Contrefaçon

Eva Scardapelle

 

Delphine entrouvrit les yeux et les referma aussitôt. Aveuglée par la lueur de la lune, s'invitant dans sa chambre à coucher, elle détourna la tête vers les aiguilles phosphorescentes du réveil. 4h30 ! Fichue habitude ! Elle se blottit contre le dos de son mari. Ce dernier émit un grognement, remonta la couette sur son épaule frissonnante et replongea dans le sommeil. La quiétude de la pièce était troublée par les ronflements monstrueusement sonores de son époux. Delphine réprima son envie de rire. Dans un large sourire, elle pinça son nez sous la couette. Il était temps de se lever.

Elle attrapa son peignoir et se dirigea vers la porte du dressing, en sortit un legging noir, sa polaire orange fluo, ainsi que sa paire de  Nike toute neuve, achetée la veille au soir. Comme à son habitude, elle déposa un baiser tendre sur le front de son compagnon, avant de descendre l'escalier avec prudence, afin de ne pas réveiller leurs trois enfants, âgés de dix, huit et six ans.

Le peignoir tomba à ses pieds sur le carrelage froid de la cuisine. En quelques secondes, un frisson prit naissance au creux de ses reins, remonta sa colonne vertébrale, enveloppa sa poitrine galbée et vint s'éteindre sur son sexe. Cette dernière sensation la fit sourire. Demain matin, elle resterait au lit avec son mari. Elle s'habilla puis but son expresso d'une traite.

Le téléphone dans la poche zippée de sa polaire, Delphine prit ses clés et ouvrit la porte. La poignée tomba sur le carrelage, crevant le silence. Maudit serrurier ! Trois appels en deux jours pour que ce charlatan vienne la réparer ! La jeune femme retint son souffle. Le bruit avait-il réveillé sa famille ? L'oreille tendue, elle la remit en place et ferma la porte à clé avec précaution. Sur le perron, elle s'échauffa en sautillant sur place, ajusta son casque d'iPod et commença sa course doucement. Two Doors Cinema Club entamait son pepsy «Sun» quand elle atteignit d'une bonne foulée la lisière de la forêt.

Delphine avait toujours aimé courir. Son corps portait à peine les traces de trois grossesses rapprochées. Chaque matin, elle courait entre huit et dix kilomètres à travers la forêt. Elle partait vers 5h et rentrait à son domicile vers 6h30. Elle s'arrêtait en chemin pour écouter le chant des oiseaux, tout en humant l'air boisé chargé d'humidité nocturne. La brise du matin rafraîchissait sa peau, caressait son visage, l'enveloppait et la portait, légère, à travers le bois. Une fois rentrée, elle filait à la douche puis réveillait ses enfants avec des petits bisous et de gros câlins. De grands rires et des cris aigus donnaient à la maisonnée, à partir de cet instant, une allure de colonie de vacances.

Courir, gérer son souffle, profiter de ses morceaux musicaux préférés représentaient ces instants précieux qui lui permettaient d'assumer son rôle de mère et d'épouse. Ne plus songer aux dossiers nécessitant son attention, dans quelques heures, à l'office notarial. Ne plus penser à la maladie de son père qui l'emporterait prochainement. Ne plus juger l'attitude de sa sœur, divorçant pour la troisième fois. Ne plus s'inquiéter pour son fils, chagriné par les difficultés scolaires. Ne plus penser à cette sensation étrange de malaise qui l'envahissait, depuis quelques mois, quand elle regardait son mari. Aussi.

La joggeuse s'engagea sur ce petit chemin qu'elle connaissait bien. Les grands arbres, dénudés en ce prélude hivernal, dominaient la forêt, prenant l'allure d'une cathédrale aux piliers arrondis surplombant une place touristique. La naissance des branchages ressemblaient à des chapiteaux aux moulures travaillées. Les rameaux emmêlés formaient des arches, décorées par les dernières feuilles dans un camaïeu de bruns.

