Crime Ambitieux
matheo
Depuis quelques jours, il pleuvait des cordes sur le sud habituellement ensoleillé de la Capitale et les autochtones dépressifs en profitaient pour se pendre à moindre frais. Leurs corps se balançaient doucement au gré du vent jusqu’à ce que la police viennent les ceuillir sous quelques pains parapluies ou quelques lampadaires.
Brignol, en original, était pendu aux basques de l’inspecteur Camus depuis ce matin, et il n'en mourait malheureusement pas… Camus secoua ses chaussures en vain. Le stagiaire le suivait comme une ombre, comme une malédiction. On avait dû lui jeter un sort, ou pour être exact, un sot. Il imaginait une vieille gitane en train de psalmodier « Que la peste Brignol s’abatte sur toi ! »
Perdu dans ses pensées, Camus finissait de décrocher un cadre sans intérêt quand son téléphone sonna. Il mit quelques temps à retrouver ses esprits et son téléphone au milieu de sa poche. A côté de lui, Brignol avait saisi l’écouteur individuel.
- Allo Camus, nous avons un problème. Madame De Joye vient de découvrir son mari pendu dans son salon.
- C’est de saison. Rien de dramatique…
- Camus. Monsieur de Joye est notre Ministre des Finances.
- Ah… vu sous cet angle.
- Ça me fait de la peine de dire ça, mais vous êtes mon meilleur enquêteur. En plus, vous n’êtes pas très loin du domicile de la famille De Joye. Je vous demande donc de vous rendre sur place et de gérer cet incident avec le plus grand doigté.
- Monsieur, vous le savez, pour ce qui est du doigté, je suis incomparable !
L’auriculaire de l’inspecteur se raidit de fierté. C’était un doigt sensible aux compliments. Le divisionnaire finit de donner les consignes à Camus et à son adjoint et leur assura qu’il envoyait une autre équipe pour déménager le cadre devenu inutile.
Camus et Brignol arrivèrent rapidement devant l’Hôtel particulier des De Joye. C’était une bâtisse cossue de la fin du XVIIIème dont la façade sud donnait directement sur la plage. L’entrée se faisait de ce côté, par un grand escalier en marbre ouzbèke.
Camus, toujours suivi par sa malédiction, monta les marches d’un pas alerte qui prévint le majordome de leur arrivée. Le viel employé de maison les précéda vers un ascenseur qui devait les mener jusqu’au soixante douzième et dernier étage, là où pendait le corps du ministre De Joye.
Dans la cabine feutrée, la petite musique de nuit, électronique et épurée de toute vivacité, rongeait lentement mais sûrement le moral pourtant solide de l’inspecteur. Il comprit qu’il n’était pas seul à souffrir quand Brignol fondit en larmes au commencement de la dix-huitième répétition. Aussi lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur l’immense salon, Les deux policiers ne virent pas le luxe chatoyant du lieu. Ils furent tout de suite attiré par la baie vitrée, monumentale, derrière laquelle il pleuvait désormais des hallebardes avec lesquelles ils auraient pu s’ouvrir les veines.
Camus fut le premier à se ressaisir, en voyant le corps du ministre se balancer sous un lustre « Versailles » tout en cristal. La mort l’avait saisi dans une position grotesque, la bedaine à moitié découverte faisant une tâche rose et grasse au milieu du costume sobre. Un peu plus loin, deux femmes pleuraient dans les bras l’une de l’autre.
Camus s’approcha d’elles pour se présenter. Il s’agissait de l’épouse du ministre et de sa fille. Les deux femmes avaient fait la macabre découverte en rentrant d’une session shopping sur les Champs Élysées. Elles étaient tout de suite montées jusqu’au dernier étage pour exposer leurs achats au ministre et c’est à ce moment qu’elles l’avaient découvert. La fille De Joye, le visage ravagé par les larmes, racontait l’épisode en désignant ses nouveaux vêtements et Camus ne pouvait s’empêcher d’admirer les courbes qui se dessinaient dessous.
- Votre père aurait apprécié. Cette ceinture vous va à ravir.
- Oh merci inspecteur, mais c’est une jupe.
- Ah, je me disais aussi. En tout cas, elle est parfaitement assortie à vos sous-vêtements.
