Le virus du singe bleu
Giorgio Buitoni
— Monsieur le Directeur, je souhaiterais récupérer mes heures de sommeil perdues.
Monsieur le Directeur n'est pas le genre d'homme que vous dérangez en plein travail pour une histoire d'heures de sommeil à récupérer. Monsieur Victori, mon patron, affiche 100 800 amis Twitter au compteur et ne dort pratiquement jamais. Le problème, c'est que ce matin, au réveil, je me sentais, enfin…
Je ne sais pas.
Envasé de l'intérieur ? Mon érection matinale se résumait à une demie molle. Mes yeux piquaient. Mon haleine empestait le bocal à cornichon.
Coche mentale : vérifier si je mange suffisamment d'oméga 3.
Coche mentale : envisager une prise de sang et mesurer mon taux de magnésium.
Monsieur le Directeur est visiblement débordé.
Assis sur son trône de cuir à capitons, derrière le pont ciré de son bureau-paquebot, il triture les faces d'un Rubik's cube, les sourcils froncés.
— Voyez-vous, Adam, autrefois je venais à bout de ce casse-tête en trois minutes trente-huit. Aujourd'hui, il me faut un bon quart d'heure. Pensez-vous que je devrais consulter un médecin ?
C'est l'occasion en or de placer mon proverbe :
— Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, monsieur Victori.
Coche mentale : ça, c'est fait.
J'avais préparé ce proverbe dans le cadre de ma réunion SNT4 de 9 h 30, portant sur la corrélation du flux codé du workflow des congés avec les indices d'absentéisme. Comme je n'y ai pas assisté, en raison de mon état, il faut bien rentabiliser. Les citations et les proverbes sont d'ailleurs le véritable objet de nos réunions. Les petites phrases qui tuent sont devenues une compétition entre les cadres de la Botox. Surtout entre moi et Pichard. Ce jeune pousse-mégot nous avait tous couchés la semaine dernière avec sa citation : « Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. »
Mais ce n'est pas le sujet…
Je suis d'ordinaire un homme respectueux de la hiérarchie. Prendre une balle perdue pour son patron, c'est ça, être un homme, disait mon père. Bon… Mon père n'a pas pris de balle, il est décédé dans un accident d'Audi. Son patron conduisait trop vite après une soirée arrosée, il n'a pas vu le platane. Mais vous comprenez le principe.
Néanmoins, ce qui m'appartient m'appartient. Faut pas se laisser marcher sur les pieds, sinon on finit chômeur ou écolo. J'insiste :
— Pourriez-vous au moins m'indiquer à quel service je dois m'adresser pour récupérer mes heures de sommeil perdues, monsieur le Directeur ?
Ma voix, habituellement grave comme le brame d'un cerf dominant, semble chuter d'un balcon.
Que m'arrive-t-il aujourd'hui ?
Ce matin, après mon check Facebook, mon check mails, mon check Instagram, mon check citations-proverbes, j'avais procédé à mon check sale gueule dans la salle de bain.
Horreur...
Mon teint évoquait un masque de cire fondue couleur de glaise. Mes joues creuses rappelaient deux impacts de balles dans une plaque de tôle. Mes poches sous les yeux s'apparentaient à deux testicules de toutou noir pétrole. Mes lèvres s'effondraient aux commissures. J'affichais le genre de visage terreux et chiffonné qu'on voit cloper devant le pôle emploi. « Bordel, je ressemble à un chômeur » me suis-je dit. J'ai une gastro-entérite ou quoi ? J'avais pourtant avalé mes compléments vitaminés et ma DHEA une demi-heure plus tôt. Et je ne ressentais aucune nausée, aucune diarrhée latente.
Pire, j'ai dû renoncer à mon habituel selfie matinal : moi, le torse nu et congestionné par ma série de tractions en supination et la créatine, me brossant les dents, deux doigts écartés en V de la victoire en premier plan.
En général, sur Instagram les likes pleuvent par dizaine dans le quart d'heure qui suit, et je pars au boulot remonté à bloc, prêt à écraser Pichard avec mon proverbe du jour à ma première réunion de la journée . Ce selfie est celui qui m'accomplit le plus en tant qu'être humain. Pichard, lui, se photographie en train de se raser avec une duck face – bouche en cul de poule. À mon avis, c'est putain de démodé, le duck face.
