Curiosité insoluble

rouletabille

Participation au concours des récits de l'incurable curiosité.

Marina faillit s'étrangler en entrant dans la salle de bain. Au milieu des poulies, des courroies de transmission, d'un champ de rondelles plastiques et d'un moteur désossé, elle reconnut sans difficulté Lionel mais pas sa machine à laver.

- Et voilà ! s'exclama son ami, rieur comme un ogre. Je suis allé dans le tambour et j'ai bien regardé partout : je n'ai pas vu dieu !

Cela devait finir par arriver. Depuis le début de leur vie commune elle découvrait peu à peu ce vice caché (lui parlerait plutôt de vis cachée) chez son curieux philosophe des banalités du monde. La première fois ce fut avec le poste radio. Elle avait d'abord cru qu'un remplacement anodin des piles s'était avéré plus ardu que prévu, que les pièce détachées, coquilles vides échouées sur la table basse, n'étaient qu'un malentendu, le résultat accidentel d'une opération de maintenance ayant formidablement mal tourné. Ce jour là Lionel avait trouvé malin de prétexter qu'il entendait des voix : « Tu comprends, c'est un miracle technologique ! ».

Ensuite il y eut le sèche cheveux et là ça la mit vraiment en pétard. Puis la bouilloire électrique, statut tutélaire déboulonnée au petit déjeuner, qui manqua de faire éclater l'insurrection. Et dernier en date leur four à micro-ondes, quoi qu'alors la soirée s'était poursuivie au restaurant et qu'il faut bien admettre que lorsque Lionel décortique la robe des vins ou analyse l'émulsion de la crème d'oursin sur une garniture de bouchées à la reine, c'est quand-même plus sensuel.

Mais cette fois, la machine à laver ! A-t-on souvent idée de démonter une machine à laver ? Et pour apprendre quoi puisqu'il y a ces manuels explicatifs admirablement illustrés en dix-neuf langues !

Empêtrée dans un sentiment de contrariété et, même si elle n'allait pas se l'avouer totalement, de jalousie à l'égard de cette carcasse qui phagocytait l'attention et l'énergie de son homme, Marina lâcha d'un ton sec :

- Auras-tu un jour l'idée de me disséquer pour aller dénicher mon âme ?

La remarque l'impressionna tant qu'un instant Lionel se sentit redevenir petit enfant. Profitant de la confusion, Marina s'approcha de la baignoire en fonte et en ouvrit grand les robinets.

- Il va bien falloir le laver, ce linge. Et tes vêtements, regarde dans quel état tu es !

D'autorité, elle retira le tee-shirt usé et poussiéreux de Lionel. Tira un coup sec sur son jean troué et l'envoya balader par terre. Satisfaite d'avoir repris le contrôle de la situation, elle farfouilla dans ses affaires à la recherche d'un onguent adapté, qu'elle déversa par filets généreux au cœur des remous tièdes. Alors à son tour, elle se dégagea du poids porté par sa poitrine et de la pression exercée sur ses cuisses. Fit un tas de tous ces tissus accumulés et les jeta dans la corbeille d'osier. Puis elle entra dans le bain comme on entre en religion.

- Tu t'y prends mal pour aborder les grands mystères. Viens.

Et à sa suite, les esprits de Lionel partirent se dissoudre dans l'eau trouble des sentiments.

Signaler ce texte