D'ailleurs, d'ailleurs...

Christophe Prevost

D'ailleurs, d'ailleurs... 

 

 

 

A mesure que les jours passaient, s’installait une odeur de moisissure qui émanait d’un

mélange douteux de papiers gras, de bouteilles en plastique plus où moins vides, rangés 

dans une marée noire de linge sale et humide, le tout gisant parmi des boites de conserves 

périmées.

Dans son deux-pièces cuisine, devenu lugubre avec le temps, la poussière régnait jusqu’aux moindres recoins, comme la morosité avait pris possession de son être tout entier, 

le conduisant à une déchéance physique et morale depuis de longs mois déjà.

Sa bibliothèque, située dans la pièce principale, entre le bureau et la commode, constituée 

exclusivement d’ouvrages poétiques, philosophiques et du Soleil levant, offrait la possibilité 

à l’œil du touriste de passage, féru d’aventure et de découvertes insolites, d’examiner la lente mais évidente croissance du dépôt de poussière qui augmentait à mesure que l’on regardait vers le plafond.

On distinguait également sur son bureau, submergé par le papier, des croquis de personnages absurdes, de la calligraphie japonaise ou encore quelques partitions musicales.

Sur la commode, une chaîne stéréo et une centaine de disques de musique classique.

A ses pieds, une guitare sèche dont une corde manquait.

Les sanitaires, identiques à un tas de compost, ainsi que la douche inusitée depuis des mois,

étaient à même de faire fuir ce brave aventurier qui voudrait y tenter une expédition 

spéléologique, les blattes et autres forficules y ayant élus domicile.

Sa chambre ne comportait aucun meuble.

Deux tatamis reposaient sur ce sol, recouvert de moquette laide et vert foncé.

Enfin, rangés sur des étagères au-dessus de la porte d’entrée, une dizaine de cartons fermés depuis leur arrivée et contenant de simples vêtements, un attirail d’escalade et quelques livres.

Le lieu était à l’image de son propriétaire, un étudiant franco-japonais de vingt trois ans 

prénommé Shinzo.

Situé en plein Quartier Latin, les fidèles pouvaient y débarquer à n’importe quelle heure, à la recherche d’un avis, d’un conseil, discuter de tout et de rien (surtout de rien !) avec son ami, son confident, son aîné …

 

De l’origine de l’Homme

Les rapports qu’il entretenait avec son père se détérioraient depuis l’âge de sept ans, période à laquelle Kotaro décréta que son fils apprendrait le japonais coûte que coûte afin de préparer son Avenir et un peu aussi afin que son “ honneur ” n’en soit pas entaché.

Kotaro accompagna donc son fils dans son évolution scolaire et parfois tyrannisait celui-ci quand celui-ci tombait de fatigue après avoir travaillé quatre heures durant sur des kanji

Lassé d’une telle obligation, Shinzo interrompit ses cours une décennie plus tard.

Son père, affligé par cet arrêt (définitif ?) voyait là plus de fainéantise que de rejet à son égard.

“ Après tout … C’est lui qui s’en mordra les doigts, pas moi … ” disait-il à sa femme.

Pourtant, quoique très ouvert d’esprit (marié à une française et doté d’une aptitude 

exceptionnelle pour l’apprentissage des langues) Kotaro ne s’exprimait plus avec son fils qu’en sa langue maternelle, comme pour le “ punir ” d’avoir choisi une autre voie, la sienne.

Si Shinzo ne comprenait pas, Marie traduisait afin qu’il n’en perde rien.

Bien trop absorbée par sa littérature et son admiration aveugle pour le Japon, Marie délaissa vite l’éducation de son fils, dès qu’il su penser tout seul.

Elle qui jubilait durant les mois qui suivirent sa naissance, perdit peu à peu d’intérêt pour le maternage, comprenant un beau jour que l’apparition de son fils, non seulement lui avait 

offert l’occasion d’abandonner ses parents, mais en plus, ô comble de l’horreur, détournait ses prétentions intellectuelles à vouloir devenir quelqu’un !

