Conte de Noël 2016 épisode #2

Christophe Terral

Un conte de Noël comme un calendrier de l’Avent, à effeuiller du 1er au 24 décembre. Un feuilleton. Une fable moderne. Voici mon cadeau pour célébrer cette fin d’année.

épisode #2 – temps de lecture : 4'05

Décidément non ce soir, il n'allait pas y arriver. A croire que l'Univers entier s'était donné le mot. Que les évènements se liguaient contre lui dans l'intention délibérée de gâcher sa soirée dès la fin de l'après-midi. Déjà, à la sortie du parking, la conspiration cosmique avait pris la forme d'un convoi exceptionnel. À cheval sur les deux voies de circulation, un poids lourds hors gabarit s'était lancé dans une manœuvre hasardeuse, bloquant le trafic tout autour de l'immense dalle en forme de rond-point sur laquelle s'élevait la tour Cristal. A intervalles réguliers, Lambert jetait des coups d'œil désespérés à l'horloge digitale de sa berline allemande, immédiatement suivis d'une vérification de principe sur l'écran de son smartphone.

Pourquoi donc le temps avait-il précisément élu ce jour et cette heure de l'année pour contrarier le bon déroulement d'un programme jusqu'alors parfaitement maîtrisé ? Pourquoi donc en de telles occasions, pensa-t-il, faisait-il toujours le mauvais choix ? Le même phénomène était à l'œuvre dans les grands magasins, à la caisse du supermarché, à la Poste ou pire, au filtre de sûreté de l'aéroport : il avait le don particulier de se trouver systématiquement dans la file la plus lente. Et si par chance il arrivait à en changer, la nouvelle voyait aussitôt le rythme de son débit ralenti. Las, il avait depuis longtemps cessé de lutter contre les effets de la fameuse loi de Murphy. Le grand Edward avait raison : dans la vie de Lambert, tout ce qui était susceptible de mal tourner finissait invariablement par tourner mal.

À l'exception peut-être de son travail, où Lambert suivait une trajectoire qui, sans être exceptionnelle, tutoyait parfois, en de rares instants, des succès inaccessibles dans toutes les autres dimensions de son quotidien. Il en était là de ses considérations intérieures quand les premiers flocons de neige s'étaient soudain invités dans cette fin de journée, se précipitant sur le pare-brise de la voiture avec une densité redoublée en quelques minutes à peine. Au bout de son capot, le monstre d'acier n'avait pas bougé d'un pouce. L'arrivée de cette précipitation imprévue – le flash spécial de sa station FM le qualifiait d'événement neigeux ; « Tu parles d'un événement toi ! » grommela-t-il – n'annonçait rien de bon.

Pris au piège, Lambert en profita pour consulter sa messagerie électronique depuis son smartphone. Rien de nouveau à 18h37, sinon les incontournables derniers messages de bonnes Fêtes, vœux de nouvelle année quand la précédente n'était pas encore achevée, offres commerciales de dernière minute pour une livraison à domicile avant le 31 décembre « si nous recevons votre commande au plus tard le 28 décembre avant 16h. Et bénéficiez d'une remise de 10% sur notre service Delivery Express pour toute commande supérieur à 120 €  ».

Il y avait aussi un message de Cathy, qui, comme à son habitude, à chaque période de vacances scolaires, dressait sa to do list. Il fallait l'entendre prononcer l'anglicisme avec son drôle d'accent pointu sorti d'on ne savait où, qui maquillait à peine le sud-ouest de ses origines. Il avait toujours trouvé cela ridicule. Et terriblement touchant. Avec les femmes aussi, Lambert était un expert de la loi de Murphy. «  Et n‘oublie pas que je récupère Adrien chez ta mère le 25 à 18h. Merci de vérifier que son cartable est complet. Je ne veux pas avoir à jongler avec des cahiers ou des livres manquants comme la dernière fois. Et surtout qu'il emporte bien son carnet de liaison… » S'ensuivait une énumération sans fin de recommandations à rallonge, les mêmes à chacune de ses correspondances à destination du père forcément indigne qu'était Lambert pour son fils de onze ans. Lequel savait parfaitement tirer parti de la situation encore tendue entre son père et sa mère, huit ans après qu'ils s'étaient séparés. Autant dire une vie pour le presque ado qu‘il était déjà.

Décidément non, ce soir, rien ne jouait en sa faveur. Certes, il avait déjà accompli la majeure partie de sa course effrénée aux cadeaux – « l'année prochaine, promis, je m'y prends plus tôt… En même temps, je dis ça chaque année et chaque année je me fais avoir. Murphy sors de ce corps ! Y a vraiment des jours où je devrais faire un procès à mes parents. Enfin… ce qu'il en reste… À ma mère… Pour mon diplôme de boulet maffré décerné dès la maternité… Lambert calme-toi. Ah ça y est, Léon et son gros camion se décident à bouger. Goldorak go ! » – mais il lui restait encore deux ou trois bricoles à dégoter en urgence pour compléter son tableau de chasse. Et être assuré de recevoir un début de regard de fierté dans les yeux de son fils. Ce soir, ce n'était pas gagné.

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