Coup de tonnerre dans ciel serein
anaxagor
I. Contraction.
Je ne m'appelle pas John Carruthers. Je ne suis pas John Carruthers. Peut-être suis-je un Paul, un Samuel, un Martin. Que sais-je encore...! Les possibilités d'être un surnuméraire passif de troisième ordre sont infinies et m'importent peu. Seuls comptent les actes qui s'imposent au réel et le modifient. Mon existence d'aujourd'hui, par exemple, est la conséquence d'un acte plus conséquent sans doute que ne l'aura jamais été, pour moi, le seul fait d'être né. Cet acte, c'est d'avoir menti un jour en proclamant haut et fort que oui, certes, j'étais bien John Carruthers.
« Monsieur Carruthers ? John Carruthers ? C'est bien vous ? - Oui, c'est moi » devais-je alors m'entendre répondre, éberlué, dans la panique de cet après-midi de chaos qu'électrisait un mois d'août fiévreux.
Quelques heures avant ce mensonge, j'étais encore un petit fonctionnaire discret et taciturne capable de trouver en lui assez de ressources pour supporter de s'ennuyer poliment dans les sous-sols gris d'une bibliothèque nationale. Quelques jours avant ce mensonge, j'appartenais encore à la caste des individus disposés à errer sans fin dans les rayons d'une grande surface dans l'attente inquiète d'une envie inutile de grille-pain ou de machine à expresso. Un mois avant ce mensonge, je consentais à perdre une heure de mon temps à la caisse d'un magasin de bricolage pour me faire échanger un pommeau de douche, vexé, irrité et triste que j'étais d'avoir confondu, une fois de plus, débit et pression. Bref, avant de me fondre dans John Carruthers, avant de porter les habits de John Carruthers, avant de fumer les cigarettes de John Carruthers, avant d'adopter la voix et les gestes de John Carruthers, je m'appliquais méticuleusement à faire de ma vie un enfer.
En société, j'étais plutôt calme, pondéré et m'appliquais à garder le contrôle sur à peu près tout. Peu loquace mais perspicace, parlant toujours à propos, capable de sortir la plaisanterie la plus fine quand les autres s'y attendaient le moins, impénétrable mais affable, cultivant volontiers le mystère pour entourer le vide d'un voile sensuel et opaque. Les journées se suivaient et se ressemblaient, toutes inutiles et vides, passées à trier puis classer des centaines de fascicules de publications périodiques. En apparence, je semblais persister dans une placidité têtue. Toujours courtois, tenant les portes, m'accrochant parfois un sourire lisse aux lèvres, m'obstinant à l'exemplarité dans un travail que j'en ai été venu à mépriser.
Il ne faudrait pourtant pas s'y tromper.
Si absolument tout le monde se laissait volontiers abuser par ce calme en trompe-l'œil, c'était tempête sous un crâne. Chaque jour passé, dans ces sous-sols aveugles, renforçait un peu plus mon irritation. Chaque minute sacrifiée, passée à estampiller ce déluge plus ou moins envahissant de livres souvent inutiles et mauvais, faisait croître une colère aussi profonde qu'insoupçonnée. Jamais les néons du plafond n'auraient permis qu'un jour nouveau éclaire cette étrange monotonie que j'envisageais avec un dédain motivé par la détestation. Ils éteignaient tout, ces foutus néons. La vivacité d'un regard, l'éclat d'une joue rosée, les reflets dorés du jour sur des boucles blondes. Tout y passait. Ils éteignaient tout, en même temps qu'ils épandaient leur halo blafard sur le béton encrassé des différents sas. Avoir le teint gris et les yeux caves devait être notre lot définitif à nous autres, les zombies d'Etat. Les jours fades s'écoulaient identiques et leur durée s'étendait sans cadence. La matière molle dans laquelle se concentrait ma vie me laissait face à un infini champ d'ennui. Il faut dire que les occupations durables et stimulantes se faisaient rares dans la bibliothèque cénotaphe. Les collègues se lamentaient d'un trop-plein de travail imaginaire lors d'infinies et innombrables pauses à la machine à café. Leur logorrhée lointaine mêlée au sifflement de la climatisation était