Connaître.

ellis

Marie. #7.

François. François, c'est le prénom du nouveau. D'ailleurs, en le regardant assis face à elle devant un diabolo menthe, elle se dit qu'il n'est plus vraiment nouveau maintenant. Il sourit sans la regarder en tournant lentement le mélangeur dans son verre. Soleil. Elle s'allume une cigarette. Le temps est bon. Il y a un couple assis quelques tables plus loin avec un petit garçon. L'homme a les cheveux bruns hirsutes qui dépassent d'un chapeau. Il lui tourne le dos. La femme est jeune. Blonde, cheveux longs pas coiffés. Elle est belle. Elle couve du regard l'enfant qui ne tient pas sur sa chaise, pendant que l'homme essaie d'avoir une discussion avec elle. Il y a de la douceur délavée dans ses yeux clairs.

_ Tu as des enfants ?

Marie tourne la tête doucement vers François qui la regarde. Il la regarde et il attend. C'est comme s'il essayait de voir. De trouver seul la réponse.

_ J'ai un petit garçon. Il s'appelle Solal.

_ C'est beau. Une fan de Belle du Seigneur ?

_ Non. Son père, oui.

Silence. Marie se demande si elle devrait lui dire. Qu'elle n'a pas de mari. Silence. François sait.

_ Personnellement, reprend-elle, j'ai toujours trouvé ça imbuvable, Belle du Seigneur. Ce pavé, avec toutes ces enfilades sans ponctuation, et cette fille, qui est belle, et qui s'ennuie, et blablabla. Bla.

Il éclate de rire, un peu étonné. Lui, il l'avait aimé, Belle du Seigneur. Il l'avait aimée, Ariane qui s'ennuie. Ariane qui attend d'être trouvée.

_ Tu ne t'entends pas très bien avec les autres du bureau, si ? lui demande-t-il alors.

_ Elle est drôle ta question.

_ Je suis désolé.

_ Ah bah non. T'as le droit de poser des questions. Je t'ai proposé un verre, ça veut dire, tu peux poser toutes les questions que tu veux, même. balance-t-elle avec un sourire presque taquin. Mais, ça veut dire que moi aussi. T'as accepté, alors, moi aussi, je peux poser des questions.

Elle a l'air d'une enfant, là, tout de suite, avec son petit sourire, et la manière dont elle tourne ses phrases.

_ Tu as envie de me poser des questions ?

_ En vérité, je crois que j'ai envie de répondre aux tiennes d'abord.

Sa franchise le désarçonne un peu.

_ Alors, non. Je ne m'entends pas très bien avec les autres du bureau. Peut-être un peu mieux avec les hommes. Ils sont plus clairs. Ils cherchent moins.

_ J'en ai une autre.

_ Vas-y.

_ Pourquoi est-ce que tu restes là ?

Marie tourne la tête. En fait, elle ne sait plus très bien.

_ Parce qu'il faut bien manger. Tu t'y attendais, à celle-là, hein ? Pourquoi tu me demandes ça ?

_ Parce que tu n'as pas l'air à ta place. Parce que tu te sauves dès que tu peux. Parce que, je ne sais pas, je sens… Je ne peux pas dire. Parce que tu n'as pas envie d'être là. Ca je le sens.

Elle le fixe de ses yeux de café noir. Il ne comprend pas bien l'expression de son visage.

 

_ J'ai essayé de partir. Mais c'était trop tôt. Et j'avais besoin d'argent. Et d'un endroit connu. Pas besoin de faire des efforts. J'avais besoin de ça. Alors, je suis revenue. Ils m'ont reprise sans rien me demander. Faut dire, je crois qu'ils avaient pitié, un peu. Ca, ça pèse. Je le sens encore tellement. Mais pas, tu sais, quelque chose de bienveillant. Non. Quelque chose de vicieux, presque. Un regard qui coule, par en-dessous. Tu vois ?

Elle parle comme si elle savait. Elle se penche vers lui, un peu, avec un air grave.

_ François. Je ne suis pas triste.

Elle a presque murmuré. Il la regarde droit dans les yeux. Longtemps. Ca se compte en longues secondes. Pour la première fois. Il n'y a rien que ses deux yeux et ce qu'il y voit.

_ Je sais.

_ Pourquoi tu n'es plus à la librairie ?

C'est lui qui se penche vers elle à présent, comme pour lui confier un secret.

_ Parce que j'étais triste. Et que je n'étais pas d'accord pour être triste.

_ Pourquoi est-ce que tu étais triste ?

François ne se souvient presque plus. Il a bien le souvenir d'un sentiment épais. Lourd. De quelque chose qui s'était infiltré en lui et qui commençait à lui rogner doucement les os. Comme un cancer. Il y avait une femme, qui chaque matin, formulait dans son regard une attente bien trop large pour lui. Chaque matin, dès le réveil, il savait qu'il ouvrirait les yeux, et qu'il allait tomber sur ce visage plein de tristesse, avec ces deux yeux qui attendent. Parfois les choses glissent. Parfois, les gens superposent des images et les choses glissent. Parfois tu épouses une femme et elle pense t'aimer mais elle se trompe. Et parfois, tu le sais avant elle. Alors, tout. La librairie. L'appartement au-dessus. Les projets de bébé. Les repas entre amis. Tout. Le visage fin de Célia – Célia, elle porte encore son nom – Tout s'est retrouvé englué dans un genre de brume qui n'existe pas vraiment. On ne peut rien en dire. Elle est juste là. Elle cercle tous les mouvements, fait des ronds de fumée autour des mots, elle est là. Attachée.

_ Je m'étais perdu.

_ Et maintenant ?

_ Maintenant, y a une fille qui m'a invité à boire une limonade pour que je lui pose des questions, mais qui ne fait que répondre par d'autres questions.

Elle rit doucement en rejetant la tête.

_ Je sais que tu sais, pour moi. Je sais, les autres, je les connais. déclare-t-elle presque détachée. Je sais aussi, enfin je crois, mais je peux me tromper, que ça ne t'intéresse pas, ces trucs-là.

_ Tu veux dire, que je n'ai pas envie de savoir si tu es encore malheureuse ? Ou comment c'est arrivé ?

_ Oui. Je me trompe ?

_ Non.

 

Ce que François a envie de savoir, c'est Marie. Savoir Marie.

Connaître où elle va quand elle s'en va.

Vive curiosité, espoir-miroir. Il ne sait pas pourquoi, mais François veut savoir où Marie ira quand elle partira.

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