Damloup ou Mordicus

koss-ultane

                                                 Damloup ou Mordicus

     Henri-Jacques a toujours été bricoleur dans l’âme. Une mauvaise vue l’avait exempté mais pas éloigné de la guerre. Un, parce qu’elle avait lieu chez lui, il était natif de Morley à quatre-vingts bornes à vol d’obus, autrement dit un toussotement de Bertha la grosse, et deux parce qu’il était hors de question qu’il se tînt à l’abri pendant que tous ses amis et connaissances de sa classe d’âge se faisaient exterminer. Il aurait eu la désagréable impression d’être un lâche, un profiteur de guerre et, pire que tout, d’être destitué de son rôle de mâle, de ne plus être un homme à part entière. Il était naturellement devenu brancardier. Mais pas un “porte-viande talée” de base, il était devenu “le brancardier”. Celui que l’on regarde pour apprendre, celui que l’on consulte pour mieux faire, celui enfin dont on vient admirer les dernières inventions depuis tous les azimuts alliés. “Ses avancées” comme il aimait à les appeler. Ce grand échalas avait toujours l’air un peu perdu même au milieu de l’atelier portatif qu’il s’était fabriqué dans son ambulance. Le Meuslien ingénieux qu’il était faisait un tandem de choix avec une truculente fleur de pavé de Ménilmuche, l’Emile, vieil as du volant, recalé d’à peu près tous les autres postes sauf celui de chauffeur. C’était un minimum sur les routes martyrisées frontalières de la surface lunaire qu’ils parcouraient en tout sens du soir au matin et inversement. Ils restaient en retrait et comptaient les coups, Henri-Jacques impatient de secourir et d’entrer dans la mêlée, l’Emile impatient d’enchaîner une nouvelle sieste dont le minimum d’écart avec la précédente lui permettrait de renouer le fil de ses songes et d’ainsi faire un semblant de nuit de sommeil. Le repos fractionné ne lui convenait guère. “Chu’ pa’ un adepte du pointillisme ! J’aurais pas pu êt’ télégraphiste !” répétait-il les valises alourdies sous les yeux.

     Les deux hommes s’appréciaient malgré leur grande différence de taille et de tout le reste. Ils offraient le brancard le plus moelleux de toutes les armées, “Fritz included !” scandait l’Emile quand on le lançait sur leur réputation. Au cœur du chaos, ces deux-là n’avaient pas leur pareil. “Double-patte”, devant, qui enjambait avec lenteur et aisance, le pied sûr, enfin, la péniche certaine, et “bas-du-cul”, derrière, trottinant sans jamais secouer la civière grâce aux sangles élastiques confectionnées par Henri-Jacques. L’air benêt en proue et la clope au bec en poupe, on les reconnaissait de loin et entre mil l’Emile et “la bricole”. Ce dernier avait d’entrée molletonné les quatre palanquins du pauvre de l’ambulance Ford T modèle 1916 qui leur avait été confiée. Très vite dubitatif, Henri-Jacques avait banni le brancard à roue. Certes, il ne nécessitait qu’un seul personnel mais c’était un véritable hachoir aux illusions pour qui voulait rapporter des blessés viables d’un terrain non carrossable.

     Le Docteur Lesage les regardait, amusé par la dextérité et l’acharnement du grand et la gouaille du petit. Le médecin lyonnais restait coi devant tant d’ingéniosité et de courage ordinaire. Les habitants des “chariots à viande”, surnom des ambulances, prenaient des risques pour ramener au plus vite les blessés de la dernière offensive ou de l’ultime repli. De plus, il était de notoriété militaire qu’une belle croix rouge sur fond blanc était toujours un bon moyen de régler sa hausse à peu de frais pour un artilleur ou sa mire pour un franc-tireur. Lorsque son emploi du temps le lui permettait, le bon Docteur les accueillait devant l’hôpital, la pipe éteinte au coin du sourire, l’admiration en bandoulière. Surtout lorsque l’ambulance avait servi de tir au pigeon. Ils y avaient tous deux postulé sans trop y croire, Henri-Jacques à cause de ses mirettes faiblardes et l’Emile parce qu’il avait un casier à faire débronzer le F.C. Cayenne tout entier. Seulement voilà, une enfance à navrer Cosette et une apparence chétive, voire craintive grâce à un art consommé du théâtre, l’avaient toujours fait passer à travers tous les bois de justice et autres cours. Et ce n’était pas un nez cassé de boxeur des rues et un derme patiné par la crasse et le soleil d’origines incertaines qui auraient pu parasiter la sympathie naturelle qui rayonnait de cet apache au drôle de plumage. Cinq jurys d’assises successifs au grand complet pouvaient en attester au grand dam renouvelé de “la maison cognedur” qui l’agrafait encore et encore depuis presque quatre décennies maintenant. A tel point que certains jeunes inspecteurs croyaient que «non-lieu» était le véritable nom de famille de l’Emile.

