Danse d'amour

luinel

une rencontre étrange entre une patiente et son médecin

Le docteur Luinet ne s'était pas attendu à cela.

 

Il en voyait pourtant, des patients différents, des gens au comportement étrange, des visiteurs surprenants. Quatre jours et demi par semaine, il restait à son cabinet pour les consultations. Les rendez-vous s'enchaînaient, les malades succédaient aux malades. Autant d'individualités, autant de cas, autant de caractères.

 

Mais alors là ! Le docteur Luinet en était resté baba.

 

C'était une femme. Une jeune femme. Il ne la connaissait pas, c'était la première fois qu'elle venait le consulter. Elle s'était levée quand, à la porte de la salle d'attente, il avait demandé « A qui est-ce, maintenant ? » et elle s'était avancée vers lui. Elégante, fine. Elle ne souriait pas – sourit-on jamais quand on rend visite à un médecin ? – mais affichait un visage ouvert. En passant devant lui, elle avait laissé dans son sillage un effluve fleuri, fort agréable. Mais c'est à ce moment-là toutefois, qu'il avait remarqué une certaine lourdeur dans la démarche. D'ordinaire, elle devait avoir une façon gracieuse d'avancer, mais cette fois un frein l'empêchait d'avoir cette probable facilité. Cette légèreté supposée. Luinet dénota tout de suite un problème de vertèbre. Il s'amusait souvent à détecter dès le premier contact et avant même que ne soit échangée la moindre parole, le motif médical qui amenait le patient chez lui. Il ne gagnait pas toutes les fois, loin de là. Quand il s'agissait d'un problème mécanique c'était évidemment plus facile que lors de maux plus organiques.

 

Il alla s'installer derrière son bureau, fit signe à sa patiente de s'asseoir (Oh, le mouvement trahissait chez elle, une pointe de douleur). Et l'interrogea (« Qu'est-ce qui vous amène ? ») en pressentant la réponse. Il ne se serait jamais attendu à ce qui allait se passer.

 

-          J'ai mal aux lombaires, docteur.

 

Elle n'était pas coincée, non, la preuve elle était venue au cabinet, mais suite à un effort lors d'un déménagement, elle sentait des tensions au niveau du rachis.

-          Non, ce n'est pas la première fois. A chaque déménagement, ça m'arrive.

Elle commenta, en prenant un ton primesautier et en voulant sourire :

-          Je devrais peut-être cesser de déménager sans arrêt…

Et elle ajouta – étrangement :

-          Cesser de vouloir changer de peau. 

 

Dans ce genre de situation, il n'y a qu'une chose à faire pour le médecin : examiner la colonne vertébrale. Le patient doit se déshabiller, le médecin observe, effleure, palpe avant d'énoncer le diagnostic.

 

Il y avait un paravent dans le coin gauche du cabinet. Luinet l'indiqua à la patiente. Celle-ci alla, d'un pas prudent, s'y réfugier.

 

Et c'est là que tout commença.

 

Le temps qu'elle se dévêtisse, Luinet avait le loisir d'ouvrir dans son ordinateur, un nouveau dossier où il noterait après coup, les observations et prescriptions émises. Il avait le coup de main. Ca prenait… disons, trente secondes.

 

Il releva la tête. La patiente était toujours derrière le paravent. Normal, dans son état, elle avait besoin d'un certain temps pour ôter ses vêtements. D'ordinaire, il y a un moment où une voix s'élève dans le coin de déshabillage et la question habituelle retentit : « Je vais jusqu'où, docteur ? » Ou « J'enlève aussi la chemise ? Le pantalon ? Le corsage ? Le soutien gorge ? ». Cette fois, rien.

 

Luinet comprit que sa patiente devait vraiment être habituée à la lombalgie dont elle souffrait. Elle savait jusqu'où il convenait de se dévêtir. Tout enlever – sauf la culotte, pudeur demeure. Il suffit face au regard du médecin, de la baisser légèrement.

 

Oui, l'affaire prenait du temps. Luinet restait immobile. Peu à peu il se mit à l'affût, écoutant le froissement des étoffes, le chuintement des gestes, le heurt des chaussures qu'on dépose, tel claquement, tel crissement. Derrière le paravent, il y avait bien sûr tout ce qui convenait pour déposer ou suspendre ses vêtements : patères, cintre, valet, siège… Certains patients toutefois ne se privaient pas de lancer sur le haut du paravent tenu pour un support, qui un foulard, qui une chemise, voire une paire de bretelles ou un léger caraco.

