Dans une autre vie

versolite

On était si beaux qu'on aurait fait pleurer les corbeaux

Le banc se trouve sur une colline, un peu à l”écart de la ville. Quand on s'y assoit, on a une vue sur presque tous les immeubles, ainsi que sur le collège et la mairie.

Il va sans dire que, d'habitude, il est bondé, comme en témoignent les débris laissés là, de canettes et d'emballages de fast-food, et les mots écrits au tipex sur le dossier en bois. Des sigles, des tags, vulgaires pour la plupart, incompréhensibles pour le reste. Sans doute issus de blagues entre amis. Mais ce soir, il fait froid, les gens ne veulent pas sortir, ou sont ailleurs, pour ne pas manquer un match, une série ou un concert.

Pourtant, un jeune homme y est assis, silencieux, terré dans son sweatshirt bien trop grand pour son corps frêle. Il est fatigué - ses cheveux noirs se hérissent et, sous ses yeux d'un brun doux, suivant leur courbe dans un arc parfait, des cernes se laissent voir. Les cernes de longs mois passés à bosser sans arrêt. Il contemple sans le voir le ciel magnifique, au-dessus des immeubles. Sa teinte pervenche gagnant peu à peu le rose pour finir sur un jaune pâle, une fois à l'horizon, le laisse indifférent. Il doit sans doute attendre l'arrivée des étoiles.

- Je peux ?

C'est un homme plus vieux, la trentaine bien tapée, qui désigne la grande part du banc que l'autre laisse inoccupée. Le jeune homme acquiesce d'un mouvement mécanique, et l'autre s'assoit sans attendre.

Lui est encadré par de longues boucles châtain foncé, blanches aux tempes. Il y a un voile sur ses yeux bleus, un manteau noir sur ses épaules, ses mains se croisent sur ses genoux, comme si l'être entier était en deuil de quelque chose. Par moments, il gratte sa barbe, produisant un crissement désagréable, mais ça ne dérange pas le jeunot, à côté. Ils sont tous les deux dans leur bulle, enfermés par le silence, ne se connaissant pas et ne souhaitant pas se parler plus que ça. De toute manière, ils n'ont rien en commun, à part le froid qui les enserre, et la pensée de rentrer à la maison qui leur taraude l'esprit.

Alors on ne peut pas vraiment dire que la présence de l'autre les gêne, tant s'en faut. Le type au manteau noir sort un Teulé de sa poche et se met à le lire, tandis que le gamin somnole presque.

Il est tellement fatigué. Les partiels, les thèses à lire, la soif de savoir qui l'a conduit à se pousser à ses retranchements, tout ça s'est accumulé, pendant l'année. À présent, il a l'impression d'être épuisé en permanence, peu importe son temps de sommeil et ses activités journalières. Déjà un mois de vacances qui s'est écoulé… Il ne l'a pas vu passer.

Un rire lui fait redresser la tête, qui commençait à ballotter. C'est l'autre, avec son bouquin.

- Ah, pardon, dit-il en le voyant se redresser, je voulais pas vous déranger.

- C'est rien.

Là, le silence devient oppressant. Le jeunot terre ses mains dans ses poches, les sentant trembler de nervosité, mais se redresse quand même pour continuer de parler :

- Qu'est-ce que vous lisez ?

- Le Magasin des suicides, répond l”autre.

Le gamin a une voix comme sortie du fond de la gorge, issue d'un écho brisé. Sa délicatesse est palpable dans la moindre de ses intonations, alors que l'autre y a quelque chose de narquois, même pour les phrases badines. Sa voix glisse maladroitement, comme un archet loupe les bonnes cordes du violon et produit une fausse note.

- Le Magasin des suicides ? répète le plus jeune, avec quelque chose d'un rire surpris.

- Une famille qui dirige un magasin rempli de moyens de se donner la mort, brode l'autre. Un jour, ils ont un gosse qui passe son temps à rire et qui adore la vie.

- Oh, ça a l'air particulier.

De nouveau, le silence, à peine brisé par les bruits de tissu du lecteur remettant son foulard en place, entre les deux revers du col de son manteau. Il a rangé le livre, il fait trop sombre maintenant, pourtant il ne part pas. Il a un regard sourcillant, tandis qu'il se plonge dans le vague. Il y met tant de force qu'il pourrait presque faire des ronds d'eau dans le ciel.

- Dites...

- En fait...

Ils ont parlé en même temps, et s'offrent la parole en bredouillant. C'est finalement l'homme au livre qui se lance :

- On ne se serait pas déjà vus quelque part ?

Versolite.

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