DARINA EN SON DOMDOUK

Beatrice Bourrier

DARINA EN SON DOMDOUK

Une touche de rouge sur mes lèvres, je pince mes joues face au miroir pour les rosir et me donner un peu de fraîcheur, j’attrape mes clés et traverse le salon. Je jette un coup d’œil au mug de thé au jasmin encore fumant que je n’aurai pas le temps de déguster. Ma chienne Philo qui jappe et me regarde avec ses yeux noirs pleins d’amour qui implorent

-  Prends-moi avec toi.

-  Non, ma Philo, reste là et garde la maison je reviens avec Aly.

 Je suis en retard, je presse le pas. Je ferme la porte et m’engouffre dans la Mercedes. Classe A. Ma petite-fille va sortir du collège et je ne veux pas la faire attendre. Nous allons lui choisir son cadeau d’anniversaire. 15 ans. Je n’ai que ce petit enfant-là et j’ai de la chance, car nous nous adorons. J’en reste toujours surprise, je ne m’imaginais pas en mamie gâteau, mais Aly a réussi le tour de force de me transformer. Aly est cavalière et je vais lui acheter son premier cheval. Nous avons rendez-vous dans un élevage, les Pfaff, qu’Aly connaît et que j’ai choisi pour le remarquable travail de sélection qu’ils font, ne conservant les chevaux que sur leurs qualités comportementales. Une jument trop sur l’œil, agressive ou caractérielle ne se reproduira pas chez les Pfaff.

Me voilà devant le collège, et je trouve une place entre les bus scolaires. Je descends ma vitre et regarde ma montre. J’ai finalement trois minutes d’avance, je vais me griller une petite cigarette en l’attendant. Je suis une mamie politiquement incorrecte, je fume, il m’arrive de boire plus que deux coupes de champagne et je me gave de chocolats sans penser au cholestérol. Avec en prime une passion infinie pour mon Aly. Elle est la fille de mon fils et dire qu’elle ne me ressemble pas est une tautologie . Moi je suis Marocaine, d’origine et de traits avec cheveux de jais, yeux de braise et quelques kilos en trop. Merci les cornes de gazelles et autres loukoums. Je suis arrivée en France grâce à un mariage d’amour avec un prof de français qui m’a fait un superbe garçon prénommé Yanis. Pour sa vingtième années, Yanis est parti en Suède pour faire un stage de commerce chez  la fameuse enseigne jaune et bleue qui fait les meubles les plus knjut, pendant 6 mois. Il en a ramené un diplôme et Ike, ma belle-fille du nord qui m’a offert ce cadeau que je n’imaginais pas Alyette, mon Aly. De sa mère elle a hérité de longues baguettes blondes, un teint de porcelaine, des yeux de source. Bref une merveille qui me regarde en baissant son visage vers moi d’environ 20 cm et à son âge, ce n’est pas fini !Ma dernière bouffée de Camel expulsée je contemple, amusée, la sortie des 3éme.Slim et ballerines, Calvin et Baggies, clopes, cheveux aux épaules, éclats de rire et grandes idées, qui a dit que la vie est un éternel recommencement ?!  

- Salut Mamie, t’es là depuis longtemps demande Aly en envoyant valser son sac trop lourd sur la banquette arrière.

- Humm, tu sens bon ma chérie, non j’arrive à l’instant, alors, prête ?

- Tu parles, je suis excitée comme une puce, je ne pense qu’à ça depuis 3 mois.

Arrivées chez les Pfaff, Aly connaît tout, les lieux, les proprios, les chevaux et elle m’entraine directement vers le box de celui qu’elle a choisi. Je m’avance. Oh le choc ! Ce petit pur-sang sur lequel Aly a jeté son dévolu vient de tourner sa tête vers moi et de ses yeux noirs ourlés de longs cils soyeux, soulignée à la manière de khôl, je l’ai reconnue c’est Darina ! Comme une évidence. Je me suis approché de la jument, j’ai posé ma joue contre sou cou, glissé ma main entre ses crins noirs, duveteux, j’ai senti sa chaleur, respiré son odeur, des larmes me débordent,

 - Mamie ! qu’est-ce qui se passe ?

 - C’est Darina !Hein ?!

- Mais non, elle s’appelle Nour ! Tu entends mamie, c’est Nour. Elle a 2 ans c’est Nour !

 Alors, je la regarde droit dans les yeux

- Pourquoi as-tu choisi celle-ci Aly ?

- Mais ça saute aux yeux, regarde comme elle est élégante, fine une vraie beauté, tu sais bien que les pur-sang arabes sont les plus beaux chevaux du monde,  et quand je suis sur son dos, elle et moi nous volons. C’est elle que je veux Mamie, c’est Nour.