Son père l’affectionnait comme un de ses élèves (il enseignait le japonais au Lycée Franco-Japonais de Tokyo) et lorsque par hasard ils se retrouvaient seuls, Kotaro, qui ignorait la 

pensée de son fils, tant l’incommunicabilité était grande, éprouvait une immense fierté d’être père et une réelle sympathie  vis-à-vis de Shinzo. Angoissé, il refoulait en lui ces sentiments “ étranges ” et se contentait de lui taper sur l’épaule en lui disant en français :

“ Si t’as besoin de quoi que ce soit … ”

L’amour maternel ressurgit à sa majorité.

Introvertie, Marie cachait mal son affection pour son fils qu’elle voyait se transformer en homme.

De l’enfant livré à lui même au jeune adulte qu’il représentait aujourd’hui, Marie comprit qu’elle ne l’avait jamais aimé comme sa progéniture mais plutôt comme un vulgaire objet.

Ne pouvant le dire ouvertement à son fils, Marie culpabilisa longtemps et s’évertua quand elle le pu à se préoccuper de plus près à sa vie, ses goûts, en un mot, à lui.

Habitants du sixième arrondissement, ses parents décidèrent un jour de quitter Paris pour 

Tokyo où ils avaient une place comme enseignants.

Leur départ, l’année de ses vingt trois ans, fut le déclencheur de sa “ descente aux Enfers ”.

Tiraillé entre deux cultures, un extraordinaire conflit s’opérait en lui.

Physiquement il était japonais mais dans sa tête, c’était un vrai français.

Pour certains français, il pouvait passer pour l’asiatique de service, pour les japonais il n’était rien d’autre qu’un “ gaijin ”.

Sa décision de rester à Paris, même prise délibérément lui laissait un sentiments  amer et la solitude, à laquelle il était pourtant habitué, l’enfonçait chaque jour d’avantage.

Le réveil

 

 

Péniblement il ouvrit l’œil puis après maints efforts écarquilla l’autre.

Sans bouger, car encore sous l’effet de sa cuite, Shinzo constata qu’il dormait pour la 

troisième fois de suite avec le même costume.

Il se redressa avec difficulté et le corps désarticulé, rampa jusqu’à la salle de bain.

Il força la porte, tendit la main vers le robinet et s’aspergea le visage, espérant se réveiller avant la tombée de la nuit.

Puis il se déplaça vers son bureau, souleva quelques feuilles de papier, saisit un taille-crayon, le démonta et avec la lame entreprit de se raser.

Il remplaça la corde de sa guitare, fit quelques accords qu’il estima indispensables et forts 

justes, prit sa sacoche et sortit.

Lui

Le jour allait sur ses dix neufs heures, lui sur ses vingt quatre ans.

D’aspect plutôt chétif, Shinzo portait une moustache noire, un bouc et un catogan.

Son costume délavé, ses chaussons de Sumotori, sa démarche nonchalante le faisait presque ressembler à un Prêtre Shintoïste.

Cette apparence de clochard ne le gênait pas car l’essentiel pour lui était “ à l’intérieur ”.

Il ne s’agissait pas de paraître et son refus du conformisme mondain le poussait à ne penser qu’à lui et à imposer sa propre culture afin de rendre les gens qu’il ne fréquentait pas plus “conscients” plutôt que de les laisser dans l’ “ ignorance ”.

Arrêtant ses études de philosophie pour ne plus se consacrer qu’à sa guitare et à l’apprentissage en parfait autodidacte du finnois (langue rencontrée, en tous les sens du terme, lors d’un voyage en Laponie finlandaise et qu’il mourrait d’envie de faire connaître à son entourage) telles étaient aussi ses principales préoccupations.

Une soirée comme une autre

 

 

Il déambula quelques instants Boulevard Saint Michel.

Une foule écrasante se pressait autour de la fontaine.

Un tantinet misanthrope, il était impossible qu’il se mêla à elle.

Ou bien était-ce par timidité ?

Instinctivement, il opta pour une vieille ruelle calme et isolée dans laquelle, selon lui, il aurait l’occasion de gratter une poignée de notes dans le simple but de gagner de l’argent, sans être dérangé par d’éventuels admirateurs. Rien de contradictoire dans ce raisonnement !

Non content d’ignorer les accords, Shinzo bourdonnait admirablement faux.

Son articulation grotesque et le ton emphatique qu’il prenait pour chanter tellement personnel, donc touchant, forçait l’admiration de tous.