Ce matin, ben merde, je ne pouvais pas prendre ma salle gueule en photo. Georges Adam, le fier collaborateur de la Botox, avait perdu son Mojo.
Serais-je victime d'un genre de chagrin d'amour, comme dans un de ces livres sirupeux à la guimauve ?
Je n'en lis jamais, des romans d'amour. Ça flingue mon biorythme. C'est bon pour les jeunes filles obèses attablées au Mc Do à 15 h de l'après-midi devant un milkshake vanille, cette prose-là. Moi, je lis plutôt le Times en VO. Mais ça n'empêche pas de se renseigner.
Je vous confie ça, parce que, à mon grand dégoût, cette nuit, j'ai rêvé d'Adeline. Mon ex.
Coche mentale : débuter une cure de fer. Ce midi, manger du boudin noir, des rognons, du foie, des crevettes ou des huîtres.
Monsieur le Directeur complète la face orange du cube. Les autres sont dépareillées. Il serre sa mâchoire, modèle tractopelle, et lève un œil de vipère sur moi.
— Que me demandiez-vous, Adam ?
— Mes heures de sommeil perdues, monsieur le Directeur, où puis-je les récupérer ?
Je ponctue avec « in fine ».
Histoire de lui signifier la gravité de la situation. Mais le cœur n'y est pas.
Je me suis pourtant couché de bonne heure après ma séance de yoga, à 3 h 30, hier soir. Je devrais dire à 3 h 30, ce matin, puisqu'il était 3 h 30. Où s'arrête la nuit, où commence le jour ? Je commence à me poser de drôles de questions. C'est vous dire l'état nébuleux qui est le mien depuis mon réveil. Mon cœur martèle mon plexus solaire comme derrière une membrane de coton. Je contiens avec horreur cette abomination humaine qu'on appelle les larmes. D'un coup, je me sens… me déliter entre les lattes du fauteuil. Tel un sac de linge sale sombrant au fond d'un marécage. Je me sens…
Quel est le terme, déjà ?
Las.
C'est ça, je me sens las. Un mot que je n'ai employé qu'une fois dans ma vie. À mon divorce d'avec Adeline : « Je suis las de toi, Adeline. » Ouais, c'est ce que j'avais dit, je crois.
Le plus moche ?
Suite à notre divorce, certaines de nos connaissances communes s'étaient retirées de ma liste d'amis Facebook. Un coup bas, surtout que j'avais cédé chez l'avocat en faveur d'Adeline pour la garde de notre Playstation 4.
Dans mon rêve, cette nuit, je l'embrassais.
Que m'arrive-t-il ?
— Hum… fait monsieur le Directeur, en tâchant de recomposer la face bleue du Rubik's cube.
Sa mâchoire de vainqueur se détache parfaitement, sous tous les angles, dans le contre-jour de la fenêtre. Je vous jure, c'est dingue, même s'il manipule un jouet et n'en branle pas une pour l'entreprise à cet instant, il a malgré tout l'air de Hamlet s'adressant au crâne de son père. C'est à ça qu'on reconnaît les grands hommes, je me dis.
Un jour ordinaire, j'aurais été jaloux du potentiel physique si likeable de mon patron.
Cette pensée me met mal à l'aise. J'extrais discrètement mon carnet de proverbes-citations de ma poche de veste et le pose sur mes genoux. Tandis que monsieur le Directeur tourne une face du cube, je lis une page au hasard, espérant y retrouver un peu de contenance et d'agressivité professionnelle. Celle-ci sera parfaite :
— Sur les chemins sans risques, on envoie que les faibles, monsieur Victori.
— Vous avez raison, Adam. Mais après la pluie, le beau temps.
L'humiliation est totale. Pas de doute, je suis vraiment souffrant ce matin. Adieu mon augmentation de salaire.
— Et concernant mes heures de sommeil perdues, monsieur le Directeur ?
Il quitte le Rubik's cube des yeux. Sa mâchoire enduite d'after-shave reluit sous l'éclairage vif du plafonnier.