     C’était donc cet attelage improbable qui prit la place en catastrophe des deux volontaires désignés de longue date de la-dite ambulance. Un jour de revue, bâclée au pas de charge par une autorité militaire qui n’avait que foutre de ces non-combattants, on ouvrit à la va-vite l’arrière d’une de ces voitures rallongées et trouva les titulaires, deux séminaristes, ne faisant plus qu’un par le cul en train de tester les suspensions de leur U.S. “fuckodrome”. Immédiatement claquemurés militairement, les deux sodomites congédiés et retirés des rangs, nos deux réservistes volontaristes sautèrent sur l’occasion. Maintenant qu’ils avaient chacun de quoi racheter leur billet pour une réputation revue à la hausse, “ils ne démordaient jamais à la tâche”. Une des nombreuses expressions “émiliennes” que bizarrement Henri-Jacques pigeait dans la seconde. Sans cesse en train d’œuvrer à quelque chose de nouveau, c’était le taiseux. L’Emile, lui, tenait le cerceau d’une main et le crachoir de l’autre. Les anecdotes d’un vieil écorcheur. Comment, avec des complices, il avait volé une voiture sous séquestre devant un commissariat de proche banlieue est et l’avait revendu dans la semaine à la femme du préfet de la Seine par le biais d’un garage de Clichy-la-Garenne très en vue mais peu regardant. Henri-Jacques écoutait éberlué les récits véridiques de son chauffeur. Seuls ses doigts gigotaient à n’en plus finir tantôt sur une torsade de fil de fer tantôt sur un ouvrage de couture d’urgence d’un molleton rebelle dont il était si fier. Renflement rembourré avec de la mousse ou de la laine suivant les arrivages de débris retombés des villages éventrés alentour. Trop âgé pour la légion étrangère l’Emile savait que tous les flics de Belleville le voulaient sous le rasoir du “père coupe-toujours” alors lui avait “voulu faire au moins un truc de bien dans sa chienne de vie”. Ce que Henri-Jacques comprenait mieux que personne.

     Emile entamait la narration, appauvrie en hémoglobine, de la fois où il avait failli suriner “Coco la guimbarde” à “l’escargot qui pète” sur les bords de Marne un dimanche d’orage quand soudain un obus tomba à quinze mètres derrière l’ambulance en plein bas côté de la route criblant la toile du véhicule d’éclats. “Y viennent nous tuer nos clients jusque dans not’ carrosse ces totos là !” pesta l’Emile la clope au bec et la tête dans les épaules. Il jeta un coup d’œil dans le petit morceau de miroir, que Henri-Jacques lui avait suspendu à sa gauche afin de voir en reculant, et découvrit la peau de l’ambulance en lambeau, pauvre toile brune claquant au vent du boulet. Arrivés à l’hôpital, deux de leurs “clients” avaient échappé à la convalescence. Les deux autres avaient aussi eu droit à un rab de fèves mais tenaient encore bon la rampe. Le docteur Lesage fut épouvanté par l’apparence de l’auto. Il se précipita vers ses habitants verticaux et horizontaux et constata les deux décès plus une blessure légère mais sanguinolente aux doigts du titi chauffeur qui vitupérait plus à propos de la perte de son dernier mégot que d’un éventuel raccourcissement de phalanges.