devenue la bande-son de ma vie. Parfois, la monotonie était ponctuée de longues réunions dont le but évident paraissait être chaque fois d'inventer de faux-problèmes pour s'appliquer à y apporter de mauvaises solutions. Ainsi pouvait-on apprendre que dans la grande bibliothèque, installer une chaise pour qu'un lecteur puisse s'asseoir revenait à « étendre la mise en place graduée du dispositif réforme salle de lecture » ou qu'un projet inutile était tout à fait prioritaire mais que tel autre, pourtant urgent, pouvait bien attendre un peu encore. Ces laps de temps long et d'inepties, je les employais généralement à ne rien faire, si ce n'est perdre mes pensées dans le paysage urbain de la ville que je discernais par-delà la baie vitrée du premier étage, tout en frottant mes semelles de chaussures sur la moquette rêche pour ressentir une petite décharge électrique. La plupart du temps, il n'y avait rien à retirer de ces conciles verbeux. Quelquefois, on pouvait se divertir d'une remarque idiote formulée par quelque pédant, regarder telle antique bibliothécaire s'endormir doucement avant que son réveil en sursaut ne lui procure l'impétueux besoin de se gratter le bas ventre et de quitter la salle pour satisfaire quelque nécessité plus ou moins naturelle. Je ne sais si c'était pour apaiser ou au contraire nourrir cette triste torpeur que j'arpentais seul et sans but apparent les quelques kilomètres de long couloirs aveugles dont chaque étage du bâtiment était ceint en autant de rectangles étroits et déserts. Une succession rectiligne de néons éclairait ces lieux inaccessibles au jour tout en renforçant la perspective par une ligne de force lumineuse qui, je devais bien l'admettre, conférait à ces tunnels de béton les appâts funestes d'une expérience de mort imminente.
A en croire les propos tenus par un expert jovial dans Santé au Top ! de la semaine dernière, je devenais apathique. C'est à dire que j'étais en carence d'espoir et que je souffrais, je cite, d'une « paralysie de la solution. » En réalité, je ne souffrais pas vraiment puisque l'apathie est précisément l'état de celui qui ne ressent rien et par donc, ne souffre pas. Or, comme je souffrais quand même bien un petit peu de temps en temps, je devais en conclure que je n'étais pas encore apathique ou, du moins, que je n'étais pas encore un apathique irréversible. Mon petit drame existentiel était que rien ne faisait sens. Peut-être que vouloir donner du sens à ce qui n'en a pas confère la plus cruelle des illusions. J'avais la même vie que tout un tas de gens ordinaires évoluant dans un quotidien tout aussi ordinaire. Mais j'avais une manière bien différente de vivre cette vie-là. Là où certains parvenaient à accéder au bonheur, à des joies ou aux plaisirs du corps, moi je ne faisais que rater l'évènement pour aussitôt me replonger dans une non-histoire, laquelle non-histoire, était la non-aventure de mon existence. Reclus, en proie à l'ennui, doté de faibles capacités de résilience, je réalisai pourtant l'évidence : je n'avais jamais rien fait que passer le temps.
A mesure que je m'enfonçais dans ce puits d'ennui, un malaise assez violent grandissait quelque part en moi. D'abord la sensation gênante d'un petit caillou dans la chaussure. Ensuite l'impression qu'une fissure infime se creusait en silence. Enfin, la conviction que l'équilibre des forces en puissance aller céder sous la poussée de forces contraires. Que je ne faisais que précipiter davantage l'explosion de ma structure intérieure. Et que j'allais m'effondrer sur moi-même. La progression subtile de ce phénomène étant que je devais bientôt exploser de tout mon être et que d'une manière ou d'une autre, les choses, pour moi, aller changer.
D'ailleurs, un bouleversement approchait et se confirmait à mesure qu'une colère sourde et profonde augmentait en moi. On ne comprend d'abord pas l'agitation annonciatrice des animaux et des enfants tant que le coup de tonnerre n'a pas brisé le calme immobile d'un ciel serein.