 

Luinet n'en crut pas ses yeux !  Après un long moment, il vit une main suspendre sur l'angle de la cloison repliable… une perruque. La patiente portait perruque. Et croyait devoir la déposer. Pour un problème de vertèbres… Etrange.

 

Il toussota et lança :

-          Ca va, Madame ?

-          Oui, oui, répondit-elle, je me prépare. J'arrive.

Aussitôt, Luinet vit apparaitre sur le parquet, dépassant de l'arrière du paravent une paire de bas qu'on y avait laissé tomber et qui s'étalait négligemment. Mais c'était surprenant : ils n'étaient ni bruns, ni gris, ils avaient une couleur chair très affirmée, une opacité et une épaisseur inédites. Ca ne collait pas avec le genre de femme que Luinet avait eue devant les yeux, avec son style, avec l'image qu'il en avait perçue. Ce type de bas semblait plutôt réserver à des femmes de la campagne ou d'un certain âge, pas à une jolie fille élégante, une citadine, comme l'était manifestement sa patiente. Non, se dit Luinet en gardant le regard fixé sur cette étrange paire de bas, à la matière insolite.

 

Il y eut encore une attente. Des sons étranges venus du fond du coin. Des bruits inhabituels que Luinet n'identifiait pas. Ca ne se passait pas de cette manière, d'ordinaire.

 

Et tout à coup, enfin, il y eut un mouvement et surgit de l'arrière du paravent… un squelette. Aussi squelette que l'est le faux squelette suspendu à une potence dans les salles de classe pour les cours d'anatomie. Aussi exempt de chairs que peut l'être un squelette. Ni  peau bien sûr, ni muscles, ni réseau veineux, ni système nerveux, ni organe de quelque fonction que ce soit. Un squelette aussi nu que la représentation qu'on s'en fait depuis l'origine de l'homme. Un squelette aussi osseux que ce que rencontrent les vers, quand ils ont terminé leur œuvre souterraine. Peut-être y avait-il encore un cerveau dans la boîte crânienne, on ne pouvait le voir. Sinon, rien que de l'os.

 

Le squelette s'avança et d'une voix claire et féminine déclara :

-          Je crois que vous allez bien pouvoir détecter quelle est la vertèbre la plus atteinte, docteur.

 

Luinet en avait vu des squelettes dans sa vie de médecin. Des vrais, des faux, des en images, des en os et en os - sans chair bien sûr. Il n'était pas homme à s'émouvoir facilement, il connaissait trop bien le corps humain. C'était sa matière première. Passé l'étonnement, il resta digne. Mais sa pensée dériva vers un horizon insoupçonné. Quand il y réfléchira, après coup, il se dira : « c'était une réaction physiologique. D'un érotisme mécanique, rien d'autre ». En sera-t-il si sûr ?

 

Car sur l'instant, ce squelette nu qui s'avançait vers lui pour une auscultation lombaire fut parasité par une autre image. Une autre pensée : ce qui restait derrière le paravent.

 

Là-bas, derrière, au milieu des vêtements ôtés, de la lingerie abandonnée, d'un scalp suspendu, de tous les tissus organiques délaissés, des humeurs et liquides corporels libérés, devait s'étaler - peut-être dépliée précautionneusement sur le dos d'un siège, peut-être pendue sagement à une patère - une dépouille. La peau douce et nacrée d'une femme. Ce tissu merveilleux qu'a créé la nature et qu'on a tant de plaisir à caresser. Ce trésor pour lequel même on ferait parfois des folies. La patiente était une jolie fille. Quelle peau devait-elle avoir et comme, dans le secret de son intimité, elle devait la soigner, la pommader, la parfumer, l'entretenir avec attention - tel un bijou précieux.

 

Pendant un bref instant, le docteur Luinet n'eut que cette pensée : se précipiter derrière le paravent et aller s'enfouir dans la peau qui l'attendait, y blottir son visage, y trainer ses lèvres et se dévêtir à son tour pour la recouvrir de tous les pores de sa propre nudité.

 

-          Docteur ?!

 

Il revint à lui. Il ausculta. Il identifia les deux vertèbres, L4 et L5, à l'origine de la douleur. Il établit une ordonnance : un anti-inflammatoire dosé à 50 mg. La patiente retourna derrière le paravent et réintégra la totalité de ses éléments corporels, paya la consultation et s'en alla sur un « au-revoir » déjà soulagé.

 

Une fois la jeune femme disparue, le docteur Luinet se précipita derrière le paravent : c'était vide.

 

Il s'assit sur le siège et rêvassa un bon moment.

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