— Que voulez-vous en faire, de ces heures de sommeil, Adam ? Vous les faire payer ?
Il rit à gorge déployée. Je ris aussi, en respectant un silence de deux secondes entre son propre fou rire et le début du mien, histoire de lui laisser l'avantage de l'initiative et respecter sa position hiérarchique.
Je ne peux décemment pas lui avouer que je souhaite utiliser mes heures de sommeil perdues à dormir. Cette fatigue subite, c'est vraiment la honte. Je biaise :
— Je souhaite simplement les retrouver, monsieur le Directeur. Vous voyez, je pourrais peut-être les accrocher au mur, je me dis. Dans mon salon. Avec un beau cadre…
J'ajoute : « De facto. »
Il parait que les reptiles démontrent plusieurs signes du sommeil lent, mais ne semblent pas avoir de sommeil paradoxal. Monsieur le Directeur ne rêve sûrement pas de son ex. Cette pensée me déprime davantage. Je suis un raté. Un rêveur.
Coche mentale : vérifier ce petit fait sur Wikipédia, ce soir.
Monsieur le Directeur peine à reconstituer la face verte du Rubik's cube ; il soupire. Sa mâchoire de super-héros se contracte. Il dit :
— N'êtes-vous pas satisfait de notre nouvelle salle de musculation au ré de chaussée, Adam ? De notre service de coiffure ? De notre excellente salle de restauration avec vue sur le fleuve ? Que dire de ces nouveaux ballons de yoga à disposition pour chacun des employés de la Botox. Ça ne vous suffit pas ? En plus, vous souhaitez dormir ?
Il prononce ce dernier mot avec une moue de dégoût.
— Vous me décevez, Adam… Je ne vous dirais qu'une chose : tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin elle se brise.
Je compulse du coin de l'œil mon carnet de proverbes-citations sur mes genoux, mais aucune parade n'est assez forte pour contrer cet affront. Pour l'honneur de mon père, je bredouille quand même :
— Une hirondelle ne fait pas le printemps, monsieur le Directeur…
Il lève un œil de son cube à facettes :
— Touché… Vous me surprenez, Adam.
Coche mentale : ressortir ce proverbe à la prochaine réunion du co-dir pour moucher Pichard.
— Seriez-vous amoureux, mon vieux ?
Mon baiser avec Adeline dans mes rêves me revient en mémoire. Je dissimule la tremblote de mes mains derrière le bureau. Honte est un mot faible pour exprimer mon ressenti face à la défaillance complète de mes organes.
Mais qu'ai-je donc, ce matin ?
Hier encore, j'ai avalé mes 12 km de footing après le boulot, à 22 h 30, avant ma séance de cross-fit et mon bo bun bio lyophilisé. Même ma dernière crampe au mollet date d'il y a huit ans. Je suis un flingueur, nom de Dieu ! Je n'ai pas gravi les échelons, année après année, pour m'effondrer à 80 ans de la retraite. J'ai à peine 69 ans ! Que signifient ces jérémiades ? Je rétorque :
— Amoureux ? Je vous rappelle, monsieur le Directeur, que c'est interdit par la convention de service.
J'ajoute : « Stricto senso. »
Monsieur le Directeur dépose son cube inachevé sur le bureau, joint ses mains en prière contre ses lèvres, puis me détaille longuement sans cligner des paupières. Comble de la honte : je me sens rougir. Summum de la lose, soudain, mes paupières se ferment contre ma volonté.
— Hé ! Vous m'insultez, maintenant, Adam ? Rouvrez les yeux, bon sang ! Vous vous croyez dans l'administration, ou quoi ?
— Je ne peux pas, monsieur Victori.
Je suis conscient de l'embarras dans lequel je me mets. Mais mes paupières sont deux rideaux de fonte de deux tonnes. Sans la lumière des baies vitrées coulissantes, je me retrouverais complètement dans le noir. À la place, je vois danser des taches lumineuses rouges sous la membrane de peau de mes paupières irisées de capillaires sanguins. Puis les taches deviennent vertes, bleues et jaunes, comme lorsque je paressais allongé sur la pelouse, au soleil, dans le jardin de mes parents, autrefois. Durant les grandes vacances. Avec le clapotis du petit court d'eau qui s'écoulait au loin.