II. Crispation.
Il y avait ce type.
Ce sale type.
Eddy.
Un planqué inutile comme tant d'autres dans cette pétaudière administrative, mais un planqué tout à fait désagréable. Les femmes les plus censées s'en méfiaient, plus pour sa misogynie patente que parce qu'il laissait la porte grand ouverte lorsqu'il urinait dans les toilettes des dames. Les autres femmes, plus lâches, pensaient qu'il était plus charitable de se faire bien voir à force de sourires mièvres et de parts de cake sous cellophane, conformément à cette habitude navrante qu'ont les gens de travestir leur plus vil égoïsme en parangon de vertu.
A titre personnel, je détestais cordialement Eddy. Non parce qu'il se décrassait les ongles de pieds en salle de lecture mais parce qu'il était un sale con intégral. Un sale con doublé d'un imbécile. Eddy était persuadé avoir la fière allure d'un vieux lion dominant au point de penser que le port altier et l'air hautain, qu'il aimait emprunter, suffisaient à faire de lui un chef de troupe. En réalité, son arrogance s'accordait si mal de sa bêtise et sa prétention de sa veulerie que quelque chose de comique se dégageait irrésistiblement de ce décalage impromptu. En outre, dès qu'il ouvrait la bouche pour vocaliser quelque insanité, les bifurcations du chemin de la raison révélaient les ratés de son esprit tortillard.
Ce jour-là, le jour précis où tout devait basculer, Eddy rompit le pacte de non-agression tacitement conclu entre nous depuis les toutes premières heures de notre histoire commune. Les motivations originelles se concentraient en une absence mutuelle de sympathie doublée par la nécessité de cohabiter dans ces murs sans fenêtres.
Alors que je contemplais le néant, le regard accroché par une marbrure du béton qui établissait une jonction parfaite entre un «Allez l'OM » militant et une bite exécutée au stylo-bille, je ne pouvais me douter que j'allais bientôt me trouver au cœur d'un inextricable contentieux territorial, au sous-sol numéro 3 de la Très Grande Bibliothèque. Il se trouve que le bureau de Eddy et le mien sont distants d'une quinzaine de mètres que délimite un grand sas flanqué d'une paire d'ascenseurs. Au centre de cette zone franche et aride stationnaient mes deux chariots de bibliothèque, encombrés de tout un tas de fatras de publications hétéroclites. Si je prenais grand soin de ne pas multiplier les occasions pénibles de croiser le fâcheux, il m'était tout de même difficile de l'éviter tout le temps. Aussi, alors que je sortais de mon bureau, lassé de l'examen des preuves d'art pariétal que le hublot offrait à ma vue (« Allez l'OM » + bite), je vis Eddy en pleine maraude à proximité de mes affaires. S'avisant de je ne sais quel avantage il pourrait tirer de la possession de mon bien, mon ennemi décrivait des cercles autour de mes chariots tout en renâclant et se carrant les épaules. Moins que le vieux lion ferrant sa proie il m'évoquait davantage le vieux chat faisant le tour de sa gamelle.
Je l'observais, lui, et sa suffisance imposée comme prologue à sa bêtise. A son tour il me vit et darda sur moi un regard mauvais dans lequel il essayait encore de loger un peu plus de mépris. Ses lèvres se retroussèrent en même temps que la ligne sombre de ses sourcils devenait circonflexe.
Eddy s'arrêta net.
Les semelles de ses docksides crissèrent sur le linoleum noir. Le chino beige s'immobilisa en un arc figé dans le sol. Son Lacoste se tendit et se souleva à mesure qu'il bombait crânement le torse sous le petit crocodile vert. Il me fixait d'un œil torve par-dessus ses lunettes descendues trop bas, comme un pare-buffle sur son ergot nasal dilaté. Quand soudain, il se frotta énergiquement la main droite comme pour s'arracher ce qui lui restait de cheveux. Ses yeux lui sortaient de la tête. Il se cabra, tapa du pied un coup sec avant de pointer sur moi un doigt accusateur et à ce point hostile que je crus, un instant, voir jaillir un éclair de son onychomycose. Eddy se dressa, raide devant moi, prêt à faire fondre sur ma personne les charmes subtils de son quasi-double-mètre. Au lieu de cela, il se saisit de la poignée de mon chariot et envoya celui-ci valser contre un mur dans un bruit de ferraille épouvantable. Les publications se soulevèrent en une gerbe magnifique puis retombèrent éparses.
