Dans le meilleur des cas...
Christel Belle Des Champs
Ça y est, les chiens sont partis. Il les regarde filer, petit point fuyant à l’horizon.
C’est la première fois que ses chiens l’abandonnent. Pourtant, ils l’ont nécessairement senti tomber. Mais sans doute les a-t-il trop épuisés ces derniers jours. Et il a eu beau les appeler, s’époumoner contre le vent, les chiens ont continué leur route, tendus vers la promesse du campement presque proche.
A la hauteur du soleil à l’horizon, il doit être environ 15 heures. Dans moins de deux heures il fera nuit. Le froid aura envahi ses pieds et ses mains d’ici peu. Il faut qu’il se protège au maximum de l’engourdissement glacial.
Il sait les gestes à faire. Il sait, car c’est sa vie qui en dépend. Il sait qu’il doit penser à des choses agréables, et ne pas imaginer le pire. Il sait qu’il doit occuper son esprit et surtout, ne pas s’endormir.
Allongé sur le dos, il commence par évaluer ses blessures. Il essaie de bouger les jambes, mais la douleur est telle qu’il cesse tout de suite. Il parvient à bouger doucement ses orteils ; c’est bon signe. Il peut tourner lentement la tête, de droite, de gauche. Il parvient à basculer le haut de son corps et à s’appuyer alternativement sur chaque épaule. Le haut de son corps ne semble pas blessé. C’est vraisemblablement son bassin qui a été fracturé durant la chute.
Le coup est rude. Ne pas paniquer. Respirer calmement et éviter de se contracter. Il sait qu’à terme il ne pourra pas lutter contre le froid, mais au moins peut-il essayer de contrôler sa lente pénétration.
Il repense à sa journée. Il est passé sur ce tracé des dizaines de fois, il en connait toutes les failles et les traitrises. Il sait qu’à l’entrée du lac, il faut se méfier des congères. Les chiens sont passés sur l’une d’elles, et il s’est laissé surprendre par le soubresaut du traineau. En une demi-seconde, il a été éjecté de l’attelage. Une faute d’inattention. Presque une faute de débutant.
S’il avait sa pelle, il préparerait un bivouac. Il ferait un trou dans la glace pour se protéger du froid et du vent. Mais il n’a rien, et sa blessure ne lui permet que des mouvements mesurés. Il se dit que le froid va endormir sa douleur et lui permettre, peut-être, une attente dans de moindres souffrances.
Si son chien de tête emmène l’attelage directement au campement, alors la situation n’est pas désespérée. Les hommes comprendront tout de suite qu’il a eu un accident et ils lanceront les recherches. Mais même dans le meilleur des cas…
Même dans le meilleur des cas, le traineau mettra une heure à rejoindre le campement. Le temps que ses compagnons partent à sa recherche, il fera presque nuit et ils auront du mal à suivre les traces du traineau.
Dans le meilleur des cas, il évalue qu’il lui reste cinq à six heures. Mais saura-t-il survivre jusqu’au lendemain matin, jusqu’aux prochaines lueurs matinales ?
Le froid l’envahit de plus en plus. Il retire les bras de ses manches et met ses mains sous ses aisselles, à même sa peau, pour les réchauffer. La douleur de ses hanches le paralyse entièrement. Il regarde le ciel. Il a mal et il sent la détresse l’envahir.
Pendant qu’il fait encore un peu jour, il faudrait qu’il signale sa position. Mais il ne peut pas envisager de se défaire d’un vêtement pour fabriquer un drapeau de fortune.
Il relève la tête. La lisière de la forêt est à un petit kilomètre. S’il parvenait à rejoindre la forêt, il pourrait se mettre un peu à l’abri du vent. Et il pourrait essayer de faire du feu.
Alors il entreprend de se retourner, de s’allonger sur le ventre pour ramper jusqu’à la forêt. Il attrape la bordure de sa capuche et la mord fortement. Il se redresse en appui sur son avant-bras droit, il bascule tout son corps vers la droite. Sa main gauche cramponne sa jambe gauche et l’accompagne dans le mouvement. La douleur est fulgurante ; il hurle telle une bête. Les rafales de vent se jouent de son cri, comme l’océan taquine une coquille de noix.
Une fois sur le ventre, il évalue à nouveau la distance qui le sépare de la forêt. Même si ce pari est fou, il sait qu’il doit le tenter. Centimètre après centimètre, et à la force des bras, il va avancer jusque là-bas. Son regard scrute les arbres, sa volonté est animale. Il commence sa lente progression. Petit point minuscule de survie dans l’immensité blanche.
Il perd la notion du temps. La lumière décline de plus en plus et le froid l’envahit inexorablement. Sa vue est amoindrie par la neige balayée par le vent. Bientôt il sera lui-même entièrement recouvert par le grésil. Il poursuit sa lente reptation, tandis que ses pensées lui échappent.
Il se souvient de parties de pêche endiablées avec son fils ; la patience et l’obstination de l’enfant qui le surprenaient alors. Il revoit le sourire de sa femme à son retour, après plusieurs jours d’absence. Il ressent la caresse de ses cheveux soyeux dans sa main.
Il sursaute. Il s’est endormi. Il ne faut pas. Il respire profondément et se mord la langue pour combattre l’endormissement.
Il fait nuit, il ne voit plus la lisière de la forêt. Il est perdu. Il ne sait plus où il est.
La douleur lancinante finit de le réveiller complètement.
Alors il reprend le fil des évènements. Il repense à ses chiens. Le risque est que le traineau se soit renversé puis bloqué dans une crevasse. Il visualise mentalement tout le chemin parcouru par son attelage. Et il estime qu’ils ont dû y parvenir. Son chien de tête est un chien intelligent et vif. Il aura amené l’attelage au camp.
Il doit attendre. Ses compagnons sont nécessairement à sa recherche. Il ne peut en être autrement.
Malgré la douleur, il se couche sur le côté, en chien de fusil. Il doit conserver le maximum de chaleur en lui. Il ne peut plus qu’attendre et surtout ne pas s’endormir.
Ne pas s’endormir…
La Rochelle, le 24 août 2012.
Stage ALEPH, la nouvelle-instant.
Bonjour,
· Il y a environ 12 ans ·Effectivement, la fin de ma nouvelle n'en est pas une... mais c'est "la nouvelle-instant" qui veut ça ! J'ai rédigé cette nouvelle au cours d'un stage d'écriture - ALEPH - sur la nouvelle-instant. L'exercice imposait des consignes assez balisées.
Mais je vous remercie de vos encouragements.
Christel Belle Des Champs
J'aime beaucoup votre écriture, sa clarté, son rythme, le suspens est réel à la lecture, mais on reste sur une fin qui n'en est pas une ? Cela fait plus penser à un extrait de récit qu'à une nouvelle ? Bien agréable cependant : merci je m'en vais lire vos autres textes :)
· Il y a environ 12 ans ·Edwige Devillebichot