Les roses du levant.
Nicolas Pellion
Silence du matin. Bonheur du jour qui s'annonce, de la nouveauté qui nait dans ses pensées. L'appartement est en ordre. Elle s'est parée de printemps, d'un camaïeu de roses, tel un bourgeon qui éclot dans les rigueurs de novembre. Sa cape attend sur un fauteuil. Le manège a cessé de tourner. Elle descend du bouton de fleur où elle s'était lovée. Les semaines qui viennent de s'écouler lui ont redonné un goût qu'elle n'avait plus. Elle va sortir et vivre.
Face à la coiffeuse, elle prend soin de sa peau, efface l'insomnie, restitue la beauté qui subsiste dans l'outrage des années. Elle lustre la masse épaisse de ses cheveux jusqu'à la brillance du geai. Elle songe à l'insouciance de l'homme qui l'a sortie du quotidien, aux déjeuners, aux rires, aux soirées, aux effleurements, à ses mains de sculpture, à son port, à ses jambes effilées, à l'énigme de ses yeux qui l'ont observée sans qu'elle en découvre le sens.
La semaine passée, ils étaient si proches. Elle imaginait qu'un rien pouvait les faire basculer. Elle se sentait jeune, belle, attendait que le choc arrive. Il avait le regard perdu. Pris dans la foule de la nuit, elle a touché sa paume par inadvertance, s'est reculée pour que leurs corps ne se touchent plus. Elle cherchait ses yeux. Il ne la regardait pas. Et pourtant, il offrait la largeur de son dos, la pressait presque contre le mur et a posé par deux fois sa tête sur son épaule. Elle a caressé sa joue sans oser tourner son visage. Elle n'a pas quitté son manteau de pudeur.
Et hier, au cœur de la fête, elle l'a vu à l'action, matador, enrober une inconnue de douceur. Son espoir arrivait à une autre. Elle s'est leurrée comme une adolescente. Il n'était pas timide, n'attendait pas un signe d'elle pour se dévoiler. C'était juste un songe, un fantasme auquel elle s'était accrochée. Elle a observé le rapprochement. Il a glissé sa main dans la rousseur. La femme lui a frôlé le coude sur le comptoir. Il ne l'a pas retiré. Elle lui a entouré le bras. Il s'est penché. Elle lui a passé la main dans le dos. Il l'a embrassée.
De l'autre côté, à quelques mètres, elle a réalisé que l'attachement n'aurait pas lieu et une autre scène a surgi sous les ors du foyer de l'Opéra. Dureté du sentiment qui l'avait paralysée au même endroit, celui où l'être aimé, la croyant partie, l'avait trompé il y a des années, où elle s'était jetée dans les premiers bras venus pour ne pas être seule. Machiavélisme du hasard. Elle n'aurait jamais dû remettre les pieds dans ces salons. Tout s'est mélangé, pincement du présent et blessure du passé. Nœud au ventre comme si elle avait faim. Elle a regardé, rempli son esprit pour s'éloigner de lui. En vain. Elle a monté et descendu le grand escalier, s'est adossée à une colonne, est retournée voir. Des amis l'ont rattrapée, l'ont assise à leur table. Elle a souri, fait mine de rien, participé aux propos sur la bonne fortune de l'homme qui la fait palpiter loin de la réserve dont elle s'entoure.
Il est revenu vers eux, heureux, l'a entrainée dans la danse, l'a poussée à s'amuser. La conquête était éphémère. Cela n'engageait à rien. C'était juste de la légèreté. Et quand un autre homme qui la regardait depuis quelques instants déjà s'est approché, lui a saisi la taille et a posé ses lèvres sans détours, elle n'a pas refusé. Elle a dit oui au présent, s'est vengée à sa façon. Elle l'a embrassé en regardant celui qu'elle aurait préféré et dont le regard ne pouvait masquer son étonnement. Quand enfin, elle s'est rendue compte qu'elle était seule avec un homme dont elle ne connaissait pas le prénom, elle s'est dégagée et a cherché son rêve.
Ils étaient sur le départ, emmitouflés dans leurs manteaux. Elle a descendu lentement l'escalier. Il a détourné la tête, fait semblant de ne pas la voir venir. Il avait le regard éteint, indéchiffrable. Silence. Pourquoi ne l'a-t-elle pas pris par la nuque ? Il était une fois de plus si proche. Juste la main à tendre. S'élever un peu sur la pointe des pieds. Ouvrir pour lui ce qu'elle venait de donner à un autre. Il l'a dévisagée sans un mot. Leurs regards ne se quittaient pas.
La porte s'est ouverte. Un vent qui glace s'est engouffré. Au moment de partir, subitement happé par une conversation, il partait sans la saluer. Elle lui a attrapé le bras pour le retenir. Elle a senti le muscle se tendre sous ses doigts. Trouble de la vigueur. Elle a lâché, lui a volé deux baisers sous les yeux étonnés des amis de celui-ci qui semblaient deviner le drame. La transparence de cet au revoir qu'il lui refusait a-t-elle eu raison de la façade ?
Elle a fui, gravi l'escalier, n'a respiré que les salons retrouvés. Elle a cherché une bouée de sauvetage, tourné dans la nasse, s'est attardée auprès de connaissances dont elle n'avait que faire. Elle a vu son séducteur au loin dans la fumée et a renoncé. A quoi bon se donner à des mains sous lesquelles elle n'aurait pas frissonné, juste pour l'apaisement du corps, une mécanique qui n'aurait pas survécue à l'aube et qui l'aurait irritée si le lauréat s'était épanché. Elle est rentrée seule, n'a pas trouvé le sommeil entre pression des sens, tremblements et prière pour être libérée de l'obsession.
Elle reste là jusqu'à ce que retentissent les cloches de la mi-journée. Il est temps de partir. Un message vient d'arriver. Il n'est donc pas fâché. Pourquoi s'inquiète-t-il de son retour et de sa nuit ? Que doit-elle répondre ? A quoi bon tourner en rond ? Dire la vérité. Elle ne prend pas le temps de la réflexion, répond sur le vif, succombe à l'immédiateté, écrit sur la joie d'avoir été désirée et sur sa préférence.
La lumière illumine l'appartement des roses du petit jour. Des pages sur la coiffeuse. Elle a recopié les mots échangés depuis un mois, presque une correspondance, où elle dit beaucoup en filigrane sans rien dévoiler. Comprend-il seulement ce qui la traverse ? Elle soupire. La priorité de l'instant est de savourer son cœur retrouvé. Elle finit de se coiffer, d'animer son visage. Une mèche se rebelle. Elle la laisse libre. Le rêve est fini. Elle ne connaît pas la suite. Peu importe ce qu'il adviendra. Elle remercie le destin de la parenthèse sur son chemin.