Comme Eddy n'avait toujours rien dit, il grogna puis éructa enfin : « Tu n'as pas à laisser traîner ton bordel dans mon périmètre, vociféra-t-il avec l'air le plus mauvais du monde.
- Pardon ?
- Oh, ça va, hein beugla-t-il. Tu m'as très bien compris ! Fais pas semblant de pas piger, hein ! Tu empiètes son mon territoire !
- Arrêtes de crier. Après on verra.
- Je crie si je veux !
- Et puis non, en fait, on verra rien après, Eddy. Tu peux aller te brosser tout de suite.
- Hein ? Quoi ? Comment ? T'es qui toi pour me répondre ? Hein ? Tu me dois le respect ! - Le respect ? Et puis quoi encore ? Faudrait que je te suce aussi ? »
Je tournai les talons mais à peine avais-je entamé ma rotation, qu'une main puissante s'abattit sur mon épaule pour la saisir et me faire girouetter en sens inverse. Je clignai des yeux, conscient que ma dernière proposition avait heurté une corde sensible dans ce bel hommage à la virilité taurine qu'était Eddy.
Il hurla :
- Je suis un homme, moi, un vrai ! Un homme, t'entends ? Pas une petite tafiole de ton espèce !
- Ah bon. Désolé, je ne pouvais pas deviner, devais-je répondre le plus posément du monde.
Ce fut alors comme une furie qui s'empara d'Eddy, lequel, agitant ses bras en tous sens devant moi et par-dessus sa tête, hurlait, sifflait, gronda, cria :
- Pour qui tu te prends ? Tu vas voir ce que je leur fais aux mecs comme toi ! Et tu vas débarrasser le plancher bien vite parce que là… Tu vois, là ? TU EMPIETES !!
Et, tout en m'acculant au mur car il faisait barrage avec son corps, son bras droit exerçait un puissant mouvement de balancier pour me figurer la frontière imaginaire que j'avais eu le tort d'ignorer.
- Là ! Là ! Tu vois, là ? Tu piges ? Dis-moi que tu piges, toi avec tes sales chariots, tonna-t-il, en me désignant la ligne de démarcation invisible, censée diviser en deux territoires ennemis le grand sas et ses deux ascenseurs. Je reculais un peu, indisposé par les relents de maquereaux marinés qu'il avait dû ingurgiter à la cantine et les postillons huileux que m'envoyait sa haine féroce. Je sentis le béton froid à travers ma chemise.
- Que je pige quoi, risquai-je d'une voix à peu près puissante. Cette ébauche d'aplomb eut pour effet de le mettre un petit plus en rogne. Il s'approcha encore, gesticulant avec véhémence par-dessus moi, suffisamment près, en tout cas, pour que je puisse admirer plus avant le crocodile vert qui semblait tirer davantage la langue sous l'effet des convulsions qui agitaient le polo. Le crocodile vert, au demeurant, était souffreteux. De nombreux petits fils vert et blanc lui sortait de la tête comme des antennes et sa queue, légèrement décollée avait irrémédiablement perdu de sa superbe.
Progressant à pas sûrs vers le chemin de la démence, Eddy vociféra :
- Hein ? Quoi ? Tu te payes ma tête, c'est ça, hein ! Tu te payes ma tête ? Ah ! Tu vas voir ! Ah ! Tu vas voir !Tu vas...
