Dans un café

Olivier Ducray

Théâtre - version de travail (extrait)

Dans un café. La nuit est en train de tomber. Un homme est à une table. Cet homme, c’est MOI. Un autre est assis en face ; cet autre, c’est LUI.

Une SERVEUSE s’occupe du bar et de la salle.

MOI regarde tout autour de lui puis dévisage longuement LUI.

 

 

Moi – savez-vous qu’il ne se passera rien du tout dans cette pièce ?

LUI ne répond pas. MOI regarde vers la porte fermée.

 

Moi – elle ne viendra pas.

MOI regarde vers la porte fermée.

 

Moi – elle ne viendra pas, c’est évident.

MOI regarde toujours vers la porte fermée.

 

Moi – cette porte ne s’ouvrira pas, elle ne rentrera pas avec un sourire confus en s’excusant… (Silence) Ce serait trop simple.

Moi – ils sont des milliers les endroits où elle doit entrer à cet instant précis. Sur chaque continent, dans chaque pays, dans chaque ville, peut-être même dans chaque quartier de ces villes il y en a une qui ouvre la porte, qui vient. (un temps) Au moins une…

Il regarde vers la porte fermée. Coup d’œil également vers une horloge. Puis regards obsessionnels de l’un à l’autre. Légère frénésie.

Moi – le temps, les gens passent. Moi, je reste. (Un temps) Seul. (Silence) Elle ne viendra plus, c’est évident. C’est curieux, j’étais persuadé qu’elle viendrait, qu’elle rentrerait, qu’elle s’approcherait de moi avec cette douceur si subtile, si déstabilisante pour les cœurs à prendre comme le mien ; qu’elle s’approcherait de moi et qu’elle me soufflerait un de ces « je suis en retard mon amour » qui ferait mourir n’importe quel ressentiment, fut-ce celui de l’être le plus odieusement psychorigide sur les horaires. (Un temps) J’en étais persuadé, un vieux fond de nature optimiste que je dois tenir de quelqu’un… Il n’y a en fait aucune raison que qui que ce soit s’approche de moi et me susurre à l’oreille « je suis en retard mon amour ». De même qu’il n’y a aucune raison à l’angle de cette rue où je vais bifurquer dans un instant, qu’en rentrant de je ne sais quelle beuverie, je croise une belle jeune fille en pleurs qui se jetterait dans mes bras… Une jeune fille qu’un homme inconscient viendrait de quitter. Quel con ! (Un temps) Non, les transitions sont trop longues et souvent ne sont que des transitions… Je ne veux pas être la canne sur laquelle s’appuie la veuve éplorée pour se relever ! Je m’enfonce trop facilement moi même… (Un temps) Qu’est ce qui pourrait rendre une belle jeune fille triste à l’angle d’une rue sombre à une heure avancée de la nuit… (Un temps) Une agression ? Tiens cette jeune fille vient de se faire agresser… « Quel est le salaud qui a fait ça ? » Mieux ! J’arrive et je leur casse la gueule… Je n’aime pas me battre – d’ailleurs j’ignore si j’aime ou pas je n’ai jamais essayé ! – mais la vue d’une jeune fille en pleurs décuple mes forces… Le cœur a ses raisons que les biceps ignorent… J’en attrape un par le col, un croque en jambe à l’autre, s’ils sont trois je m’invente une troisième jambe… Je projette la tête du premier contre le second déjà à terre… Ils se défont de mon étreinte et je les laisse partir – je suis grand seigneur. Elle écarquille des yeux humides qui n’en finissent pas de briller, je baisse la tête, aucune raison d’être fier, c’était mon devoir, n’importe qui aurait fait pareil… D’ailleurs c’eut été une petite vieille… (Silence) Je passe l’angle et je ne croise qu’un alcoolique patenté, un chien égaré, et quelques rigoles de pisse qui semblent dessiner les lignes d’un destin tout tracé, vers le caniveau – mais je pense, c’est joli quand même – et curieusement aucune jeune fille en pleurs. (Un temps) La fiction est toujours un brin plus avantageuse que la réalité. (Silence) Non il n’y a décidément aucune raison qu’une femme entre et s’approche de moi en me sirotant l’oreille d’un délicieux « je suis en retard mon amour… ».  (Un temps) Je suis marié avec un imaginaire qui ne débande jamais et me monte comme un clébard, le couple réduit à sa plus simple expression dans un seul individu…

Un homme s’installe discrètement en face de Moi. Il pose un bloc-note et un stylo. C’est Lui.

Moi – (à Lui)ah, vous voilà ; vous n’ignorez pas les raisons qui m’ont poussé à vous faire venir ? Elle ne viendra plus certes ; la belle affaire ! Car c’est une belle affaire – mais vous, vous êtes là. Vous ne savez pas trop pourquoi je vous ai fait venir, ou vous l’ignorez parfaitement ?

Lui – je l’ignore.

Moi – vous l’ignorez ?

Lui – parfaitement.

Moi – bonsoir.