En quelques enjambées, Delphine atteignit la clairière. L'aube laissait exploser un ciel bleu marine annonçant une journée claire et dégagée. Elle arrêta l'iPod. Les mains sur les hanches, elle commença quelques exercices, facilités par l'échauffement de sa course.

Alors qu'elle s'étirait, penchée sur le côté, elle entendit un craquement à proximité. Elle se figea. Un animal sans doute.

Elle reprit ses exercices par une série d'abdo-fessiers. Elle allait entamer le sixième quand un craquement plus sourd se fit entendre. Delphine s'arrêta net et s'assit dans l'herbe, les jambes repliées. Elle tourna la tête de gauche à droite. La chute d'une vieille branche ? Ses écouteurs sur les oreilles, elle reprit sa course dans la clairière débouchant sur la partie nord de la forêt.

Ses enjambées se firent plus larges, favorisées par ses muscles échauffés. Ses pieds foulaient les herbes piétinées par les coureurs habituels. Elle allait atteindre les premiers arbres quand le sol se déroba sous ses pieds. Elle tomba lourdement dans un trou dont la profondeur lui sembla immense. Sa cheville se brisa net. Couchée sur le dos, les yeux fermés, elle tenait sa jambe en pleurant dans un mouvement de bascule loufoque. Une forme se glissa dans le trou et l'empoigna par la nuque. Une grosse main encercla sa gorge tandis qu'on la calait contre des cuisses fermes. En quelques secondes, elle fut ligotée et bâillonnée. L'épais adhésif tirait sur ses cheveux et écrasait ses lèvres figeant sur son visage, un rictus grotesque.

On la saisit sous les bras pour l'asseoir à même la terre. L'ombre se posta devant elle. Delphine leva les yeux sur le visage qu'elle ne pouvait totalement discerner dans la lueur blafarde de l'aube.  Sur fond de ciel encore trop sombre, se détachait une silhouette baraquée. Un souffle  s'échappa de la bouche de l'homme. Il bougea légèrement son bras. Dans l'obscurité, elle entraperçut un éclair argenté.

La joggeuse expérimentée qu'elle était n'avait jamais eu peur de courir seule au lever du soleil. Elle avait lu, comme tout le monde, ces articles de presse dans lesquels on relatait, depuis deux ans, des crimes terribles dans l'ouest de la France. Malgré cela, elle n'avait pas changé ses habitudes et avait maintenu son activité matinale.

Maintenant c'était son tour. Elle ne l'avait jamais envisagé. Elle chercha à se détacher mais l'homme lui dessina une première ligne sur le tibia. Des cris étouffés s'échappèrent du bâillon. Le sang traversa rapidement le legging craqué et vint imbiber la terre humide. Un liquide chaud coula entre ses cuisses et, avant même qu'elle en éprouve la sensation, l'homme trancha son pouce droit d'un coup franc. Puis il taillada sa cuisse en de multiples points comme le ferait une perforatrice sur une feuille de papier. Il semblait parfois mesurer la portée de ses coups, comme s'il cherchait à reproduire un tableau ou une recette. Il s'arrêtait le bras suspendu, entre les sentences, au-dessus de la tête de la jeune femme.

L'arme s'enfonça dans le foie de Delphine qui s'écroula en gémissant.  Il contempla son œuvre.

Le vent commençait à se lever, mais au fond du trou, l'air frais ne parvenait plus. Un mélange d'odeurs de sang, d'urine et d'excréments monta aux narines de l'homme qui précipita son crime. Le sang ruisselait sur la terre dessinant une rivière autour de ses chaussures. Il prit  le pouls de sa victime. Il le sentit à peine battre sous ses doigts gantés.

Le tueur essuya l'arme sur son mouchoir et remonta à l'air libre. Le poignard rejoignit son étui de cuir accroché à la ceinture.