     Pendant que l’Emile, soins reçus, baignait l’arrière de leur ambulance à grandes eaux afin d’en faire disparaître le rouge orangé toujours déprimant, Henri-Jacques s’échinait à faire cohabiter les lambeaux de toiles restant avec les lattes de bois survivantes qui se reconvertissaient en échardes sauvages à la moindre contrariété. La croix rouge de ce côté-ci de l’ambulance n’était plus qu’un souvenir. Pourtant il fallait repartir au plus vite. Henri-Jacques croisa deux linges souillés sur un immaculé et la croix sang sur fond neige réapparue comme par désenchantement. Les deux hommes se dévisagèrent un instant épouvantés par cette dernière extrémité décorative imposée mais elle était aussi obligatoire que l’appartenance à un des deux camps. Puis ils bondirent dans leur épave à pneus, frais prototype redessiné par l’artilleur boche. Les roulements de tambour des tonnerres mécaniques au loin leur annonçaient une nouvelle tournée des monstruosités que l’humanité s’infligeait afin de jouir mieux des temps de paix sans doute.

     Ils arrivèrent à point nommé pour la respiration d’après massacre. Henri-Jacques avait le brancard sous l’aisselle et les yeux sous une visière faite main pendant que l’Emile furetait partout fiévreusement afin de dégoter “un client”. Ils remarquèrent que leurs alter-ego germains n’étaient pas là. Seuls des Français venaient de se faire balayer par les mitrailleuses frisées. Les gisants tudesques étaient quantités négligeables au milieu des poilus. La paire de brancardiers fébriles sautillait à droite et à gauche sur le champ fraîchement vulcanisé. Leurs collègues retournaient à leurs véhicules avec des gémissements de survivants pour toute sirène et eux faisaient étrangement chou blanc pour leur quatrième couchette. Soudain l’Emile fit un signe au dépendeur d’andouille, expert en sangles et molletons. Mais le jeune garçon, aspirant “client”, expira aussitôt dans ses bras. Le Parigot posa sa paluche sur le front blond pour toute prière. Au final, ils ne trouvèrent qu’un Boche dans les vapes qui les impressionnait beaucoup. Il était encore plus long que Henri-Jacques et arborait une collection de médailles qu’ils n’avaient encore jamais vu et qui les stupéfiait tout bonnement. Machinalement les deux hommes fouillèrent des yeux l’horizon mortel mais n’aperçurent rien ressemblant de près ou de loin à un quelconque secours ennemi, aussi se mirent-ils en devoir de rapporter ce gros poisson dans leur filet après un dernier tour de piste par acquis de conscience. Même si le géant fritz avait calanché entre temps, ils l’auraient transbahuté en regard de la qualité exceptionnelle de la prise. A un coup de menton interrogatif de l’Emile, Henri-Jacques répondit d’un coup de front affirmatif et, sans un mot, ils transposèrent la vitrine à breloques sur leur civière Pullman. Grièvement blessé aux jambes, les bottes déchiquetées, ils prirent grand soin de bien les installer sur le brancard. Du coup, la tête pendait un peu dans le vide à l’autre bout. “Y fait toute la ligne de front c’couillon là” ronchonna l’Emile hypnotisé par le placard multicolore cliquetant sur la poitrine intacte. “Y a plus de dorures sur c’toto là qu’à Versailles” enchaîna-t-il en passant la sangle derrière son cou et ses épaules. Plus costaud et plus jeune, Henri-Jacques portait toujours côté tête et passait devant. Sa grande taille compensait sa mauvaise vue et au moins était-on sûr de regagner des lignes amies. Le roulis éveilla d’un semi-coma “le casque à pointe” qu’on avait prit soin de lui retirer. La nuque sciée par le poids de son crâne pendant à demi dans le vide, il entendit susurrer les deux cocardiers dans une langue abhorrée. “Capturé !? Jamais ! Plutôt mourir !” pensa le combattant abattu et courbatu, les épaules et les jambes brisées. A l’instant où l ‘étrange convoi contre nature s’ébranlait entre fumerolles et cratères, le Prusco rassembla ses dernières forces, redressa sa tête et mordit à plein chicots dans ce qui obstruait sa vue juste au-dessus de son visage : l’entrejambe de Henri-Jacques. Celui-ci hurla plus fort qu’une sirène d’alerte. Sous l’effet de l’effroyable douleur qui irradiait depuis son bas-ventre, il