Craonne ou Bonne pioche ! La nuit des fous

koss-ultane

               Craonne ou Bonne pioche ! La nuit des fous

     Une petite fille qui s’ennuie me demande de jouer aux cartes. Au loin, par temps clair, on aperçoit un champ de croix blanches.

_ Qu’est-ce que c’est le paradis ? me questionne-t-elle.

     Prenant et découvrant avec plaisir la carte sur le dessus du tas, j’abats mon jeu.

_ Le paradis, c’est une bonne pioche ! triomphais-je.

     Le sourire mutin et incrédule, un brin contrariée, elle jauge ce que vaut mon éden et sait en être exclue.

     Des deux côtés on se regarde dans le blanc des yeux, la bouche entrouverte. On tend l’oreille puis on essaye de ne plus entendre de peur de comprendre. J’ai fait appelé Firmin. Il est l’ouvrier d’une scierie des Vosges et a des talents de métreurs. Il arrive ventre à terre, ou plutôt à grands pas,  à moitié dépenaillé comme d’habitude.

_ A quelle distance est-il ?… Et eux ?

     Firmin tend d’abord l’oreille par un mimétisme idiot avec moi avant de réaliser qu’il lui faut regarder sous la lune et au-dessus de la lèvre de notre tranchée. D’un tressaillement de sa lippe supérieure, telle la musaraigne devant un morceau de gruyère tombé en sciure, il fait frétiller une large moustache marron-brune, furieusement horizontale, de quinze centimètres. Quinze centimètres, pas un mil’ de plus ni de moins, cela nuirait à l’équilibre de l’ouvrage. Une broussaille de follicules domestiqués qui s’était torsadée de blanc depuis trois ans que nous étions en enfer. Dumont le pousse au cul afin qu’il puisse jeter un œil depuis le point le plus haut de notre marigot. Firmin retire son casque contre tous les règlements et risque un sourcil aussi inquiet qu’inquisiteur sur cette langue de feu qui nous séparait des Allemands.

_ Lui, ‘chais pô ! Mais les Frrridolins… pas loin voirrre une moitié d’pas loin du tout à l’endrrroit des rrrochers, me chuchote le fils de la Saône-et-Louorrre en tordant sa bouche afin que l’orifice soit parfaitement braqué dans ma direction. Je dodelinais de la tête de mécontentement devant le peu de précision de Firmin en regardant Dumont, notre limousin, qui continuait de pousser au cul sans le moindre effort apparent.

_ Tu parles d’un métreur ! pestais-je entre mes dents en dévisageant Dumont qui me fixait le regard vide.

     Firmin se baissa en récupérant son casque sur le bord de la tranchée. Dumont relâcha son soutien si brusquement que le métreur descendit d’un coup les deux godillots dans la merde jusqu’aux chevilles dans un bruit de succion. Je me tus bien que cela me coûtait. Firmin se grattait le menton, se soutint la moustache d’un double lissé du dos de la main et demanda d’un signe de tête à Dumont de le hisser à nouveau. Celui-ci, duquel j’étais le dieu incarné depuis que je lui avais sauvé la vie et devant mon agacement, chopa le métreur par le fondement et manqua de le débagouler de l’autre côté de nos sacs de sable. Firmin en eut un hoquet de frayeur, se tapit derrière la silice en jute, ôta son casque en urgence puis réévalua la distance jusqu’à la teutonne tranchée en cherchant le plaintif des yeux. A peine le geste de la descente esquissé, mon Dumont replante en merde notre rameau de Mâconnais. Avec élan cette fois. Jusqu’à mi-mollet. Il n’en a pas eu le temps de rapatrier son casque depuis le bord de notre crevasse. Dumont s’en charge en le lui collant doucettement sur la tonsure qui luisait au soleil de lune.

_ Y sont à quinze pas tout pile nos amis verrrt de grrris entrrre les deux rrrochers ! Foi de Firrrmin Glandiot !

_ Fichtre ! Cela fait étroit ! pensais-je tout haut. Une dizaine de gros mètres à tout casser.