— C'est joli, monsieur le Directeur. Essayez…
Mais qu'est-ce que je raconte ? Je déraille ?
Coche mentale : arrêter les stéroïdes.
— Joli ? Vous êtes cinglés, Adam ! Rouvrez les yeux ou je vous colle un blâme et une heure TIG aux toilettes du sous-sol !
Sur l'écran rougeoyant de mes paupières scellées, je distingue des profils d'animaux. Un aigle et un cheval. Ils s'enchevêtrent, fondent leur couleur primaire pour se changer en un lion jaune. Puis le lion se change en singe bleu.
— Essayez ! Regardez, le lion ! Le singe ! Il y a tout un monde, là, derrière nos paupières !
J'ajoute : Oh, my god !
J'entends un soupir las.
— Adam, pour la dernière fois… Rouvrez les yeux ou je vous sucre vos chèques déjeuner.
— Je ne peux pas, monsieur, le Directeur. Ce doit être un genre de cancer foudroyant de la rétine, je vois des paysages, à présent !
Pas de doute, c'est une version pop art aux couleurs changeantes des étendues mélancoliques du Connemara. Champs de tourbes et bas murets crayeux. Mon voyage scolaire en classe de troisième, je me dis. Je n'ai jamais refoutu les pieds en Irlande, trop de chômeurs et d'alcoolos. Pourtant, cela me semble si beau, calme et propice à la rêverie. Je m'avachis et glisse davantage le long du dossier de mon siège. J'en pleurerais de honte si le spectacle n'était pas si étincelant et majestueux.
— Ces paysages, monsieur le Directeur, c'est… c'est comme avec un filtre Instagram, en plus beau, je vous jure !
— Vous me faites peur, Adam ! Arrêtez votre cinéma ! Si vous crevez dans mon bureau, la Botox va encore se coltiner un malus carabiné sur sa prime d'assurance. Souvenez-vous de Joubert, défenestré du quinzième, l'an dernier. Ce crétin n'avait pas trouvé mieux que de s'écraser précisément AVANT la limite de notre espace de responsabilité. 30 cm qui nous auraient valu bien des tracas judiciaires, si Pichard n'avait pas eu la présence d'esprit de déplacer le corps et les bouts de cervelle sur le trottoir.
Une main calleuse de culturiste agrippe mon poignet et le secoue :
— Adam, vous m'écoutez, nom de Dieu ? Si ma secrétaire entrait ? Hein ? Un selfie maintenant et le cours de nos actions s'effondre. « A la Botox, on roupille », je vois d'ici les gros titres ! Ouvrez les yeux, vous allez donner des idées aux autres employés !
— Aucun risque, monsieur le Directeur, je suis au Connemara.
— Le Connemara ?
— Non… attendez ! C'est Marrakech, à présent ! Mon voyage avec Adeline en lune de miel ! Ce soleil et ces ocres saturés, quelles merveilles !
— Saint Jeff Bezos, sauvez-nous du mal… Vous ne me laissez pas le choix, Adam. Vos hurlements vont rameuter tout l'étage.
J'entends des pas étouffés sur la moquette. Le loquet d'un verrou de porte cliquette. Derrière mes paupières rougeoyantes, je distingue beaucoup plus nettement le visage d'Adeline que dans mon rêve de cette nuit. Ses boucles brunes, son regard mutin… Je tressaute, partagé entre le dégoût et la joie.
— N'avez-vous pas un moment émouvant dont vous souhaiteriez vous souvenir, monsieur le Directeur ?
— Me souvenir ? Mais vous me prenez pour un ancien combattant, mon vieux ? Je vous rappelle notre devise à la Botox : avancer pour mieux sauter. Adam, ouvrez vos putains d'yeux !
— Ils sont comme cousus, monsieur le Directeur. Oh… C'est affreux ! Je suis en train de rouler un patin à mon ex-femme ! Et j'aime ça !