Eddy se frappait désormais avec vigueur l'intérieur de la paume gauche à l'aide de son poing droit serré. Ses lunettes remplies d'éclairs vinrent me mitrailler à une distance qui frisait l'intimité. Le crocodile moribond semblait crier à l'aide depuis la maille qui le retenait et je fus stupéfait de noter que ce polo de mâle reproducteur exhalait la fragrance excessivement douce d'un délicat bouquet de petits fruits rouges. Ma chemise se froissait entre le béton tiède et mon dos humide tandis que mon collègue explorait un rosaire de menaces fort assourdissant auquel se mêlait une addition incertaine de gestes. Sans doute s'agissait-il du prononcé de mon châtiment. Sa logorrhée hystérique me parvenait de loin comme épaissie par un brouillard palpable. Je fermai les yeux et distinguai parmi ce flot de semonces mêlé à la paranoïa quelques morceaux choisis : « dégage ton chariot ! », « tu empiètes ! », « c'est mon espace de travail », « là est la démarcation ! », « tu me dois de le respect ! », « je cris si je veux ! », « t'es qui toi pour oser me parler ? » Morceaux choisis que l'on pourrait condenser en « chariot », « frontière », « gonzesse », « respect », « ôtes-toi de là, c'est là ma place au soleil. » Le tout résonnant comme la colère de Zeus sur l'Olympe.
On n'avançait pas. Je rouvrais les yeux sur l'excès de sébum exsudant des pores dilatés de son nez et l'haleine de maquereaux marinés m'enveloppa tout entier. Cette fois le crocodile semblait avoir rendu l'âme sur le polo implosant.
- C'est un faux, m'entendis-je dire dans le vague mais assez distinctement.
Cette remarque stoppa net le forcené. Ses yeux débordèrent de ses lunettes comme le lait autour du couvercle de la casserole.
- C'est un faux, répétais-je. Mais cette fois-ci, la phrase pris le poids d'un verdict irréfutable.
- Hein ?
- Ton Lacoste, précisai-je, c'est un faux.
- Un faux ?
- Une contrefaçon, quoi. Que t'auras acheté à un margoulin de plein-air au cours de tes vacances dans les bas-fonds de Phuket.
- Qu'est-ce que tu me racontes, là, demanda Eddy, les yeux plissés en deux fentes et un majeur énorme planté sur ma trachée.
Je déglutis :
- Le croco..! Argh… Il… Il a la gueule de travers et la tête hirsute ! Un peu comme toi, en fait.
Cette insolence fut récompensée d'une première gifle.
- Un faux ? Mon croco ? La gueule de travers ? Hirsute ? C'est ce que tu as dit, hein ! C'est ce que tu as dit ! MAIS MA PAROLES ! TU ME MANQUES COMPLETEMENT DE RESPECT !
Seconde gifle.
- Et même que… Et même qu'il a pas de dents ! Et que… que sa langue pend comme s'il était crevé ton crocodile de merde ! Et que ton Lacoste de géniteur versaillais, eh ben c'est un faux ! Et tu me fais mal bordel... !
Eddy retira alors son gros majeur de ma trachée et un sifflet de vieille bouilloire sorti péniblement de ma gorge contusionnée. Mais pendant que je tentais de remettre chaque organe à sa place, une autre mandale vint aplatir mon autre joue. Une douleur aigue m'électrisa la tête. Eddy avait les yeux hallucinés, si noirs et bouillants qu'on n'en distinguait plus les pupilles.
Il fulminait, pestait, grognait, rageait :
- Un faux ? Un faux mon Lacoste ? Un faux ? Oses répéter que c'est un faux mon Lacoste ?
- Ben, d'accord : c'est un faux.
Quatrième baffe. Plus forte et plus cinglante. J'eus l'impression que quelque chose avait craqué dans ma mâchoire et ma tête heurta avec violence le mur de béton contre lequel Eddy me ferrait. Je vacillai. Une brume troubla mon regard. Pourtant, je fis face et dans cette folie que Eddy me communiquait malgré moi, je persistais à mes risques et périls dans cette opération suicide.
