Croissant de lune
Magali Gasnault
Je venais de débarquer à Santorin. Mon sac à dos posé à mes pieds, l'esprit engourdi par une longue traversée, je buvais le paysage enchanteur qui s'offrait à moi. En ce mois d'avril, l'avenir m'ouvrait les bras. J'arrivais à me détacher d'une année douloureuse et grise. Le bleu des dômes, le blanc des demeures posées telles des cubes m'accueillaient chaleureusement. La mer et le ciel se confondaient formant un cocon délicieux. Je m'offrais des vacances au pays des Dieux et je respirais à grand poumon l'air marin des Cyclades. A peine arrivé, je me sentais enfin entier, le cœur au repos. Rien ne gâtait mon dépaysement, pas même la conduite western du taxi qui me déposa à Thira, capitale de l'île.
L'hôtel où j'avais élu domicile surplombait la caldeira. Santorin était une île hors du commun, enivrante. En forme de croissant de lune, elle scintillait de blancheur. Depuis la terrasse de ma chambre, je pouvais deviner au nord, le village de pêcheurs d'Oia. Je pouvais aussi penser à Axel sans être submergé par des bouffées de souffrance. Mon meilleur ami était mort dans un stupide accident de voiture, il a quelques mois. Son absence m'étouffait. Sauf ici. Si le paradis des âmes existait, il ne pouvait être qu'à Santorin. . Voilà une pensée qui faisait chavirer mon cœur d'impie et qui m'accompagna au plus profond de mon sommeil lorsqu'après un délicieux repas, je me laissai rattraper par la fatigue.
Tout le lendemain matin, j'arpentai les ruelles étroites de Thira. Au fur et à mesure que je gravissais les ruelles escarpées, je sentais doucement cogner contre ma hanche mon petit sac de toile. Deux livres, Une réécriture de l'Iliade et la Guerre de Troie n'aura pas lieu, m'accompagnaient et avaient imposé leur présence dans ce sac. La Grèce et l'ensemble de ses îles me renvoyaient toujours aux personnages d'Hector et d'Ulysse. J'éprouvais une tendresse particulière pour ces deux combattants. Ils étaient mon imaginaire. Hector, Ulysse, quelque part, ailleurs. Héros si humains, si fragiles et si indomptables pourtant.
L'esprit vagabond, je me retrouvai descendant vers Ormos, le vieux port. Je regardais d'un œil amusé, les touristes gravissant à dos d'âne les six cent marches reliant Thira au vieux port. Cet amusement était d'ailleurs partagé par ces mêmes touristes qui me plaignaient par avance. Descendre ainsi nonchalamment ce cordon de marches relevait sans aucun doute de la plus grande innocence. Voilà sûrement ce qu'ils devaient penser à mon égard. Petit sourire sur les lèvres, ils imaginaient ma remontée laborieuse. Moi, je buvais du regard la splendide vue sur la caldeira. Une fine brume enveloppait l'horizon mais je pouvais quand même distinguer au loin, les îles de Thirasia, Palia Kameni et surtout celle de Nea Kameni.
Sans m'en rendre compte, je m'étais mêlé à un groupe de touristes espagnols. Leur babillage méditerranéen, tour à tour rocailleux et chantant, me ramena à la réalité. Je compris qu'ils attendaient d'embarquer sur le voilier conduisant à l'île volcanique de Nea Kameni. C'était une visite très prisée de tous les touriste en quête de sensations fantasmées. Quoi de plus exotique que de marcher sur un bout de terre ayant donné naissance au mythe de l'Atlantide. Quoi de plus exaltant à partager dans un diner entre amis. Avoir crapahuté sur l'île volcanique responsable d'un cataclysme antique ! Cela m'amusait cette nostalgie imaginaire. Je suivis malgré tout le mouvement. Tout comme mes compagnons espagnols, je m'installai à bord du voilier. Bien en face de Nea Kameni pour la voir se rapprocher au fil de la traversée. Pour sentir le vent s'engouffrer dans mes cheveux tout en récitant mentalement les premiers vers de L'invitation au voyage de Baudelaire.
Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir …
La douceur, oui, je l'avais trouvé ici. Enfin, je n'étais plus sonné par ces bouffées de manque, par ces visions d'une amitié désormais inaccessible .Quant à l'amour, c'était surtout un amour cérébral, un amour d'homme de lettres heureux d'être entouré d'êtres de légendes, de papier. Combien de discussions enflammées avions nous partagés,Axel et moi. Baudelaire, bien sûr mais aussi Pennac, Jean Giraudoux, Eric Emmanuel Schmitt. Autour d'un café fumant, nous avions plaisir à nous immerger dans ces univers créatifs. A nos yeux, la réalité sordide de notre présent ne valait qu'à travers la fiction. Et toutes les formes de narration nous captivaient. Chanson, cinéma, roman, autant de clés vers d'autres ailleurs.
Plus le voilier s'approchait de Nea Kameni, plus s'évaporait le souvenir de ma douleur. Et , empli d'un sentiment de bien être, je débarquai sur l'île. J'écoutai d'une oreille distraite les consignes de notre guide, me laissai dépasser par la troupe d'Espagnols , avide de collecter souvenirs photographiques. Bon dernier, je gravissais tranquillement le sentier pierreux qui aboutissait au sommet de l'île.
Une petite demi heure de marche, et un peu essoufflé, j'arrivai au cratère. Tout comme mes compagnons de tourisme, je contemplai le paysage. Maintenant, c'était Santorin qui me faisait face. Et je savais désormais, que ce croissant de lune comblerait le vide qui m'étreignait encore, de temps en temps. Au pays des dieux ombrageux et versatiles, je tâcherai d'apprivoiser l'absence d'Axel.
Amorçant le retour vers le voilier, je murmurai alors quelques paroles d'une chanson de François Morel :
On ne s'habitue pas on voudrait s'habituer
On ne reverra plus ceux qui nous ont quittés.
"On s'habitue pas, on fait avec l'absence" Et moi, je dis toujours : "Je vis en parallèle"
· Il y a presque 9 ans ·Votre merveilleux texte Magali m'a fait voyager dans cet univers où j'ai retrouvé les héros grecs qui m'avaient fascinés il y a si longtemps. J'ai voyagé avec vous, j'ai vu les maisons éclatantes de blancheur sous le ciel si bleu, j'ai descendu la volée de marches... respiré le vent léger, qui a un peu emporté votre peine ...
Louve
Grazie mille pour ce très chaleureux commentaire.
· Il y a presque 9 ans ·Magali Gasnault