Dans une main de papier

Christian Lemoine

Ce rectangle ouvert, borné en longueur et largeur de murs et de murets, de portes. Ce n'est qu'une place de bourg, façades face aux façades, pignons et courtes vitrines ; quelque boutique famélique ; l'entrée étroite d'un bar ; la porte noire d'un maréchal-ferrant, percutée de sabots, et auprès d'elle, dans le mur de pierre, ce lourd et solide anneau métallique où attacher les chevaux. La pluie en cet instant chavire les vitres des fenêtres, déportant la raison dans des sillages sans rivages, sur des océans intranquilles et sans ports. Dans les coulées qui se succèdent s'esquisse la place ancienne. En ce temps-là, le monde en son absolu ne revendiquait pas l'espace, il lui suffisait pour s'épanouir du rectangle de la place du village et des venelles menant au bourg. Mais la pluie, aussi, suspecte des réminiscences, des silhouettes en fumées qui transmigrent dans le village désert, remontant les saisons, ré-inventant des jours où l'univers sans fin connaissait ses limites : il tenait tout entier dans ce quadrilatère minéral, fait de mains d'hommes. Dans l'angle de la place, à l'appui du muret qui clôturait le cimetière calfeutré autour de l'église, le chemin vers la ferme, à l'écart, satisfaisait à la création de l'immensité d'une planète. L'œil suit sur le carreau le trajet erratique d'une goutte, avant qu'elle ne s'épuise et disparaisse au contact de cadre de la fenêtre. Il se souvient d'un âge où cette île de maisons basses contenait l'humanité, où l'appel des ailleurs n'exigeait pas de routes profuses. Le bout du monde, la fin des terres, s'ils existaient, n'étaient pas au-delà du calvaire de pierre, à la croisées de routes au destin inconnu.

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