette héroïne, belle entre toutes...

Début du texte :

            Je n’ai jamais eu une âme de révolutionnaire. En fait, c’est comme si je n’avais jamais eu d’âme. Mais ce soir, j’ai compris qu’il y avait une révolution à faire. Et le comprendre fait déjà de moi un révolutionnaire.

            Dans le monde de fiction où j’habite, il y a les héros et il y a tous les autres. Moi, je faisais partie des autres.

            Le pauvre type qui, dans un film d’action, se fait chiper son vélo par un grand blond en train de sauver le monde, c’était moi. Un des otages muets qui, pendant le hold-up d’une banque, ne risque surtout pas sa peau en désobéissant aux voleurs, c’était moi aussi. Le mec dinant seul à une table, flouté dans l’arrière-plan, pendant que se joue la plus belle scène d’un film romantique, c’était encore moi.

            J’étais un figurant, comme l’écrasante majorité des habitants de mon monde. Une personne dont le nom n’apparaît jamais au générique, à laquelle on n’a attribué aucune ligne dans le scénario. Un anonyme, au sens très exact du terme.

Comme des millions d’autres gens partageant ma condition, je n’avais jamais parlé de ma vie, quoique je fusse doué de parole. L’occasion de parler ne s’était simplement jamais présentée. J’avais été créé adulte et, depuis le temps qu’elle durait, ma vie n’avait jamais présenté d’autre événement remarquable. Elle s’écoulait presque exclusivement en promenades interminables dans la ville, pendant lesquelles je participais par intermittence aux décors de scènes que jouaient entre eux les héros.

  Il semblait que la seule caractéristique requise pour être un héros fût d’en présenter une : être remarquablement beau ou laid, intelligent ou stupide, candide ou démoniaque... Personnages secondaires ou principaux, les héros enroulaient et déroulaient entre eux les intrigues des drames, comédies et tragédies qui devaient avoir lieu chez nous. Chacune de leurs répliques étaient inscrites en eux depuis leur création, sinon depuis la création de notre monde, et ils savaient avec certitude à quel instant ils devaient les prononcer.

Rien n’était apparemment laissé au hasard dans notre monde et personne ne semblait s’en inquiéter. Moi le dernier ; et je trouvais d’ailleurs l’idée assez entêtante, au long de mes promenades parfois sinueuses, d’un auteur qui aurait réglé ma destination à l’avance, et pu prédire le chemin que j’emprunterais et les scènes auxquelles j’assisterais.

Je n’avais jamais à m’étonner des événements qui se déroulaient sous mes yeux parce que j’étais certain que rien ne pouvait m’arriver. Aurais-je dû mourir d’une balle perdue dans une fusillade en pleine rue - scène courante, ce n’est encore pas à moi que cela serait arrivé. Mais à « UN HOMME », désignation qui me serait revenue dans le scénario : « UN HOMME s’effondre sur le trottoir. »

J’avais une confiance absolue dans l’insignifiance de chacun de mes gestes. Où que je fusse, quoique je fisse, je n’aurais jamais pu influer sur ce schéma préétabli que je ne demandais qu’à respecter. Et cela me rassurait. Quel insoutenable lot d’angoisse aurait été le mien si, du jour au lendemain, il avait fallu que mes actions importent ; ou si j’avais dû faire partie d’une intrigue dans laquelle j’aurais perdu la liberté même de ne rien faire !

C’est avec cette même sérénité que je tournai au coin d’une rue étroite des beaux quartiers, par un soir d’automne. Je m’en souviens parce que les feuilles avaient ce petit parfum irrespirable des pages d’un vieux roman d’amour. Je m’arrêtai pour tousser quand une belle américaine blanche vint se garer avec un crissement de pneu de l’autre côté de la rue.

Je me cachai instinctivement derrière un arbre. A l’évidence, une scène romantique se tramait dans laquelle on se passerait de ma figuration. J’inclinai cependant la tête pour tenter de suivre l’action.

Un couple vraisemblablement sorti de la voiture se tenait sur le perron de l’hôtel. De ma position, je ne pouvais voir que le dos et une partie du visage de l’homme, en smoking noir. Il était très brun, jeune et beau. De trois-quarts, il parlait bas, avec un sourire, à l’oreille de la femme dont seuls les plis de la robe blanche dépassaient de la silhouette masculine, le visage enfoui dans son cou.

Je voyais tout cela sans curiosité, sans intention aucune de retenir ou d’exploiter une information ou une image. Je voyais mais n’interprétais ni ne ressentais rien, comme je l’avais toujours fait.

La femme alla à la porte et l’homme redescendit les marches du perron. Je pouvais à présent voir le dos de la femme laissé nu par la coupe élégante de sa robe, mais toujours pas son visage.

La voiture démarra et partit en trombe. Elle se retourna.

Je ne comprenais pas. J’avais toujours tenu pour impossible ce qui s’était produit ce soir-là. C’était un événement que je n’avais même jamais considéré.

