Concession perpétuelle

Nicolas Pellion

Nouvelle inspirée du tableau de Félix Vallotton: Le Poker

            Au fond d'une salle à manger, trois hommes et deux femmes, en redingotes et robes noires, jouent aux cartes sur une table de jeux. Lumière de caveau et silence de mort. La femme rachitique, de dos, discute avec un petit moustachu aux cheveux gominés et un homme à favoris qui lui ressemblent comme deux gouttes d'eau, les poils en plus et les jupons en moins, quoique pour la moustache...

–        Ce troquet est un tombeau, disent les favoris.

–        On n’amène plus personne, répond la femme.

–        Tu m'étonnes, murmure le troisième.

–        Sympa pour moi qui avais prévu de la place.

–        Tu rigoles l'aïeule, t'as même pas la clef.

–        Et pas une fleur, se plaint le gominé.

–        On n'offre pas de fleurs aux bonhommes, persifle-t-elle.

–        A toi non plus grand-ma, t'es bien une nana.

–        Oh le gominé, me cherche pas ! Dommage, j'étais trop vieille pour te mettre des claques... Plus personne me connaît... et surveille ton jeu.

–        Tu regardes mes cartes.

–        Tu les montres.

–        Fais comme si tu les voyais pas.

–        J'vais pas faire semblant.

–        Tricheuse.

–        J'triche pas.

–        Tu mens en plus.

–        J'mens pas.

–        Si c'est une menteuse, interviennent les favoris.

–        Ouais menteuse, s'enhardit le gominé.

–        Tricheuse ! Menteuse ! chantent-ils en chœur.

–        Vous êtes pas bien les cannés, rigole-t-elle.

            Le type à gauche de l'aïeule sort de sa léthargie. Il a une couronne de cheveux blonds qui tirent sur le roux et une grosse moustache.

–        On se calme, crie-t-il.

–        Enfin parmi nous le niard, grimace l'aïeule. Tu ressembles à rien avec ton balai brosse. Regarde ton père, gominé et bacchantes, autrement plus classe.

–        C'était plus à la mode.

–        Bienvenu fiston, dit le gominé.

–        On est où ?

–        On est enfermés mon gars.

–        On s'le fait ce rami, s'impatientent les favoris.

–        Pas l'choix, on est coincés là, répond l'aïeule.

–        Guindé le pépé, m'en souvenais pas, crache le rouquin.

            L'homme aux favoris distribue le jeu et organise son éventail de cartes sans piper mot puis se tourne vers l'aïeule.

–        L'éducation se perd maman, grince-t-il.

–        Hélas, c'est ça les fins de race.

            Le rouquin reprend l'attaque côté arrière-grand-mère.

–        Pourquoi tu montres pas ta tronche la vieille ?

–        ...

–        Bah réponds !

–        Elle nous r'fait le coup de la tête de mort, ajoute le gominé.

–        Elle est pas très fraîche, constate le rouquin.

–        Bouffée par les vers la mémé.

–        Toi non plus t'es pas tout jeune, contre-attaque-t-elle.

–        Trois générations d'écart.

–        Y a jamais eu de jeunes dans c'boyau, pérore-t-elle.

–        Ils sont mieux dehors, assène le gominé.

–        Pas fait pour la jeunesse ici, insistent les favoris.

–        Tu montres toujours pas ta tronche ?

–        Elle était là et puis pffft, disparue. Saleté de gamins, vous m'avez foutu à l'envers, retournée dans la bière.

–        T'as dû leur faire une crasse, interroge le rouquin.

–        C'est clair, j'ai tout légué à Hortense.

–        Qui ?

–        Ma chienne.

–        C'est toi la chienne, insultent les favoris, déshérités.

–        Y a que l'tracteur qui lui est pas passé dessus, complète le gominé.

–        Qu'est-ce t'en sais ? se défend-elle.

–        Ça s'disait.

–        J'ai pourtant détruit les preuves.