Lui – bonsoir…

Moi – il n’y a dans tout ça rien d’évident en effet. (silence) Rien ? Je vous estime sans doute… Disons, pas grand chose. Les gens ne sont pas des livres, pas grand chose d’évident…

Lui – c’est toujours ça.

Moi – pas mieux !

Lui – le mieux est l’ennemi du bien…

Moi – le bof aussi…

Lui – assurément…

Moi – eh bien, cher ami – vous m’autoriserez à vous appeler cher ami bien qu’ignorant tout de notre niveau de relation et de votre valeur ?

Lui – appelez comme bon vous semble !

Moi – parfait ! Cher ami, donc, je vous ai fait venir dans ce lieu sordide mais que j’aime par dessus tout pour vous entretenir de quelque-chose de dramatique qui me divise, m’unit, me sépare et me rapproche. Une sorte de tourbillon intérieur sporadique et incessant qui m’excite et m’apaise. Tout à la fois. (Un temps) Ca peut sembler paradoxal, mais ça ne l’est pas. Ce quelque chose est un tout, un mélange de sentiment dont on ne peut retirer aucun ingrédient…

Lui – qui est-ce ?

Moi – Elle.

Lui – qui ne viendra pas ?

Moi – je vois qu’elle est déjà fameuse…

Lui – comment s’appelle-t-elle ?

Moi – j’ignore son nom…

Lui – comment est-elle ?

Moi – brune, avec de longs cheveux blonds, petite et élancée, les yeux bruns d’un bleu perçant, de longs doigts très courts avec des ongles au bout, des lèvres fines et amples, une allure frêle et ronde, chétive et sûre, franche et incertaine, un petit nez qui n’en finit plus, le front plat et bombé… A vrai dire je ne l’ai vu qu’une fois, je ne m’en souviens plus, et pour être parfaitement sincère, je ne l’ai peut-être jamais vu ; nul doute sinon que je m’en souviendrais !

Lui – et qu’est-ce qui anime ce tourbillon ? Son absence ?

Moi – d’aucuns parleraient d’inexistence… c’est mesquin, mais les gens sont durs lorsqu’ils jugent leurs voisins. (Silence) Cher ami, je dois bien l’avouer, ce que j’ai à vous dire c’est que je suis malheureux. Voilà, malheureux. Un adjectif derrière lequel peut se cacher des sentiments qui vont du caprice à la plus grande détresse. Peut-être essayerai-je de me positionner dans ce spectre des possibles… Malheureux en tout cas. C’est par ça qu’il convient de commencer.  (Un temps) Je suis extrêmement triste, d’une tristesse affligeante presque ennuyeuse. Et pire ! Honteuse ! Car je n’ai pas de raisons d’être triste. Tiens, c’est une piste, je dois donc être proche du caprice ! Dois-je l’avouer alors, monsieur, que je suis malheureux ?

Lui – faites vous plaisir…

Moi – je suis malheureux.

Lui – puis-je me permettre une divagation ?

Moi – de qualité ?

Lui – médiocre, j’en ai peur.

Moi – alors, non. Je baigne dans suffisamment de médiocrité pour en entendre d’avantage. Vous n’aurez qu’à l’écrire et l’attribuer lâchement à un personnage, c’est ce que font tous les auteurs.

Lui – triste ?

Moi – les auteurs tristes ?

Lui – non, vous ? Vous êtes triste ?

Moi – il paraît…

Moi a eu une absence. Lui ne dit rien.

Moi – je me sens très seul à vrai dire. Seul comme un lion sur la banquise, comme un phoque dans la steppe, comme un écologiste en ex-union soviétique…

Lui – belle image ! (un instant) Regardez-les !

Moi – qui ?

Lui – ce couple…

Moi – quel couple ?

Lui – (désignant une table vide similaire à la leur) vous ne les voyez pas encore…

Moi – non !

Lui – il va y avoir là un jeune couple. Croyez-vous qu’ils s’aiment ?

Moi – non, naturellement.

Lui – je reconnais bien là votre optimiste !

Moi – (tendant sa main à Lui qui la saisit) je ne me suis pas présenté ?

Lui – pas plus que ça en effet.

Il lui sert la main. Une dame rentre en hurlant.

Une dame – oh ! Mon dieu ! Quelle chaleur étouffante ! Je n’ai jamais eu aussi froid ! Quelle heure est-il pour qu’il y ait autant de poussière ici, on est pourtant pas lundi, que je sache ? Ou alors la semaine est passée bien vite ! Qu’importe, je suis un papillon et je vous emmerde.

La dame passe, salue poliment Moi, et s’approche de la serveuse. Elle lui tend la main.

La serveuse – qu’est-ce que je vous sers ?

La dame – la main idiote.

La serveuse lui serre la main. La dame lui sourit puis s’emporte aussi soudainement que violemment. 