— Oh, pute vierge, j'appelle le SAMU. Les gars des services publics empestent toujours la bière et le tabac, mais ils ne facturent pas. Vous ne me laissez pas le choix, Adam. Vous passerez la nuit au milieu de RMIstes avinés pour le bien de l'entreprise. On vous évacuera de nuit par l'ascenseur de service.
J'entends le bruit sourd d'une lourde chute sur la moquette épaisse du bureau.
— Adam ! Adam ! Où êtes-vous ? Je suis aveugle !
— Non ? Ne le prenez pas mal, mais ça me rassure un peu sur mon propre cas. Je pensais que j'étais rincé, foutu pour le business. Ce doit être un virus très contagieux, monsieur le Directeur.
Coche mentale : vérifier les épidémies en cours sur le site de l'OMS.
— Un virus ?
— Un germe de chômeur, je ne sais pas ! Ne luttez pas ! Regardez ce qui danse derrière vos paupières ! Quand on lutte, ça brûle !
— Aïe ! Vous avez raison, c'est comme une morsure de braise ! Nom d'un chien, où est mon guide médical Vidal...
Quelque chose rampe autour de moi ; j'entends un choc contre le bureau. Mon carnet proverbes-citations chute de mes genoux sur le sol.
— Adam, bordel, si vous m'avez refilé votre virus de feignasse, je vous saque ! Attendez que je mette la main sur ma boite d'amphétamines…
Un tiroir coulisse quelque part.
— Ah, ça y est, je sens un tube de cachets…
— Et si c'était vos capsules de cyanure en cas de krach boursier, monsieur Victori ? Ou vos diurétiques pour la sèche musculaire ?
— Vous croyez ? Comment les différencier … Adam, je vous maudis ! Oh, bordel…
— Quoi, monsieur le Directeur ? Vous m'effrayez.
— Les singes bleus ! Je les vois ! Ils copulent !
— Vous êtes décidément un grand homme, monsieur Victori. Avec moi, ils s'épouillaient.
— Attendez, ils sont rouges, à présent ! Non, c'est un lion vert ! Oh… Je crois que je comprends ce que vous ressentez, Adam… C'est plus spectaculaire qu'un essai atomique dans le désert du Nevada en 54 ! C'est affreux comme c'est beau !
— Et si c'était mortel, monsieur le Directeur ? Je vous pose la question parce qu'Adeline, mon ex, est en train de retirer mon pantalon à Marrakech et j'ignore si une abominable érection intempestive trahit mon honneur, en ce moment même.
— Comment le saurai-je ? J'y vois pas plus que vous, mon vieux ! Palpez-vous l'entrejambe !
— Oui, je bande.
— Moi, ma mère me cuisine un gâteau au yaourt dans la cuisine de mon enfance, ça sent rudement bon. Je n'ai pas bouffé de sucreries depuis l'intronisation de Google en bourse en 2004.
— Pardonnez-moi, je vais jouir, monsieur le Directeur…
— À cause du gâteau au yaourt ?
— Non, de mon ex-femme… je… oh… ouiiii !
J'entends un grincement, puis un choc sur le plan de travail du bureau.
— Au moins, si je ne m'en remets pas, je mourrais assis sur mon trône… Dieu que ce gâteau est délicieux, Adam. J'aidais ma mère à le préparer, je m'en souviens à présent. Un pot de yaourt de farine, un pot de yaourt de lait, un œuf… Le fumet de la pâte dorant au four me rendait dingue, ce parfum de levure. Ma pauvre mère… Que m'avez-vous fait Adam ? Je vais rater mon cours de squash de ce soir, mais je m'en moque. J'ai même envie de chialer… Je suis un homme fini.
— Moi, je pleure déjà, monsieur le Directeur.
— Oh, la vache… Si je chiale aussi, promettez-moi que cela restera entre nous, Adam. Promettez-le !
— Je promets, monsieur le Directeur. Pensez-vous que nous nous changeons en une espèce inconnue de dauphins ?
— De dauphins ? Mais vous délirez, Adam !