- Aly, il faut que je raconte…

 Elle m’entraîne vers la petite salle qui sert de cafét’ et avec 2 euros nous offre 2 cafés. On s’installe sur les bancs de bois blond et j’emporte Aly dans mon histoire. Nous sommes au Maroc, j’ai une douzaine d’années et mon père me demande de m’occuper d’un poulain dont la mère vient de mourir  à cause d’une infection contractée peu après avoir pouliné. À la manière des Bédouins, ce sont les femmes et les enfants qui élèvent les chevaux. Ce petit poulain était une femelle de la vieille race de barbe croisée avec l’arabe et dès que je l’ai vu, si menue, si fragile mon cœur lui a appartenu. Elle s’appelle Darina m’a dit papa, mais elle a peu de chance de vivre. Pendant 3 jours elle a refusé le biberon en peau de  chèvre que je lui proposais. Mon père a conseillé arrête, mais je me suis obstinée. Je suis restée là, assise tranquillement à côté de ce bébé qui ne voulait pas exister et je la caressais tendrement et je lui chantonnais des comptines. Ma chaleur, mes caresses ont eu raison de son désespoir et lui ont donné envie de vivre . J’appliquais délicatement mes menottes sur son chanfrein et je la suppliais, vis mon petit cheval, je t’en prie, la vie vaut le coup,  tente ta chance, je serai là prés de toi, à nous deux rien ne sera impossible, accroche-toi tendre poulain. Elle a alors accepté la tétine et j’ai vu le lait de chamelle aspiré doucement par ma faible Darina. Repue elle s’est levée et a posé son petit museau noir au creux de mes mains. À ce moment-là, un pacte a été scellé entre elle et moi. A jamais.

Mon père était assez mécontent de la mort de la mère de Darina, cela supposait que pendant au moins 2 ans il ne pourrait avoir un cheval. Et mon père en cavalier émérite participait aux Fantasias pour la fin du ramadan ou pour les prestigieux mariages. Moi je jubilais, car je savais que pendant tout ce temps-là Darina ne serait qu’à moi. Ce petit poulain chétif est devenu assez rapidement une jument solide et joyeuse. Elle s’est couverte d’une robe entièrement noire, luisante, pas très grande et le dos court puisqu’elle n’a que 17 vertèbres lombaires alors que toutes les autres races en ont 18. Elle arbore ce port de tête majestueux et élégant sans ostentation, caractéristique des Arabes, ses yeux terriblement expressifs, en amande, ses gros naseaux qui semblent boire le vent lorsque je la conduis au pré. Dans l’herbe fraîche d’avril, je lâche au champ Darina  qui saute et lève les pieds de bonheur. On est tous égaux face à la joie que nous offre la liberté. Elle court et fais encore des bonds tout en pétant de contentement. Pour ses  2 ans, je lui ai mis une pièce de tissu sur le dos, c’était la couverture de prière que mon père n’utilisait plus. Je lui ai caressé le cou enfonçant mes ongles dans son poil, délicatement, juste comme elle aime. Ses oreilles courtes, tendues vers l’avant et tranquilles, Darina m’écoutait concentrée. Mais quand je suis montée sur son échine, passée la première minute d’étonnement, les résolutions de bonne fifille étaient vite envolées et moi par terre. Pas grave. La 2éme fois, je lui ai parlé aussi, mais j’ai surtout fortement attrapé ses crins et elle a mis plus de temps à me faire voler. De ruades en apaisement, de pieds qui s’élancent en l’air en quignon de pain pour récompenser je l’ai débourrée et un bonheur total fut dès lors au rendez-vous à chacune de nos échappées dans les montagnes qui bordent notre village d’Oujda ou dans les déserts qui sont en direction de l’Algérie toute proche. Cuisses bien serrées contre sa chaleur, les mains enfouies dans ses crins et sentir ma jument dans chacun de ses muscles me faisait découvrir une union que je n’avais jamais connue ou imaginée. Chevaucher libres Darina et moi, unies par une complicité indescriptible, et prendre conscience de la splendeur de la nature et de l’espace, du soleil qui se lève sur les dunes flavescentes, du vent qui ondule tendrement dans les oliviers argentés, ces moments partagés m’ont construites à tout jamais et m’ont dotés à vie d’une foi en la beauté du monde inébranlable.

Mais mon père a dit Darina est prête pour la prochaine fantasia. J’avais la gorge nouée de laisser partir mon petit cheval tout en étant terriblement fière de ma tanagra noire. Le jour de la fête, elle portait une selle rouge damasquinée et rebrodée d’or, un collier rutilant avec des pièces dorées remplaçait avantageusement le pauvre filet dont je la ceins habituellement. À mon étonnement,  ils sont revenus plus tôt. Darina s’était blessée, rien de grave.  Je pus à nouveau l’avoir que pour moi. Puis mon père prit l’habitude de sortir Darina certaines nuits. Lorsque je me levais le lendemain de ces escapades nocturnes, je retrouvais dans le fond de la souillarde, cachés, des sacs de jutes pleins d’oranges sucrées et juteuses. Nous étions assez pauvres et les fruits de l’Algérie, juste de l’autre côtè de la frontière, à deux kilomètres environ, étaient convoitées. Un matin je descends et je vois mon père avec un copain à lui, qui m’était familier en train de boire un café brûlant. Papa répétait qu’il ne comprenait pas. Il arborait pourtant un petit sourire malin ou épaté sur le visage.

