CONNAISSEZ-VOUS L'HÔTEL JULES VERNE À BALI ?

On est allés se commencer, le Teigneux, Mimile et moi à la terrasse pavée du Cutty Sark une bibine bien fraîche entre les dents et la fleur au fusil.

Les tables de quatre-vingt-et-un étant toutes occupées par la brigade de la DDE, on s'est rabattus sur le billard dont le feutre est largement en souffrance. Mais peu importe, l'important c'est de participer. C'est quand le Teigneux a fini par faire des commentaires foireux sur la queue et les boules des joueurs du dimanche que l'ambiance a viré à l' orage. Et on est sortis avant d'être éjectés caligae militari par deux gros bras velus déguisés en paras.

Le temps de poser nos balises de carton-pâte chez Paulo au Vincennes, il était déjà vingt-sept heures quarante-douze au coucou Cinzano, juste au-dessus de la porte des toilettes pour ces dames. Le cardan de ma montre molle indiquait pour une fois la même heure. Paulo me fit un clin d'oeil empli d'injonction mouette en direction du carnet noir ardoise où la mienne s'allongeait de soirée en soirée. 

Mimile souvent plus chanceux ou plus tricheur que moi aux dés évite de payer la tournée générale les deux-tiers du temps ce, avec les compliments amers du jury et le Teigneux n'a jamais un sou vaillant vu que c'est sa douce qui tient les cordons de la bourse bien serrés. Je suis donc marron plus souvent qu'à mon tour.

Attablés dans le fond du bar entre le Rapido et les joueurs de tarot, les voiles blindées de whisky au parfum un peu tiède, le quatre-vingt-et-un allait bon train. 

Mal barré depuis le début de la soirée, j'avais déjà perdu trois décharges et filais un mauvais coton. Envie de mettre les voiles, de partir pour un ailleurs moins incertain, plus pétillant. Plus accrocheur.

Mais à mauvais coton, mauvaises voiles disait toujours mon grand-père qui triait les lentilles de contact en quarante-deux dans une épicerie kasher de Mers-El-Kébir.

Le Teigneux, s'il n'est pas un mauvais cheval est mauvais joueur et archi-mauvais perdant. La formule est des plus simples : quand il perd il picole et quand il a outrepassé le taux légal de gamma-GT, il pleure. Il pleure sur la vie, sur la petitesse de son salaire de jardinier municipal, sur les oiseaux qui s'en vont à l'automne, sur les poissons et les trésors qu'il ne pêchera jamais. Sur la présence acide de sa belle-mère, sur le caractère rebelle et impertinent de ses deux gosses. Sur tout et pour rien. Une fois déssoûlé, sa vie minable continue comme avant. Certes il fait souvent la culbute dans la boue mais se retrouve toujours sur ses deux pieds comme les chats sur leurs quatre pattes.

Pour briser le cercle infernal de ses sombritudes et augmenter son facteur chance de ne pas terminer ses jours en célibataire esseulé, il a emmené sa bourgeoise à l'hôtel Verne près de Chasseneuil dans le Poitou pour la fête des mères le mois dernier. La chambre Bungali, sorte de suite balinaise, avec tissus safranés au mur, lit géant à baldaquin, brindilles d'encens têtu pour l'ambiance et massages particulièrement particuliers à toute heure du jour et de la nuit. Le tout copieusement arrosé de musique, de repas traditionnels et d'alcool local. De celui qui laisse des traces au foie au petit matin blême et des yeux de la même couleur trouble.

Ah Bali ... Bali !

Bali et ses rizières en terrasse, avec ses théiers nains en ordre de bataille et sa forêt luxuriante. Ses temples monumentaux accrochés sur les falaises, ses étoffes moirées et ses épices multicolores.

Bali et ses marchés d'odeurs et de saveurs. Son théâtre d'ombres et ses fauves tapis dedans ...

Le Teigneux, plus troglodyte que polyglotte, traduit un peu les choses de façon empirique, le nez au vent. Surtout quand il a des restes de Java de la veille.

Et Mimile et moi on n'est pas loin de penser qu'il est toujours en veille. Essentiellement des lobes cérébraux.

Le langage balinais est d'une complexité et d'une gutturalité redoutable. Celui du Teigneux pareil, exponentionnellement avec le cornet bien plein. Plus la soirée avance, moins on le comprend. Il finit par ne plus prononcer que des bribes de mots, omet les consonnes ou mélange carrément des voyelles avec quelques cacahuètes. 

Bref, au comptoir tard le soir une fois de plus, afin d'éponger le surplus d'arak, il a commandé un en-cas pâtissier du cru vu que lui il était largement cuit. Mais comme à son habitude, il devient vite inaudible et incompréhensible en fonction du prorata entre son envie de continuer à instiller et sa capacité à distiller. Alors au lieu d'articuler, en désespoir de cause, il marmonne un truc du style aléatoire :

— Avez-vous quelque chose à base de gingembre ?

Ce qui se traduit en indonésien par :

— Sesuatu jahe berbasis ?

Le gingembre, connu pour toutes sortes de vertus et principalement celle de pouvoir fêter dignement la mère de famille par une excitation des hormones sexuelles est, autrement dit, un aphrodisiaque.

Mais le fun de l'histoire c'est la similitude de prononciation dans la bouche pâteuse du Teigneux entre Jahe ( gingembre ) et Cabai ( piment ). 

La serveuse, peu encline à décrypter le jargon de mon pote à cette heure tardive de la nuit et un tantinet outrée du comportement de certains fêtards, comprend :

— Sesuatu cabai berbasis ?

Et de lui apporter trois de ces lumpias gavés de sambal, la purée de piment indonésien.

Au revoir la nuit douce et envoûtante et bonjour l'estomac !

C'est pour cette raison que le Teigneux, même acide, on l'aime Mimile et moi. 

Et au final, cette histoire de Jules Verne à Bali, c'est vraiment que des balivernes ...