_ Euh… quinze de mes pôs, serrrgent, précisa-t-il un peu penaud.

_ Et qu’est-ce qu’ils ont tes pas, bas-du-cul ?! tonna Antonin le taciturne.

_ Y sont prrrofessionnels couillonot ! Quand tu rrreplantes une forrrêt tu peux pas fairrre n’imporrrte comment sinon ta connerrrie ei rrruine trrrente ans d’bouô ! Et quand tu rrreplantes trrrois mil essences tu peux pô genuflexionner trrrois mil fouô ! Faut qu’tes mètrrres tu les ailles dans les guibôles !

     Firmin essuya d’un dos de main sa lèvre inférieure qui s’humidifiait sitôt que ses tirades dépassaient le premier complément d’objet direct. Il se détourna d’Antonin et, tout en tentant de sortir de la glaise qui faisait que son mètre soixante-cinq était passé à vingt centimètres sous le niveau de lui-même, me regarda avec douceur.

_ Vos chleuhs mon serrrgent y sont à quinze de mes pôs. Huit de la jambe drouète et sept de la gauche soyent à quatorrrze mètrrres zonze centimètrrres prrrécise. L’pôv gârs j’l’ai pô vu.

     Je soupirai bruyamment.

_ Merci, Firmin, tu peux reprendre ta ronde.

     J’appuyai mon front sur la terre fraîche et verticale de notre fosse. La plainte qui s’élevait entre les deux cicatrices habitées du paysage commençait à me vriller les tympans. Du coin de l’œil, j’aperçus une expression inconnue sur le visage habituellement éteint de Dumont. Il regardait sans voir au-dessus du no man’s land avec un air de petit garçon qui en avait gros sur le cœur. Cela brisa le mien. J’observai l’alignement des soldats accroupis ou assis en tranchée. Ils tendaient l’oreille pour essayer de saisir un son articulé et enfin savoir si c’était l’un des nôtres ou l’un des leurs. Je demandai à Dumont de me pousser au cul et examinai avec une insistance ostentatoire la ligne de sacs adverse. J’y vis une interrogation miroir sous la pointe d’un casque rétractile à ma vue. Demeurant en lévitation visible, la pointe remonta peu à peu sous les étoiles. Je ne devinai pas les yeux. Mais l’hésitation de la visière, de droite et de gauche puis braquée vers moi, me fit comprendre que nous guettions et quêtions la même chose.

_ Fou comprendr’ ? éructa-t-il.

_ Ferstandeune zi ? hasardai-je synchrone.

     Nous aurions ri si la situation avait été moins éprouvante. Nous n’avions pas besoin de pousser plus loin notre dialogue. La double question signifiait que nous en étions au même point, logés à la même enseigne, oh ! combien. Soudain nous nous baissâmes, quelque chose avait bougé.

     Cela faisait six heures que nous encaissions cette longue complainte dont le crescendo ne semblait pas connaître de limite. Certains, dans la tranchée, commençaient à se balancer d’avant en arrière tant leurs nerfs étaient à bout. Le petit Guesclin hurla même  “silence !” avant d’éclater en sanglots et d’enfouir brièvement son visage dans ses bras terreux qui lui noircirent la figure à l’exception de deux rails qui lui descendaient des yeux vers le menton. Personne ne va pouvoir fermer l’œil cette nuit.

_ Vous pensez que c’est Bertelier qui vient nous hanter ? s’inquiéta Loubet, deux rangs plus loin.

_ Cornichon d’andouille ! Tu sais bien que nous hanter est impossible où on est rendu ! rouspéta une voix trois lignes devant.