se mit à courir à grandes enjambées sur le champ de bataille réactivant l’attention des combattants des deux camps qui assistèrent à un spectacle comique et déchirant à la fois. Le grand benêt dégingandé devant tirait le brancard en tout sens à toute berzingue en ululant à plein poumons pendant que le “rase-bitume” derrière tentait de suivre tant bien que mal le rythme effréné de son jeune compagnon. En désespoir de cause, lâchant une main, l’Emile joua avec les morceaux de tibias qui perçaient les bottes déchirées du cannibale amateur de boulettes. Rien n’y fit. La denture germaine ne relâchait pas sa prise de guerre. Les francs-tireurs allemands auraient fait un sort rapide aux deux hommes s’ils n’avaient découvert dans leurs binoculaires le prestigieux habitant du brancard dont les militaires distinctions scintillaient au soleil déclinant. Recouvrant son lucide, enfin plus terrassé par la douleur que clair en pensée, Henri-Jacques s’agenouilla brutalement au bord d’un gigantesque cratère, hurlant toujours. L’Emile, surpris par cet arrêt brutal, tomba sur le Boche méchamment “mandibulé”. Henri-Jacques avait beau enfoncer ses pouces vengeurs dans les orbites du Teuton, celui-ci pinçait toujours un sac de noix qui ne lui appartenait pas. L’Emile, hors d’haleine, sortit son couteau dans un demi brouillard de sueur et de fatigue et voulu frapper le piège à gonades en plein torse mais les sangles élastiques le ramenèrent en arrière avant qu’il ne fût arrivé à destination et sa lame s’enfonça dans l’entrejambe du Prussien qui lâcha prise aussitôt en beuglant à son tour un improbable contre-ut imparfait mais tenu. Libéré de sa volée d’incisives en étau, Henri-jacques s’affala en avant et sur le flanc ce qui, sangles élastiques obligent, fît basculer le brancard dans le cratère et l’Emile avec le castra castrateur teuton. Les duettistes de la roulade improvisée débaroulèrent jusqu’au tréfonds de l’entonnoir de terre souillée. La tête tournant encore plus vite que le reste, l’apache titubant eut néanmoins ce vieux réflexe salvateur, lucidité de spadassin, de rapatrier sa lame depuis une paupiette sous scrotum qui lui arracha une grimace de dégoût. Il n’en administra pas moins un franc coup de latte au mourant désarticulé, pantin grotesque dont les membres n’étaient plus que de lointaines succursales de la maison mère. L’Emile peina à remonter la pente meuble, à la fois découragé par les cris de son camarade et stimulé par leur inquiétant decrescendo. Puis il s’épuisa à embarquer son pesant collègue, tétanisé en position fœtale, sur leur litière de luxe. Après quelques mètres de laborieuse traction, le vieil écorcheur de Ménilmontant vit défiler devant ses yeux incrédules les quinze victimes de son parcours d’assassin sans tache puis s’écroula terrassé par une crise cardiaque pendant que Henri-Jacques, le teint cireux, les yeux mi-clos, exsangue, rendait son dernier soupir sur son propre brancard.

     Personne ne vint les chercher et leurs corps disparurent au cours des quatre jours et quatre nuits de pilonnages intensifs qui suivirent. Artisanal ou humanitaire, le vieil adage se vérifiait encore : un bienfait ne reste jamais impuni.

     Le Docteur Lesage ne se remit jamais de les avoir connu. Et perdu. Il vieillit de dix ans lorsqu’on lui apprit la triste nouvelle. Il fut bien vite déclassé et renvoyé chez lui. Il partit en pèlerinage, en Meuse, dans le village natal de Henri-Jacques et rencontra sa famille. Il se rendit aussi dans tous les troquets, clandés et estaminets, de Belleville, bases arrières ou camps avancés de la truandaille, où la renommée de l’Emile éclipsait celles des loups blancs passés et présents. Il narra tous les morceaux de bravoures dont il se souvenait à propos du petit homme et, ce faisant, bu quelques coups et boucha quelques coins. Peintre du dimanche dont la devise était “quand on n’est pas excellent autant peindre l’excellence”, il dessinait souvent un brancard aux extrémités humaines fort asymétriques. Lorsqu’on lui demandait pourquoi un tel déséquilibre dans les silhouettes ? Il répondait invariablement : “Parce que j’y étais”.

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