- Vous avez l’œil ! s'exclama la jeune femme en retrouvant un semblant de sourire.
- Ce n’est pas difficile…
- Je suis sûre que c’est ce sens du détail qui fait de vous un bon enquêteur.
- Ça et mon doigté, huhu !
Camus avait lâché sa dernière phrase avec un ton un peu trop badin pour la veuve éplorée qui le rappela à l’ordre. Elle voulait savoir ce qu’ils allaient faire, ce que prévoyait le code de procédure.
- Et bien, l'inspecteur stagiaire Brignol et moi-même allons le décrocher, puis nous l’emmènerons à la morgue pour enregistrer son décès. Ensuite, il restera quelques papiers à faire et tout cela sera réglé. Ne vous inquiétez pas, la procédure est rapide dans les cas de suicide.
Brignol, resté jusque là en retrait, s’approchait de l’inspecteur. Ses yeux brillaient d’un éclat inattendu sous ses oreilles pendantes.
- Commissaire, je pense que ce n’est pas un suicide.
- Ben voyons ! Il s’est pendu comme tous ceux que nous avons décrochés aujourd’hui. C’est la saison, nous n’y pouvons rien.
- Commissaire, j’insiste. Je pense que c’est ce que souhaiterait nous faire croire l’assassin.
Camus n’avait jamais aimé cet imbécile de Brignol, mais là, ça dépassait les bornes. Il osait mettre en doute ses conclusions devant la fille De Joye qu’il avait presque déjà réussi à emballer. Ce petit saligaud était-il de mèche avec sa femme ??
- Et puis-je savoir ce qui te fait penser cela ?
- Et bien… voilà !
Le stagiaire courut jusqu’à l’ascenseur où il se mit à quatre pattes, le doigt tendu vers une lame de parquet. Deux rayures parallèles striaient le bois et Brignol les suivit en gambadant à quatre pattes… Il suivait une piste ! Camus n’en revenait pas. Les rayures formaient une figure étrange allant de l’ascenseur vers le bureau massif du ministre, puis vers le lustre avant de revenir vers le bureau et de repartir vers les ascenseurs.
Il fallait en convenir, ces traces étaient étranges. Et puis il y avait un autre détail qui maintenant le gênait. Comment le ministre s’était pendu ? Il n’y avait pas de tabouret ou de chaise à côté du corps qui lui aurait permis de se hisser jusqu’au lustre. Brignol avait raison ! Merde alors ?!
Mais que pouvaient signifier ces rayures parfaitement parallèles ? A cette question, Brignol ne sut pas répondre et Camus prit ça comme un signe de mauvaise volonté. Si cet imbécile n’avait pas ouvert la bouche, l’affaire était réglée, et maintenant il n’était plus d’aucune aide ! De colère, l’inspecteur envoya un gros coup de pied dans la tête du jeune stagiaire quadrupède, l’envoyant mordre la poussière… et le parquet, laissant du même coup deux traces de dents dans le bois tendre de merisier. Aussitôt Camus eut un déclic. Il saisit son collaborateur par les deux oreilles pour lui plaquer la bouche par terre et le traîner sur un bon mètre, laissant deux rayures parallèles à l’emplacement des canines.
- Brignol, tu as trouvé ! s’exclamait l’inspecteur à son collaborateur en larmes. Ce sont des traces de dents ! Nous avons probablement affaire à un tueur de très petite taille pour que ses dents abîment le parquet ! Il est arrivé par l’ascenseur, a neutralisé le ministre, l’a déplacé avec la chaise du bureau jusqu’au lustre. Là, il l’a pendu avant de ramener la chaise au bureau et de repartir. Est-ce que des nains travaillent ici ?
La fille De Joye répondit par la négative. Aucun membre du personnel ou membre de la famille n’était si petit que ses dents trainent par terre. Cela signifiait que l’assassin était un élément étranger à cette maison et que nécessairement, il s’y était introduit pendant l’absence des deux femmes.
Camus fit convoquer le majordome pour savoir qui avait pu rendre visite au ministre. Celui-ci ne fut pas d’une grande utilité. Il n'avait vu personne. Mais il s’était absenté pendant près d’une heure le matin pour aller faire quelques courses. Le tueur avait dû se présenter pendant son absence et le ministre devait lui avoir ouvert lui-même. Cela signifiait que le coupable devait être un ami ou un proche collaborateur du ministre.