Passionné par la poésie française, il se spécialisa en chanson à ne chanter que Brel et en 

japonais !  

Il déifiait celui-ci et chaque fois qu’il le pouvait, glissait une phrase, un air, une strophe ou un événement de la vie du chanteur dans ses conversations.

En revanche, s’il avait le cafard et que la nuit infructueuse s’éternisait, il récitait le “ Spleen ” sur des accords improvisés mais curieusement justes.

Dans la ruelle, il ouvrit sa sacoche, la posa à terre et hurla en japonais, devant un public 

inexistant :

“ Minasama, Minasama, Minasama … Nannen nimo watari okuratékita fan letter ni okotaé surutaméni konya kansha no kimochi wo komété … Watashino dai hitto kyoku no hitotsu dé aru “ Heikoku ” wo ensou shitai to omoimasu … (concluant en français :) … Voici donc … Mon plat pays à moi … Pour le plaisir de tous ! … ”  

(voici la traduction française : “ Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs … Suite au courrier que j’ai reçu depuis quelques années … C’est avec joie que je vais vous interpréter ce soir …Un de mes plus grands succès “ Post Mortem ” … Il s’intitule “ Le plat pays ” … Voici donc … Mon plat pays à moi … Pour le plaisir de tous … ”

Indifférents, les gens défilaient sous ses yeux, sans que cela perturbe sa concentration.

Il s’en moquait bien du reste car il ne chantait que pour son plaisir et si, par une coïncidence exceptionnelle, une pièce s’échouait à proximité, il attribuait un tel événement à un acte de pure inconscience, malgré la joie dissimulée qu’elle lui procurait.

Reconnaissant l’air, un français de forte corpulence se posta devant lui, suivi d’un jeune 

couple.

“ Ca c’est drôle alors … ” s’exclama le jeune homme.

“ N’importe quoi ! ” 

“ Moi j’aime bien … ” dit la jeune fille.

“ Chanter Brel en portugais, ça vous dérange pas, vous ?! ” rouspéta l’homme d’un âge 

certain.

“ Je trouve ça plutôt original … ” répondit le jeune plein d’avenir.

“ Des conneries ! … Tout ça, c’est des conneries ! … ”

L’authentique réactionnaire s’enfuit en hurlant au scandale.

Un clochard qui passait par là, s’immobilisa au bout de la ruelle.

Shinzo acheva sa chanson devant un auditoire comblé et bruyant.

La fille lui tendit une pièce.

“ Deux Euros ? ! … Vous me gênez … ”

“ Ca me fait plaisir … ” dit la jeune fille en s’éloignant.

“ C’est beaucoup trop … Mademoiselle … Vous n’avez pas de monnaie ?… ”

“ Gardez tout … ”

“ Merci ”

Fort d’un succès auquel il n’espérait plus, Shinzo entama la première strophe d’une nouvelle chanson qu’il avait adaptée pour l’occasion.


“ Alors là, bravo … Brel ? … J’avais reconnu … Compliments … T’en veux ? … (le clochard lui tendit sa bouteille de rouge mais Shinzo était bien trop concentré sur sa chanson :) … T’as une vraie voix … sonore … Je l’ai vu en 72 … J’habitais Bruges à l’époque, en Belgique … Ensuite j’ai déménagé pour aller à Bruxelles, j’avais une épicerie là bas … Un chic type ! … Eh … Tu comprends ce que je dis ? … ”

(“ Daré dayo omaé ?! ” pensa très fort Shinzo “ Non mais t’es qui toi ?! ” )

“ T’en veux vraiment un coup ? … ” proposa de nouveau le clochard.

“ Pas pendant le service ! ” répondit Shinzo, tout en continuant sa chanson.

L’homme déplia sa couverture et s’installa sur le trottoir.

D’un sac en plastique blanc, il sortit une vieille baguette, un morceau de lard fumé et s’en fit un sandwich.

L’imitateur l’observait.

“ Je te dérange ? … ”

(“ Un, jyama dayo … ” se dit Shinzo “ Oui, tu me déranges… ”)

Puis il répondit “ Non ”, tout simplement.

