Conte d'Apéro III
houalas
OLIVES
Un plateau en rotin, des verres décorés, des pailles multicolores, des assiettes en faïence, des bols en terre cuite...
Une coupelle et deux olives rescapées d’une razzia en règle perpétrée par une bande de pique-assiettes affamés.
L’une est verte, l’autre noire. Elles sont côte à côte, immobiles, figées dans cette position où une horde de doigts indiscrets les avaient laissées.
La verte est jolie. Très jolie. Appétissante, craquante, la peau tendue à l’extrême. Fière de son galbe, elle s’affiche avec grâce sans se soucier des « qu’en fera-t-on ? ». Lovée dans la sébile en terre cuite, elle pose, s’expose. S’approcher en ayant l’air de rien révèlerait à coup sûr un coquin de sourire.
La noire est sage. Bien sage dans son habit trop large. Elle promène sur le monde un profond regard sombre aux reflets bleutés. Durant des heures elle se concentre, contemple, médite… Depuis plusieurs minutes, du haut de son grand air, elle toisait sa benjamine et, au moment où cette dernière s’y attendait le moins, elle a lâché son fiel:
Petite ! Eh ! Petite, détends-toi ! Arrête de faire la fière. Si tu continues comme ça, c’est à la pince à épiler qu’on te dégustera. Tu sais qu’elle va lâcher, ta belle robe. Qu’elle n’en peut plus. Note bien qu’un peu d’éclat, de ta part, ça changerait… Et, vu l’ambiance de la soirée, un feu d’artifice ne serait pas pour me déplaire. J’ai toujours aimé le vert. Et cette pièce aurait bien besoin d’un coup de pinceau. Non ?
Oh ! La vieille ! C’est pas fini les radotages. Porter le deuil à longueur de journée, ça laisse des traces. A force de broyer du noir, tu deviens dépressive. Tiens, à propos de dégâts, t’avais remarqué que le lifting n’avait pas tenu. C’est pas croyable toute cette peau en rabe... Enfin, je devrais plutôt dire, ce trop plein de peau fripée. Oh ! Pardon, j’espère que je ne t’ai pas froissée… Non, bien sûr, c’est un état permanent chez toi.
La petite fait tout pour le cacher, mais elle a pris un coup au moral. Atteinte au plus profond de ses chairs, psychologiquement affaiblie, elle a encaissé l’attaque sans esquisser le moindre signe de défaillance. Alors, comme la buse qui tourne au-dessus du lapin, une idée pressante naît de sa substance oléique et se met à graviter autour de son noyau. S’immergeant plus encore dans son jus saumâtre, elle sait désormais que la vieille ne perd rien pour attendre. C’est sûr, elle va mettre le paquet et ce sera elle la plus désirable.
La vieille, elle, n’est pas née de la dernière saison. Ce n’est pas une picholine qui lui apprendra à vivre. Elle la voit mariner, là, mariner à en confire sur place, comme toutes celles de son espèce. Certes, le temps ne joue pas pour elle. Elle est vieille et flasque de partout. Ridée, elle ne peut l’être plus. Ratatinée, elle ne peut dire si une congénère le fût autant un jour. Mais intelligente et sage ça, elle n’en doute pas un seul instant. Aussi, réunissant ses dernières forces, concentrant en une goutte la substantifique oléine d’un capital déjà fort sollicité, elle concocte un plan diabolique qui punira une fois pour toutes l’arrogance de cette jeune indéhiscente. Désormais elle en est convaincue, ce soir ce sera la plus belle. Elle mènera la danse.
On dirait la surface d’un lac sur les hauteurs d’un mont pyrénéen. Tendue à s’en détacher les cellules, sa peau brille et renvoie la lumière des lustres vers les murs laqués. Le vert de sa couleur vire désormais à l’émeraude. En lieu et place du bol craquelé, un écrin de velours noir serait plus approprié. Un joyau. Cette olive verte est un vrai bonheur pour les yeux. Et les yeux n’étant séparés du palais que par quelques pas, la convoitise qu’elle suscite n’a d’égal que son désir de vengeance. Elle le sait, tôt ou tard, elle aura sa peau, à la vieille...
Les plis et les replis finissent par se toucher les uns les autres. De la chair molle, comprimée par tant de peau détendue, sourd un mince filet noirâtre, un jus délectable et vivant, drainant la quintessence vitale du fruit méditerranéen des profondeurs insondables de son corps vers la surface d’ébène.
La verte est craquante et croquante.
La noire est longue et suave.
Mais, la verte n’est plus très loin de son point de non retour. L’explosion est proche. Les cellules épidermiques bandées à l’extrême, ne se touchent plus que par l’illusion d’une ancienne liaison.
La noire elle, se dilate. Sa peau s’offre désormais dans toute sa splendeur. Comme une étoffe de velours noir, elle s’alanguit sur un trône imaginaire, exposant sa robe majestueuse au pied d’un profond lac artificiel… Elle dégouline, suinte, ruissèle, s’immerge irrémédiablement dans son propre jus.
Au moment même où il arrive, la verte commence à se craqueler, laissant apparaître de nombreux sillons d’un vert plus tendre. Drapée de sa robe noire telle une combinaison trop grande, l’Ancienne continue de s’enfoncer, plongeant doucement dans une sorte de substance grasse inhibant totalement son système défensif. L’une et l’autre, rivalisant de technique pour paraître au mieux de leur avantage, ne font pas cas de l’ombre étrange envahissant tout à coup le plateau. En arrêteront-elles pour autant la compétition ? Cela est peu probable. Une olive, qu’elle soit noire ou verte, n’a guère plus de jugeote qu’un œuf de lump sur un toast beurré.
Toujours est-il que celui qui les croque sans distinction, n’en est pas moins mis en grand appétit par ces deux spécimens des amuse-gueules réunis.
J'ai adoré la dispute-complécité de ces amuse-gueules. Un apéro agréablement bien mené.
· Il y a environ 11 ans ·A la vôtre pour ces écrits !
vaureal