Mais les femmes ne connaissaient pas de gnome qui soit un proche ou un ami du défunt… excepté peut-être l’actuel président de la république, mais elles ne croyaient pas que celui-ci ait pu assassiner son fidèle ministre… Alors qui ?
Camus devait en référer au divisionnaire. Pendant qu’il appelait le vieux pour lui demander l’autorisation de poursuivre l’enquête à Matiñon, Brignol découpait un morceau du parquet comme pièce à conviction. Le divisionnaire était d’accord pour le laisser poursuivre ses investigations dans les plus hautes sphères de l’État. Il se chargeait lui même de prévenir les services protocolaires sur place. En attendant, il envoyait le légiste relever le corps et en faire l’autopsie.
Camus raccrocha. Brignol attendrait le légiste avec la famille de la victime pendant que lui se rendrait au palais de Matiñon. Avant de partir, il prit la fille De Joie à part pour lui promettre de la tenir personnellement au courant des avancées de son enquête.
Camus, au volant de sa Dolores DS300, parcourut la distance entre le domicile du ministre et Matiñon en un temps record. Il déboucha à toute allure dans la cour gravillonnée en faisant un dérapage plus ou moins bien contrôlé, envoyant quelques graviers fracasser les carreaux des grandes portes vitrées. Les gardes républicains étaient sur leur garde et sur leur trente-et-un, dans un équilibre précaire.
L’inspecteur descendit de sa voiture en mettant bien en évidence sa carte de police, pour les rassurer un peu. Un homme à la mine triste et pompeuse de loufiat important, sortit du palais pour l'accueillir. Il était prévenu du décès du Ministre des Finances et se tenait à la disposition de l’inspecteur en vue de faire progresser son enquête. Blablabla.
Camus souhaitait qu'on le conduise dans une salle de réception et qu'on y rassemble tous les collaborateurs de la victime. L'inspecteur était certain de vite reconnaitre le nain tueur parmi la foule… Aussi, il s’installa dans la salle de bal, adossé nonchalamment sur le mur du fond, en face de la grande porte. Dans sa poche de veste, il actionna une caméra Artifleks 765 dont l’objectif émergeait par un trou de cigare opportun.
Le premier collaborateur à se présenter fut un grand rouquin avec deux incisives qui lui barraient le menton… On aurait dit un lapin. Camus ne put s’empêcher de sursauter lorsque le deuxième apparut. C’était un jeune boutonneux dont les molaires étaient si longues qu’elles avaient percé la peau de ses joues pour descendre jusqu’à son bas ventre… Et ce fut un défilé des horreurs, un bal de jeunes gens aux dents trop longues, brillant d’éclats inquiétants. Les plus ambitieux produisaient un crissement terrifiant sur les tomettes provençales. Camus ne s’intéressait qu’à ceux là et congédia les autres vampires. Parmi ceux qui restaient, il congédia ceux dont les dents les plus longues ne justifiaient pas d’un écart suffisant… Il lui restait deux conseillers du ministre. La vidéo tournait toujours.
Camus sortit l’échantillon de plancher découpé par Brignol et s’approcha du premier collaborateur. Ses canines étaient trop écartées pour avoir tracé les rayures dans le bois. Il lui demanda de sortir et se tourna vers le dernier collaborateur présent. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front pâle. Camus lui jeta un regard perçant et l’autre se sut percé à jour.
- Tu sais petit, je vais comparer tes quenottes avec ce morceau de bois. Et si je comprends que c’est toi qui as rayé le parquet, tu vas devoir le rembourser ! Et faut que tu saches que la note sera salée!
- J’y suis pour rien inspecteur ! C’est le parquet qui est trop tendre!
- T’es bien le premier criminel à te plaindre que le parquet ne soit pas assez dur !
- Et pourtant…
- Très bien. Si tu me dis pourquoi tu as tué Monsieur De Joye, je convaincrais le parquet d’abandonner les charges de dégradation du parquet. Alors ?
- …
- Tu vas regretter de ne pas m’avoir répondu. Ce parquet, ça va te coûter la peau du cul ! Et c'est à toi qu'appartient de ne plus t'asseoir, pour les siècles des siècles.