–        Pas les souvenirs, y en a qui racontaient que t'aimais la gaudriole, explique le fils aux favoris.

–        Même le taureau… couronne le gominé.

–        Faut pas exagérer, j'cherchais le frisson.

–        Et alors, mémé ?

–        Nada, vous êtes tous des branquignoles.

            La deuxième femme se réveille à son tour, mise en plis bleutée en tête.

–        Tiens la meringue est levée ? s’esclaffe l’aïeule.

–        C'est sûr, on parle de taureau…

–        Entre bovidés…

–        Tu défends pas ta copine, mémé ?

–        C'est pas ma copine ?

–        T’es pas pour la solidarité féminine ?

–        Elle a rien à faire ici, c'est pour notre sang, pas pour les cloportes.

–        J'allais pas la laisser dehors.

–        Quarante ans avec la drôlesse ça t'suffisait pas, il a fallu que tu l'embaumes avec nous.

–        Et bien c'est pas très réussi.

–        Quoi ?

–        La momie.

–        C'est clair, c'qu'elle claque.

–        Ça schmoute grave.

–        C'est les viscères, ils l'ont pas vidée, défend son rouquin d’mari.

–        J'vous permets pas, s’indigne l’intéressée.

            Tout le monde se regarde en chien de fusil prêt à bondir et lacérer, crocs en avant, enfin quand ils existent encore…

–        On se l'joue ce rami ? persistent les favoris.

–        On est cinq, dit le gominé.

–        C'est mieux à quatre, râle l’aïeule.

–        Quelle rabat-joie !!!

–        J'vous l'avais dit, fallait la cramer le tonneau.

–        Vieille harpie, heureusement que j'tai pas connue.

–        C'est sûr, j't'aurais envoyée gagner ta croûte au bordel.

–        Maquerelle, tout ça pour te taper les trois.

–        Pile le nombre de trou, compte le rouquin.

–        Ça va pas bien, ça se respecte une aïeule, s’irrite la vieille.

–        Ça compte encore sous terre ? demande le gominé.

–        Quoi ?

–        Les interdits familiaux.

–        J'le veux mon neveu.

–        Non moi, suis ton petit-fils.

–        Et bien t'aurais pu dire à ton rouquin de môme qu'on en voulait pas de sa dondon.

–        Oh, maman, elle faisait bien à bouffer.

–        Range tes favoris, t'étais déjà sénile, si ça se trouve elle te filait de la purée de cafard.

–        Ah non, on avait dit qu'on arrêtait avec les insectes, fait le gominé, écœuré.

–        Fallait pas ramener sa bonne femme, faut bien qu'ils la grignotent.

–        C’est elle, j'suis parti le premier, j'pensais pas qu'elle me suivrait surtout que ses parents ont un palace...

–        Encore un coup des gosses, ronchonne l’aïeule.

–        On n'en a pas.

–        J’ai prévu trop grand, on ne sera jamais surpeuplés.

–        Adieu la disette ! se désespère le gominé.

–        Et les grisettes…

            L’aïeule regarde son fils d’un œil torve. Il fait comme s’il n’avait rien dit et se caresse les favoris.

–        Sauf erreur on est au complet alors ? conclut le gominé.

–        Faut croire... dit l’aïeule.

–        Bon et bah, on s'organise... propose le rouquin.

–        Entre l'impératrice et son dauphin… et ton gominé de père qui ne va pas prendre parti...

–        Doudou...

            Le gominé fait diversion.

–        J'm'en foutrais bien un p'tit.

–        Y a quoi à boire ? demande le rouquin.

–        Du jus de cadavre, raille l’aïeule.

–        La dalle est fendue, on aura de la flotte, annoncent les favoris, pragmatique.

–        Ça ne vaut pas la gnole, objecte le rouquin.

–        Si on n'a même plus le secours de la picole, on est mal barrés, geint le gominé.

–        Et bien on n'a pas fini de se crêper le chignon, dégaine la meringue.

–        Morue !!!

–        Guenon !!!

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