     Impossible ? Et les pensées qui nous revenaient chaque nuit de lune que faisaient-elles d’autre ? Je m’assis, mon ventre et mon cou me faisaient trop souffrir. Bertelier… trop tard… le nom avait été dit. A tous notre assassin. Celui que l’on avait guidé de la voix une nuit noire afin qu’il retrouvât nos lignes. Il nous avait tant épouvanté quand il nous avait rejoint en hurlant à la mort que nous étions restés interdits devant l’horreur de sa blessure en pensant au fait qu’il allait probablement y survivre. Il avait eu le visage arraché. Il n’avait plus ni œil ni nez ni lèvre supérieure et la mâchoire pendante. Arrivé au bord de la tranchée, ses bras battirent l’air à la recherche d’une main secourable, personne ne bougea en espérant pour lui qu’un Fridolin exaspéré et pas trop maladroit lui ferait une boutonnière. Nous le reconnûmes à son gabarit et parce que nous savions qu’il était sur la liste des manquants du jour après le dernier assaut. Sinon comment mettre un nom sur une absence de visage et une voix caverneuse méconnaissable qui mugissait des sons inarticulés ? C’était lui et ce ne l’était plus.

     La tranchée avait disparu… remplacée par des lignes de croix et leurs diagonales qui donnaient le tournis. Les ombres de nos calvaires nus singeaient des bras tendus sur le sol. Pourquoi avait-il fallu que l’on me refasse penser à Bertelier ? Pas ici. Pas encore. On avait beau avoir vu les pires horreurs, mangé sur le pouce et le crâne d’amis ou d’ennemis sous la grenaille, un grand gaillard si gentil qui hurlait sa douleur d’une voix inconnue et nous regardait avec ses orbites vides au-dessus d’un triangle noir, là où il y avait eu un nez, c’était comme si la mort frappée de démence était venue nous visiter en personne et tatouer nos cervelles au fer rouges.

     Beaucoup moururent le lendemain et les jours suivants. Tous ceux qui n’étaient pas morts la nuit même, suicidés ou au cours d’une charge aussi improvisée qu’échevelée vers les lignes ennemies en vociférant le cœur sur la langue et les tripes au dehors. Parfois sans armes. Des Chleuhs horrifiés virent s’abattre des dizaines de fous furieux dans leur tranchée et leurs abris. Avant d’être abattu d’une balle dans le cou et d’un coup de casque dans le ventre, j’ai personnellement égorgé un jeunot fritz terrifié. Avec les dents. Parti en hurlant après avoir vu Bertelier semer l’effroi à tâtons dans nos lignes, j’ai entraperçu le petit Guesclin, les yeux exorbités fixant le défiguré, la bouche béante de cris muets, se larder de coups de baïonnette sans en ressentir la moindre douleur avant de s’affaler dans la fange, le visage sculpté d’horreur. Après trois années de voisinage délétère et de franchissements incertains, il est surprenant de constater à quel point les barbelés peuvent être inefficaces à stopper un homme indifférent à y abandonner de la viande. J’ai traversé les quelques mètres encombrés en tirant derrière moi un chalut de fils de fer agressifs. Du segment de tranchée où Bertelier a progressé, le crâne équarri en beuglant, une déferlante d’hommes épouvantés s’est échappée soit par le suicide soit par sa cousine, ô combien germaine en ces temps !, la folie sacrificielle. Courant et tonitruant, mains et tête nues, vers la tranchée ennemie seulement distante de quelques pas, déchiré par les bobines de métal tressé et dressé à la défense des lignes et l’assaut des chairs, j’ai sauté dans la fosse prussienne et me suis jeté à la gorge de la plus proche sentinelle. Je revois toutes les nuits ses yeux blancs démesurés sous la lune au milieu de tout ce sombre décor. D’effroi, il avait reculé et s’était adossé à l’autre pan de sa tranchée, son arme braquée vers cette bête sauvage rugissante que j’étais devenu. J’ai bondi mais, encore partiellement retenu par les barbelés, m’étais affalé à ses pieds. Lacéré. J’ai alors rebondi dans sa direction. Mes yeux et mes oreilles toujours emplis de l’épouvantail Bertelier. Il fallait que cela s’arrêtât. La folie ne peut être douce. Mon poing atteignit la tête du jeune Fridolin et la fit basculer en arrière. Soudain son cou est apparu blanc et désarmé. Evident. J’y ai planté mes crocs à pleine gueule et ai secoué en grognant comme l’aurait fait n’importe quelle bête fauve. J’ai encore le goût de son sang chaud coulant à gros bouillons sur ma langue. Il n’émit qu’un début de son étranglé. J’y ai avalé son dernier souffle. Puis une fulgurante douleur explosa dans ma gorge. Je lâchai ma proie et me tournai. Une silhouette se découvrit à mon approche et me frappa au ventre avec son casque armé.