«Luc a 487 timbres qu'il colle sur des feuilles contenant chacune 64 timbres ? Combien de feuilles peut-il remplir, maman ?  Pourquoi veux-tu le quitter ? Quand vas-tu te fixer ? Pourquoi te marier si c'est pour divorcer à chaque fois ? Mon pouce. J'ai froid. Papa, je t'aime.  Chéri, il est 2 h, tu viens te coucher ?  Il est 4h30 ? Déjà ?  Je ne sens plus ma jambe. Tiens les oiseaux ne chantent pas ce matin ?  Où est mon portable ? Maman, qu'est-ce que je mets comme manteau ? Dis chéri, tu m'aimes toujours ? J'ai mal. J'ai fr…»

Sur ces dernières pensées, Delphine perdit connaissance. Une première pelletée de terre vint masquer son visage déformé. L'homme, penché au-dessus du trou, enterra rapidement le corps de la joggeuse.

À la surface, il recouvrit l'endroit d'un mélange d'herbes coupées, d'humus et de feuilles, donnant ainsi l'illusion du chemin tel qu'il avait toujours été. Il chercha dans sa poche intérieure son paquet de cigarettes, et en porta une, la main tremblante, à ses lèvres. La flamme du briquet illumina son visage couvert de sueur.

Les dernières bouffées inhalées, il se mit en route, portant la pelle sur son épaule.

Plus il avançait vers la forêt, plus le ciel virait au bleu. Une belle journée commençait, assurément.

Il regarda sa montre et accéléra le pas. Le jour serait bientôt là.

Les branches mortes craquaient sous la semelle de ses grosses chaussures de randonnée. Il arriva à la lisière de la forêt et s'immobilisa. La route s'étendait telle un long ruban noir de chaque côté. À cette heure, elle était encore déserte. Il releva son col et tourna à droite.

À environ 1 km, l'homme traversa la route,  ouvrit la barrière, marcha jusqu'au perron. Il inséra dans la serrure la clé qu'il avait dans sa poche. Un bruit se fit entendre derrière la porte qu'il ouvrit prudemment. Il se faufila rapidement à l'intérieur en regardant autour de lui. La poignée gisait au sol, il la remit en place puis se figea. Aucun bruit.

Il se déshabilla et jeta ses vêtements au feu dans la cheminée. Il y balança également les copies des rapports d'autopsie qu'il avait conservées dans son porte-folio. Il n'en aurait plus besoin dorénavant. Son téléphone portable vibra. Ses doigts glissèrent sur le clavier :

Je l'ai fait

Nous sommes libres…

Je t'aime

L'inspecteur Léon Delplanque éteignit le mobile et le replaça dans son logement, dissimulé sous le plan de travail.

Il enfila son bas de pyjama, prit sa tasse de café et s'installa au bar de la cuisine. Il pianota les touches de son smartphone professionnel :

Il est 6h45 t'es pas encore rentrée

Un peu inquiet…t'es encore loin ?

réponds-moi vite. Je prépare le ptit dej

Tout en buvant son café, Léon Delplanque regardait les rayons de soleil illuminer le carrelage. Une merveilleuse journée se profilait.

Un bel avenir aussi.



  • Classique mais efficace. Très efficace.
    Tu aurais pu prendre un peu plus de temps pour poser les personnages, les questions qu'elle se pose, poser des petits jalons sur la profession du mari...
    Mais c'est déjà très bien comme ça. Bien joué.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

    • merci beaucoup pour ton retour Wen ! Texte remanié plusieurs fois, mais je n'en suis pas pleinement satisfaite. Je te rejoins complètement sur les petits jalons sur la profession du mari...A retravailler donc...j'y reviendrai ;)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      W5   copie ret

      Eva Scardapelle

    • L'idée est très bonne. Classique car elle me rappelle un certain Agatha Christie de ma jeunesse mais bien adaptée.
      En le retravaillant et l’étoffant un peu (beaucoup) tu peux en faire un vrai bon thriller.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

    • merci Wen...quand je l'aurai retravaillé, je te le passerai en message, tu me diras si c'est assez étoffé ;)
      merci de tes conseils.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      W5   copie ret

      Eva Scardapelle

Signaler ce texte