“ Tu veux que je m’en aille ? … ”

“ Ca va aller … ”

“ T’as faim ? … ”

“ Je mangerai plus tard, merci … ”

“ T’es sûr ? … ”

(“ Qu’est-ce que tu peux être chiant !… ” se dit-il en français)

Shinzo entonna cette fois en français “ Les japonaises ”, la version nippone des 

“ Flamandes ” ! .

Plus il chantait plus il en avait les yeux exorbités et l’eau à la bouche en voyant le clochard déguster un tel met.

La qualité de ce qu’il mangeait l’importait peu dans la mesure où il n’avait rien avalé depuis la veille au soir.

Et puis, chanter avec l’eau à la bouche était un exercice périlleux et pas des plus faciles.

“ T’as changé d’avis ? … Tiens, prends ça … ”

Shinzo s’accroupit à ses côtés et fixa avec dégoût ce qu’il tenait dans les mains.

Le lard suintait et le pain sentait l’urine.                                                                

   (“ Uwa, kusé ! ” , “ Ca pue ! ”) 

“ Quoi ? ! … T’es végétarien ? … Si t’en veux pas, je peux le reprendre … C’est pas le Pérou mais ça vaut mieux que rien … ”

“ C’est pas la peine, je réfléchissais … ”

“ Ouai bah … Réfléchis pas trop longtemps … Sinon c’est moi qui le bouffe ce lard … ”

“ Ca va aller, merci … ” répondit-il en croquant dedans bien malgré lui.

“ A propos … Demain j’ai un pote qui va me donner un poulet cuit … On peut se le partager si tu veux … Tu veux boire un coup ? … C’est moi qui offre … ”

“ Non merci … J’ai pas soif … ”

“ T’as tort … C’est du Bourgogne … Je l’ai piqué dans une épicerie … A la tienne … ”

(“ Kampai ”, “ Santé ”)

Un couple passa à proximité.

“ Eh … La lâche pas surtout ! … Mademoiselle ! … ”

Rassasié, le clochard lui offrit un mégot.

“ Un clope ? … ”

“ Je ne fume pas, merci … ”

Shinzo reprit sa guitare et  se mit à chanter la célèbre chanson “ Let it be ”.

“ Ah bah c’est des Beatles maintenant ! … ” s’esclaffa le Clochard, tout en rangeant ses 

affaires dans son caddie “ Au fait … T’es chinois ? … ”

“ Ca vous regarde ? ! … ”

“ Oh moi je m’en fous … Tu peux être du Cambodge ou du Togo, ça m’intéresse pas du 

tout … C’est toi que ça regarde après tout … ”

“ Je vous remercie … ”

“ L’essentiel c’est que tu saches d’ tu viens … ”

“ J’en ai une vague idée … ” ironisa Shinzo.

“ C’est bien, c’est important … T’es quoi alors ? … ”

 “ Japonais ”

“ Ouai … Chinois, japonais … C’est pareil … ”

(“ Chotto chigan undaké dona ! … ” ;  “ Ah …Pas vraiment , non ! … ”)

“ Et vous, vous êtes belge, vous ? ! … ” lui répondit-il sèchement.  

“ Ah non Monsieur, je suis français et fier de l’être … D’ailleurs ça s’entend quand je parle, j’ai pas d’accent … Je suis pas un “ Vandermachin ” … Je m’appelle René Martinez … “ Nènèze ” pour les intimes, y’a pas plus français ! … Et si t’as besoin de moi, si tu veux parler … Tu peux me trouver dans le coin … D’accord ? ! … ”

“ J’y penserai ” dit Shinzo en reprenant sa sacoche dans l’espoir de trouver une rue plus adéquate et dépourvue de gêneurs.

“ Et toi … C’est comment ton petit nom ? … ”

“ Shinzo ”  

“ Shin quoi ? … Eh, c’est bizarre comme nom …”

“ Non … Nihon jin no namaé dayo … ” hurla-t-il en japonais puis il rectifia en français “ C’est japonais ! … ”

Shinzo était déjà au bout de la ruelle lorsque René lui demanda :

“ Mais pourquoi tu parles comme un français ? ! ”

Shinzo se fondit dans la foule et la question du clochard resta à jamais sans réponse. 

"Parce que je viens d'ailleurs..." lui répondit Shinzo. 

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