J’aurais préféré oublier le visage qui m’était apparu lorsqu’elle s’était retournée. Je me demandai tout d’abord si j’avais vraiment été censé le voir. Peut-être aurais-je dû rester caché dos à l’arbre jusqu’à ce que la voiture s’en aille, puis reprendre tranquillement mon chemin ? Mais comment aurais-je pu le savoir ? J’avais l’habitude que mes gestes viennent naturellement remplir l’espace qu’on leur avait ménagé.

Je supposai ensuite que l’événement put ne pas m’impliquer personnellement. Son personnage avait peut-être été défini ainsi. On lui aurait attribué, comme une autre propriété, celle d’être extraordinairement désirable, belle à en mourir. Et, c’est vrai, moi qui n’avais jamais tenu une femme dans mes bras, j’avais pu immédiatement m’imaginer, à la blancheur de se peau, la fraîcheur de son contact sur la mienne ; à l’éclat de son regard, l’éclaboussure de son rire à l’oreille ; aux vibrations de son corps en mouvement, la douceur avec laquelle il pouvait s’offrir à certains privilégiés, qu’à ma grande surprise j’avais soudain envié et détesté tous ensemble, qui qu’ils puissent être — moi dont le cœur n’avait jamais baigné que dans une paisible torpeur !

Je me figurai donc n’être qu’une victime, parmi les autres, de cet effet qui lui appartenait en propre. Cela n’aurait dû provoquer aucun changement dans mon attitude. Mais je sentais bien ma précieuse sérénité envolée et vains tous les efforts que je consacrais à la retrouver.

J’en vins à concevoir que je pus être en train d’entrer dans une intrigue. Après ces années de vagabondage anonyme, on aurait décidé de faire de moi un héros. Mon heure serait tout simplement venue. Mais je n’avais jamais eu connaissance de telles promotions auparavant et même alors, comment expliquer que je n’eus aucune idée de la marche à suivre ? Que pas l’ombre de la moindre ébauche d’action ou de réplique ne vienne se dessiner sur les parois de ma cervelle inquiète ?

C’était cela en vérité : resté figurant ou devenu héros, je doutais — ce qui ne devait pas être. Même les héros ne doutaient pas : ils marchaient avec tranquillité vers un destin tragique ou une éternelle félicité.

Je restai chez moi une semaine durant. J’étais terrifié. Où que je posasse mon regard, quelle que fût la position que je décidais d’adopter, et jusqu’aux pensées que je m’autorisais, j’étais tétanisé par la crainte de ne pas regarder là où je devais regarder, de ne pas me tenir comme je devais me tenir, de ne pas penser à ce à quoi je devais penser. Je cherchais à tout prix à me conformer de nouveau au schéma bousculé une seconde par le terrible visage, mais sans avoir aucune idée de ce à quoi il pouvait ressembler à présent. Je me sentais comme un enfant ayant laissé s’envoler un ballon et battant inutilement des bras pour le rattraper.

Je décidai finalement qu’il me fallait sortir, quoique j’en conçus une formidable terreur. Continuer mes éternelles promenades, voilà sans doute à quoi le scénario m’avait toujours destiné. Je les repris donc, plus consciencieusement anonyme que jamais. Et lorsque je croisais d’autres ombres, que ne frémissais-je en moi-même, craignant qu’on me démasquât, qu’on m’accusât d’imposture : « Il doute ! Il ne sait pas où il va ! »

J’évitais bien sûr autant que possible les beaux quartiers, sans dépasser pour autant des aires que je fréquentais habituellement. Je tremblais à chaque tournant, mon pire cauchemar consistant en un visage parfait, plus doux et apaisant qu’aucune autre harmonie dans la Nature. Je me préparais mentalement à courir à toutes jambes dans la direction la plus opposée si je venais à l’apercevoir, elle, ou même un vague sosie. Pour rien au monde je ne me serais encore exposé au danger de sa présence. Mais je soupçonnais trop que ces belles résolutions n’étaient valables qu’en son absence.

Il s’écoula un mois durant lequel je repris peu à peu confiance. La répétitivité de mes promenades me procurait un ennui grisant. J’en arrivais à me convaincre qu’il ne s’était presque rien passé ou que je m’étais beaucoup exagéré l’importance de cet incident. Mais je restais prudent et ne m’autorisais que de rares incursions dans le périmètre coupable de la ville riche, principalement du côté du palais de justice, autour duquel s’étendait un jardin aux larges allés et à la végétation réjouissante.

J’aimais à m’y trainer en admirant vaguement les fleurs et les arbustes exotiques. C’était une sorte de caprice que je me passais et je veillais chaque fois à ne pas y rester trop longtemps, afin de ne pas tenter la chance.

Je venais de passer la grille-nord par laquelle j’entrais habituellement et m’attardais à la contemplation d’un parterre de pensées aux couleurs variées, quand j’entendis des éclats de voix rebondir derrière mon épaule. Un homme, surtout, qui semblait en colère et dont la voix émue partait dans les aigus lorsqu’il la forçait, puis revenait dans les graves et repartait de plus belle. La femme l’enjoignait doucement au calme, par protestations timides et périodiques.

Je me retournai. C’était elle.

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