- Evidemment que c'est un faux, ton polo à deux balles, risquai-je tandis que deux bras puissants s'abattirent sur moi pour me secouer. Tout est factice sur toi ! T'essaye péniblement d'avoir l'air de…. Tu roules des mécaniques et tout…Mais t'es rien qu'un pauvre péquenaud prétentieux qui aimerait bien impressionner son monde en se faisant passer pour un petit bourgeois cultivé. Et tu sais ce qui te trahit encore plus que ton faux polo de merde ? Ton gel capillaire effet mouillé. Ça, franchement, c'est d'une ringardise absolue.
Eddy n'avait pas cessé de me secouer comme un prunier tout le temps de cette dernière offense en me traitant alternativement de merdeux et de pédale. Ses traits révulsés suggéraient le plein délire tandis que la lumière d'ordinaire falote des néons creusait l'impression de démence qui gagnait chaque muscle de son visage. J'aurais dû m'arrêter, je le savais. J'aurais dû me coucher, reconnaître n'importe quel tort, voire m'excuser platement d'avoir laissé traîner mes chariots trop près de sa porte. Bref, j'aurais sans doute dû m'avilir pour avoir la paix. Mais pourtant, non, je ne pouvais pas. J'avais intimement envie que quelque chose explose, que bastion d'ennui et de temps mort qu'étais ma vie dans cet endroit s'effondre sur lui-même.
Et j'allais être servi.
Tout s'est ensuite passé très vite.
Eddy, tout à son affaire de me secouer en me broyant les épaules, se libéra cependant une main pendant que l'autre, large comme un fesse, tentait de m'immobiliser complètement contre le fichu mur de ce fichu sas désert. Ensuite, je vis cette main aux jointures saillantes se fermer et les muscles de son bras se bander dans des proportions qui, je dois le dire, n'auguraient rien de bon pour ma physionomie. Le bras se balança énergiquement d'avant en arrière pour optimiser l'élan de ce poing terrible qui m'arriva dessus avec la prompte détermination d'un obus. Je parvins à esquiver et les os de la main de Eddy vinrent se briser sur le béton. Le temps que mon adversaire prenne la mesure des craquements sonores qu'il venait d'entendre, je bondis sur lui, tête baissée, et lui assenait un coup peu orthodoxe dans l'entrejambe. Il hurla et s'affala sur le sol en se tortillant. Je sautais alors par-dessus cette pleureuse pour m'enfuir et empoignais au passage l'un des chariots que l'histoire retiendra comme élément déclencheur du conflit. Plus pour couper court à toute tentative de poursuite que par appétit de vengeance, je propulsais l'un des chariots polémiques sur le belligérant avant d'envisager la fuite par l'escalier de secours. Seulement voilà, à peine avais-je envoyé valdinguer le chariot que celui-ci, perturbé dans sa course folle par une plaque de linoleum disjointe, bascula, décrivit un arc de cercle somptueux au cours duquel l'une des tablettes métallique se détacha dans les airs jusqu'à heurter une ligne de néons, laquelle ligne de néons céda sous le choc pour se retrouver suspendue à la verticale. Au même moment, le chariot acheva sa course fracassante dans un bac d'eau, un jour posé-là un pour récupérer l'eau usée d'une quelconque fuite. Le bac se renversa et l'eau se répandit en une grande flaque dont, Eddy, qui ondulait au sol telle une anguille dans la nasse, occupait sans le centre.
Il en était à insulter les homosexuels et les communistes de la terre entière quand soudain, sous l'effet conjugué de la gravitation terrestre et d'un grave déficit de rivets, la ligne de néons se décrocha tout à fait et tomba sur la flaque avec quantité de câbles électriques. Eddy tressaillit et son corps entier se dressa aussitôt en un arc bizarre tandis que le courant le traversait.
Sa dernière parole fut « Bande de sale gauchistes pédérastes.. ! » Ensuite, il n'y eut plus rien. Un grésillement, un scintillement, des arcs électriques crépitant, une odeur de roussi, une alarme, la lumière qui clignote puis s'éteint, le noir, un ordre d'évacuation sont autant de flashs qui me reviennent des derniers moments avant la fuite.
Quand vendredi, j'irai à la bibliothèque, je regarderai les employés d'un autre œil…
· Il y a environ 10 ans ·nyckie-alause