     Ce n’est qu’une page arrachée au livre d’histoire que les Allemands baptisèrent “la nuit des fous” et un entrefilet, souvent omit, parmi d’autres, au chapitre “désobéissance” pour les Français.

     Tous ceux qui croisèrent Bertelier finirent mal. Nous apprîmes que ses brancardiers devinrent fous arrivés à l’hôpital et que tous ses frères d’arme moururent dans les soixante-douze heures. C’est pour cela que nous sommes voisins d’éternité. Passés d’une section à une autre. De la vie militaire à son cimetière. De la croix sur le dos à celle sur le ventre. L’homme n’est pas fait pour avoir peur. Cela exige trop de conscience. De tout, tout le temps. Il y préfère vite la mort ou la folie, ces deux néants. Croyait-on. Mais toujours le même mauvais rêve…

     Je me demandais souvent lesquels étaient les plus à plaindre ? Nous ou Bertelier et ses congénères qui n’avaient pas leur croix ici parce que survivants ? Un gars du coin en plus, paraît-il. Viendra-t-il nous rendre visite un jour ?

     Firmin errait, lui, parce qu’il faisait partie des six cent mille “seulement connus de dieu”. Disparu, pas même un poil de moustache retrouvé. Il vadrouillait ainsi et nous donnait des nouvelles des autres champs de croix et des diverses cérémonies. Il nous disait que les cimetières étrangers, canadien, américain, anglais, russe et allemand, lui faisaient encore plus mal au cœur car aux lamentations, de ce cauchemar éveillé que vous appeliez “mort”, s’ajoutaient celles du mal du pays. Heureusement, eux aussi avaient leurs disparus. Ils circulaient et donnaient des nouvelles en faisant bonne figure. Mais ils pleuraient en secret de n’avoir leur nom nulle part ailleurs que dans nos bouches d’abandonnés et sous des marbres sous lesquels ils n’étaient pas.

_ La plainte, je crois bien que c’est encore le vent dans la hampe ! nous fit remarquer Sansonnet qui avait toujours été tête en l’air.

     Le moindre souffle nous était complainte d’agonisant, les lumières de l’orage étaient éclairages d’instants inoubliables malgré de nos efforts, les rafales de pluie nous disaient intouchables désormais, le soleil nous était regrets aigus. Repos éternel ? A peine un répit. Il est prudent d’être en vie. Granelier a pleuré trois mois après qu’un petit bout de chou inconnu accompagné d’un adulte anonyme soit venu déposer un bouquet sous sa croix. Nous levâmes les yeux vers le mat pleureur orphelin des trois couleurs comme à chaque fleur, chaque visite, chaque silhouette passant au loin, au moindre son de pelle ou de…

_ Bonne pioche !

     La voix de la petite fille me tire de ma rêverie. Je redécouvre son sourire en créneaux de château-fort sous la bombarde et la carte ad hoc qu’elle agite comme un au revoir au-dessus de son jeu vainqueur couché sur une table improvisée. Je tourne la tête, le champ de croix blanches a disparu. La guerre n’a pas eu lieu. C’est le paradis. Je le note : quatrième partie champêtre remportée de rang par Victoire, assis dans l’herbe au bord de la RD 18 dit “le chemin des dames”. Un des endroits les plus paisibles que je connaisse. Il m’en faudrait gagner au moins une seconde afin de ne pas perdre la face. Après-midi ensoleillé du trois août mil neuf cent quatorze. Carnet de Lucien Bertelier, instituteur.

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