- Je me suis bel et bien foulé la cheville continuait-il, c’est à l’approche du poste de douane que Darina est devenue hystérique.

Cà, je me disais que c’est impossible, je la connais.

 Il poursuivait

-  Elle s’est levée d’un coup, a claqué sèchement sur ses antérieurs et m’a balancé. Puis elle s’est enfuie au grand galop. C’est quand je me suis présenté devant le poste de douane et que j’ai vu que ce n’était pas les douaniers habituels, ceux que je connais qui me laissent passer, mais des fonctionnaires durs et étrangers qui étaient au contrôle que je me suis dit que je l’avais échappé belle. Ahmed et moi  avons franchi la frontière les mains dans les poches et Darina a pris, seule et chargée, un chemin de montagne sûr et tranquille pour rentrer à la maison. Avec les sacs et sans embarras répétait mon père !

J’ai compris alors qu’il faisait de la contrebande et que son copain devait l’aider de l’autre côtè. Et que Darina venait de lui sauver la vie. Je suis allée la caresser et la serrer contre moi. Mais les évènements étaient très violents à cette période et le 20 septembre 1963, moi,  je m’amusais dans la cour, devant chez nous, le collègue de mon père que je n’avais pas vu depuis quelques mois est revenu. Il ne se cachait plus, au contraire. Ils se sont embrassés, ils ont palabré puis j’ai entendu papa dire prends mon ami, prends en souvenir de notre grande amitié et pour que tu n’oublies pas que je suis ton obligé. L’ami a dit « Darina » et moi je hurlais au fond de moi, non je t’en prie, non pas elle, ne lui donne pas Darina, je l’aime trop !

Je pleurais tant que mon père s’est approché de moi et m’a dit

- Ne pleure plus, ta jument connaît une chance que tu n’imagines pas.

Je ne comprenais pas ce qu’il avait voulu dire, mais j’ai attendu quelques jours puis je suis retourné voir mon père. Il m’a dit

-  Viens avec moi, je t’amène, Darina est tout prés.

Nous sommes partis à pied, nous habitions prés d’Oujda et mon père m’a fait franchir la frontière avec l’Algérie soit 2 kilomètres environ et nous avons atteints  Maghnia. Là, nous avons traversé le village et nous sommes arrivés au Domdouk Ben Bella. Le domdouk, c’est un relais où chevaux et voyageurs prennent leur repos. Le patron, âgé, au visage sec et ridé comme une vieille figue s’est présenté. Mon père m’a dit que son ami Ahmed était le fils de ce monsieur. Lorsque papa lui a expliqué que je pleurais sans cesse depuis le départ de Darina la figure de l’homme s’est éclairé d’un large sourire plein de bonté et il a dit viens. Il m’a ouvert la porte d’un grand bâtiment et là dans un box extraordinaire couvert de tapis persans et avec une fontaine d’eau de source fraîche, des provisions d’avoine et toutes sortes de douceurs je vis Darina en son Domdouk. Comme dans un rêve, je m’approchais d’elle, elle me reconnut immédiatement. Un bonheur intense nous étreignit toutes les deux. Elle sentait bon, elle était superbe, ronde et le crin noir luisant. Elle exprimait dans ses yeux une sorte de bien-être et je comprenais à quel point elle était choyée ici. Mon père que je n’avais pas entendu arriver tant mon émotion était forte me dit

-Tu vois, elle est en son Domdouk comme une reine et tu pourras venir aussi souvent que tu le voudras. C’est un grand honneur pour Darina

- Un honneur papa, pourquoi ?

- Car mon ami, qui a choisi Darina, s’appelle Ahmed Ben Bella et que Darina est devenue la première jument du premier Président de la République algérienne. Comme témoignage de notre amitié et de tout ce que nous avons vécu avec cette jument, il a souhaité l’honorer et il l’a confié à ses parents, étant donné qu’en aucun endroit au monde elle ne sera plus merveilleusement entretenue. Et puis il savait que son bonheur ne serait complet que si tu pouvais la monter et nous sommes si prés que tu pourras venir la visiter chaque semaine si tu le désires.

- Alors papa si je comprends bien depuis le 15 septembre, Darina est en quelque sorte un monument historique !

- C’est ça ma fille, elle fait désormais partie de l’Histoire !

En souriant et le cœur débordant de joie j’ai serré Darina contre moi, personne en ce moment n’était plus heureux que moi sauf peut-être Darina qui secouait joyeusement ses crins reniflait bruyamment et  je savais qu’elle me disait

- Je peux rester là maintenant puisque toi, mon amie, ma sœur, tu pourras me rencontrer autant que tu le voudras, alors va tranquille, grandis et ne m’oublie pas, car moi, je t’ai comprise.

Je ne l’ai jamais oublié, c’est elle qui m’a appris qu’amour et beauté sont les fleurs du  bonheur.

Signaler ce texte