— Il parait que les deux hémisphères du cerveau des dauphins dorment séparément. L'un des hémisphères reste éveillé pendant que l'autre roupille, ainsi le dauphin n'oublie-t-il pas de remonter respirer à la surface lorsqu'il dort. Et si c'était ce qui nous arrive, monsieur Victori ?
— C'est absurde, Adam ! Un dauphin ? Vous imaginez un homme de ma trempe finir dans une boule à neige pour touristes ?
— Vous avez raison… D'ailleurs, je dois vous avouer que mon état empire. Je me sens sombrer dans un sommeil profond contre ma volonté. Oh, monsieur Victori, pitié, jurez-moi de ne pas me supprimer ma place de parking couvert ! Je n'y peux rien… J'ai sommeil…
— Adam, restez avec moi, mon vieux ! Ne me laissez pas seul ! Au moins, le temps que je termine ce merveilleux gâteau au yaourt. J'aime tant lorsque maman me caresse les cheveux après chaque bouchée… Mais qu'est-ce que je raconte ? Adam ? Vous m'entendez ?
— Le feu, ça brûle et l'eau ça mouille, monsieur Victori. Je…
— Gardez vos proverbes pour la prochaine assemblée du Co-MIP 44, mon vieux, ce n'est pas le moment de jouer au mâle alpha ! In fine… De facto… Mon Dieu, je tombe de sommeil aussi… Tout ce sucre ingurgité… Adam, j'ai peur ! Je n'ai pas dormi sans Valiums depuis si longtemps. Et si je me mettais à rêver ? Adam ? Adam ? C'est affreux, mes muscles se relâchent comme après un bain chaud. Vous m'entendez ? Bordel, où avez-vous pu contracter ce virus infernal ? Vous fréquentez des employés de La Poste ? Avouez-le ! Adam ?
J'entends un choc étouffé et lointain, comme provenant d'un autre continent, loin, loin, là-bas, de l'autre côté de mes paupières closes et multicolores. Adeline dort à côté de moi. Le menton lové dans le creux de mon cou.
— J'ai sommeil, Adam ! C'est si agréable ! Je vais faire une crise de panique… Adam ?
— Moi aussi, monsieur le Dir...
Mes lèvres se changent en caoutchouc fondu. Ma mâchoire se relâche : je bave d'un côté. Merde, ma veste Armani… Dans mon rêve, je ris.
— Adam ! J'ai peur ! Et si on ne se réveillait pas ! Adam ?
J'aimerais prononcer un proverbe de circonstance, mais mes lèvres semblent avoir perdu tout tonus musculaire. La respiration d'Aline se fait plus régulière et profonde à côté de moi. Elle me berce. Au loin, quelqu'un trébuche. J'entends un bruit de mécanisme étouffé. Quelque chose coulisse… Puis je sens comme un courant d'air froid sur mon visage.
— J'ai bien trop sommeil, Adam. Inutile d'ajouter la honte à l'humiliation… Pour l'honneur, Adam… Pour l'honneur.
Un mouvement d'air, un silence, puis je perçois, comme derrière une paroi de verre, un choc lointain et des cris éloignés. Ma tête s'effondre sur mon épaule. Et avant qu'il ne fasse complètement noir et que les ténèbres ne m'envahissent, je me demande si monsieur Victori a atterri du bon côté du trottoir.
Coche mentale : vérifier cette information à mon réveil.
Vraiment excellent, félicitations !
· Il y a presque 5 ans ·yl5
Merci, yl5 ! A voir votre photo de profil, entre dingos, on se comprend. ;)
· Il y a presque 5 ans ·Giorgio Buitoni
Le codec m'interdit de s'ajourner d'une poule! Code Shreck à lLverpool ampoule aux trecks de maboule! ;0)
· Il y a presque 5 ans ·flodeau
Perso je lis l es testaments des servantes rouges et j'ai osé cauchemarder que ma mère était une cas soc...oh, mais non, y'a absolument aucune erreur, même pas question de ténèbres! ;0)
· Il y a presque 5 ans ·flodeau
Olala, c'est grave. Mais tant que vous ne voyez pas de singes bleus copuler, ça se traite. ;)
· Il y a presque 5 ans ·Giorgio Buitoni
;0)
· Il y a presque 5 ans ·flodeau