- Amen.
- Confesse-toi.
- Je voulais épouser Nadine, la fille De Joye.
- Ce sont de bien mauvaises pensées. Pour les filles de joie, il vaut mieux payer à l'unité, c’est moins cher.
- Non, la fille du ministre...
- La fille du ministre ? Ah, j'avais pas saisi. C'est une sacrée coquine, hein ?!
- Terrible ! Toujours les fesses à l'air sous sa ceinture !
- Oui... Et comme le ministre ne voulait pas que tu maries sa fille, tu l'as assassiné.
- Non, je suis innocent! Quand je suis allé là-bas pour lui demander la main de sa fille, le ministre était déjà pendu.
- Vraiment? Et qu'est-ce que tu as fait?
- Je suis allé vérifié s'il était déjà mort et je suis reparti.
- Tu mens. Tu as laissé des traces de dent jusqu'au bureau.
- Ah oui, j'oubliais. En fait, avant de repartir, je suis allé vérifier s'il avait laissé un mot avant de se suicider.
- Je comprends. Donc, tu es d'abord allé voir le corps, puis tu es allé au bureau avant de repartir?
- Voilà.
- Tu mens. Ça ne correspond pas aux traces de dents que tu as laissé sur place. La vérité, c'est que tu es allé trouver le ministre assis à son bureau, tu l'as neutralisé. Ensuite tu l'as trainé jusqu'au lustre où tu as utilisé le fauteuil pour hisser le corps et le pendre. Tu as ensuite ramené le fauteuil devant le bureau et tu es reparti.
- Non!
- On a une vidéo de surveillance, mentit l'inspecteur.
Le jeune homme, comprenant qu’il était fait, se jeta en avant pour repousser le commissaire et tenter de s’échapper. Camus eut juste le temps de tendre la jambe pour lui faire un croche dent qui l'envoya par terre. L’inspecteur se précipitait sur lui et le menottait les mains dans le dos. L'ambitieux sanglotait, face contre terre.
- Pourquoi tu l'as tué?
- Il voulait pas que j'épouse sa fille. Moi je voulais juste faire partie de la famille, pour obtenir des postes importants. Et lui, il m'a rejeté! Alors je l'ai tué! J’espérais pouvoir consoler sa fille et gravir les échelons par le biais de Madame De Joye. Et vous avez tout gâché!
Camus redressa le suspect dont les rêves de gloire et les dents s’étaient brisés pendant la chute. Il avait retrouvé un visage humain.
- Désolé petit. C'est fini. Mais pourquoi tu as ramené le fauteuil vers le bureau?
- Un vieux réflexe. Je range toujours derrière moi.
- T'es con. Et je ne pense pas que plaider la connerie réduira ta peine.
- Je me vengerai de vous.
Au moment où il dit cela, Camus aperçut la canine inférieure qui avait grandi dans la bouche de l’individu. Il garderait une dent contre lui, mais peu importait à l’inspecteur. Il pensait à autre chose. Dès qu'il aurait convoyé le suspect au poste, il se rendrait auprès de la fille De Joye qui attendait un rapport. Et il était certain qu'elle ne se contenterait pas d'un seul.
Excellentissime ! Vraiment. Je suis fan.
· Il y a environ 12 ans ·wen
Terrible ! Pas le temps de lire les 2 premiers épisodes tout de suite, mais je vais me garder ce plaisir bien au chaud pour plus tard ! Vraiment excellent, fin et drôle ! (j'ai même ri tout seul devant mon écran, j'ai encore du passer pour un con, merci !)
· Il y a plus de 12 ans ·Xavier Reusser
(éviter le mode plein écran pour une lecture optimale)
· Il y a plus de 12 ans ·Voici, pour votre plus grand plaisir (allez, entre nous?), le 3ème épisode des enquêtes de l'inspecteur Camus.
Pour la bande son, Lyapis Trubetzkoy - Shut (le clown). C'est un excellent groupe de Ska biélorusse qui a si bien évolué dans le temps qu'il est désormais interdit de scène et de radio dans son pays. Je vous l'ai mis en vidéo en attendant de pouvoir uploader le mp3 (ce soir).
matheo