La dame – ah non ! Ne vous moquez pas de moi ! Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ! (Tout le monde la regarde. La dame se tourne vers la salle, menaçante) Quoi ? Qu’est-ce que vous avez tous à me regarder ? Qu’est-ce que vous complotez derrière mon dos ? Vous croyez que je n’ai pas vu votre manège ? Hein ? Quel manège ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de manège ? (La dame se retourne vers la serveuse) Ah ! Vous êtes fatigante, mademoiselle, je suis épuisée par trop de simagrées ! Six magrets ? C’est trop. On ne finira jamais ! C’est du gâchis. Je n’en peux plus… J’en ai plein le dos ! Vous ne voulez pas frotter ?

Elle se retourne et prend une pose ridicule ; la serveuse lui frotte le dos.

La dame – ça suffit ! Je ne suis pas votre père !

La dame sort en claquant la porte. Silence. Les deux vieux bourrus ont suivi la scène figés, les yeux écarquillés, le verre immobile à portée de bouche. Une fois la dame sortie, ils finissent leur verre cul-sec. Ils ont l’air de réfléchir, mais rien n’est moins sûr.

Moi – un mirage ?

Lui – je ne crois pas, c’est la vie qui est comme ça…

Moi – la seule différence réside sans doute dans l’absence de notes de bas de pages. Je veux dire, dans la vie l’on ne croise qu’assez rarement une grande pancarte avec écrit « vous n’avez rien compris, c’est normal, l’auteur est fêlé ». Notez, bien je croise souvent sur mon chemin un astérisque ou un renvoi quelconque ! Mais je ne trouve jamais la note de l’auteur… Et quel auteur ?

Lui – « la » question ! vous n’êtes pas croyant ?

Moi – il ne me semble pas non ; ou alors, je n’y ai pas prêté attention. Peut-être que nous sommes tous croyants mais que seul un certain nombre d’individus s’en aperçoit. Gageons que ce petit nombre a de la chance, et que je n’en ai pas. (silence, puis Moi reprend, véhément) Vous me demandez pourquoi je suis malheureux ?

Lui – non, je le sais…

Moi – vous êtes très fort, vous me plaisez beaucoup ; moi je l’ignore. J’ai tantôt envie de me jeter sur les gens pour les embrasser, tantôt envie de les faire trébucher pour les piétiner gratuitement. Successivement. D’une minute à l’autre. C’est curieux, non ? Non… c’est pas vrai, je ne crois pas que ce soit vrai. C’est un effet de style, j’avais envie de dire ça, je suis un jouisseur, je fais parfois passer la forme avant le fond, le contenant avant le contenu, la charrue avant les bœufs… Moi, je ne ferais pas de mal à une mouche. Et pourtant je n’aime pas les mouches ! Après l’homme c’est sans doute l’espèce animale la plus inutile… Ceci dit, paradoxe pour paradoxe, j’aime les hommes et dieu sait que je n’aime pas les mouches !

Lui – s’il existe !

Moi – oui, et dans ce cas aurait-il que ça à foutre de constater que je n’aime pas les mouches ? C’est le premier ministre de l’univers, il ne doit pas avoir une minute à lui… Maintenant que j’y pense l’expression « dieu sait que » n’est pas la moins conne. (silence) Non, ce qui est vrai, en revanche, c’est que je tombe amoureux plusieurs fois par jour. Ca c’est exact. Très étrange. Je finirai dans un livre, à défaut d’en être un. Ma vie est faite d’une infinitude de rencontres et de ruptures qui n’engagent que moi. Je ne fais que ça ! Je ne sais faire que ça du reste. Enfin pas toujours en profondeur, de façon aboutie, sincère, parfois sans réel talent ni totale abnégation absolue, mais quand bien même, je ne sais faire que ça… (Un instant) Je ne sais pas où je vais, c’est pénible. Même quand on ne bouge pas on va toujours quelque part il paraît, et moi je bouge beaucoup et je sais encore moins où je vais. La seule chose que je sais, c’est qu’elle ne viendra pas. D’ailleurs pourquoi viendrait-elle ?

Lui – pourquoi ne viendrait-elle pas ?

Moi se tourne interpelle soudainement la serveuse d’un geste autoritaire du bras. La serveuse s’avance vers eux.

La serveuse – monsieur ?

Moi – mademoiselle ?

Ils se regardent. Elle attend un instant puis repart.

Lui – vous voyez, elle est venue.


(to be continued)

  • Quel texte merveilleux.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Lego simpsons homer back

    hermane

    • Chère Hermane, j'avais oublié de répondre à votre commentaire... ce texte est une ébauche de projet donc très inabouti, confus et maladroit souvent. Je me pencherai à nouveau dessus un jour peut-être, d'autant que j'ai quasiment une première version complète... Mais merci pour votre encouragement ! Bien à vous <...

      · Il y a presque 11 ans ·
      Groom

      Olivier Ducray

    • Hâte de lire l'épisode 2, le retour. On peut se tutoyer si vous voulez.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Lego simpsons homer back

      hermane

    • Oui avec plaisir. Je ne manquerai pas de t'envoyer en exclusivité mondiale (oui, parfaitement) l'épisode 2 ou encore mieux, la v2 de l'ensemble... Bien à toi donc.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Groom

      Olivier Ducray

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