De fil en aiguille
rechetard
Nous retrouvons Suzanne, Marie-Louise et Jean-Baptiste (cf. "La Concorde") à l'heure du souper.
SUZANNE
J’aimerais être sûre que nous pourrons repartir demain. Nous allons mourir d’ennui dans cette auberge.
JEAN-BAPTISTE
Le ferronnier m’a assuré que l’essieu serait réparé d’ici une heure. Il semble connaître son affaire, ne craignez rien.
MARIE-LOUISE
« Ne craignez rien, ne craignez rien », c’est justement ce que vous disiez tout à l’heure en prenant les rênes des mains de François. Je n’aurais pas dû écouter vos belles paroles. Vous connaissez les chevaux, mais vous n’avez pas son expérience. Allons, je suis la seule punie. C’est égal, j’ai eu bien peur quand la voiture a versé.
JEAN-BAPTISTE
J’ai fait trembler un cœur aimable et blessé une tendre épaule, je suis un misérable. Comment me faire pardonner ? Considérez-moi comme votre esclave, ordonnez, j’obéirai.
SUZANNE
Jeune homme, de telles paroles, à Marie-Louise, quelle imprudence ! Ne vous blâmez pas. Qui aurait pu prévoir cette vilaine ornière au sortir du tournant ?
JEAN-BAPTISTE
Vous m’aviez confié la charge de vos vies et j’avais la tête ailleurs. C’est une grande faute.
SUZANNE
Et il continue de se battre la coulpe ! Mais personne n’est vraiment blessé voyons, et la voiture sera vite réparée. Marie-Louise a eu un peu peur, voilà tout.
MARIE-LOUISE
Allez, Jean-Baptiste, cessez de vous torturer. Qui n’a jamais trébuché, hors Suzanne, qui ignore les faux-pas et peut toujours garder une humeur égale ? Pour ma part, je vous pardonne complètement, mon ami. Mon épaule est presque guérie maintenant et je suis sûre qu’en la traitant avec douceur, la nuit la remettra entièrement. J’entends votre promesse, mais je vous en prie, retrouvez d’abord votre sourire !
JEAN-BAPTISTE
Soit, madame.
SUZANNE
Serais-je vraiment si froide ?
MARIE-LOUISE
Suzanne, vous savez bien que non. Pardon pour ma petite pique. Vous êtes une amie adorable. J’apprécie depuis toujours la délicatesse de vos sentiments et vos prévenances. Mais c’est vrai qu’il s’y mêle parfois un brin de mystère. Quelle eau dort vraiment derrière vos beaux yeux ardoise ? Tenez, là, maintenant, vous prenez de nouveau votre air mélancolique. Jean-Baptiste, n’ai-je pas raison ?
SUZANNE
A vrai dire, l’incident de tout à l’heure m’a rappelé une autre promenade.
MARIE-LOUISE
Ah ?
SUZANNE
Vous ai-je jamais parlé de mon chevau-léger ?
MARIE-LOUISE
Assurément non. Vous m’intriguez ! S’agirait-il d’amours d’avant que nous nous connaissions ?
SUZANNE
En quelque sorte. Mais je vais vous conter toute l’histoire. J’avais dix ou onze ans et ma sœur aînée s’était amourachée d’un beau cavalier, un splendide chevau-léger. Pauvre garçon il devait être tué ensuite à la bataille de Dettingen. J’adorais ses récits de campagnes, ses plaisanteries bruyantes et la forte odeur de sa pipe. J’étais probablement infernale, lui tirant les moustaches à loisir, jouant avec son sabre ou réclamant sans cesse une autre histoire. Mais lui montrait une patience d’ange évidemment.
MARIE-LOUISE
Evidemment.
SUZANNE
Nous avions un mois de juin éclatant, tout comme celui de cette année, et, si j’avais bien récité mes leçons, ma mère acceptait souvent que je les accompagne à la promenade. Notre servante Jacquine préparait alors un goûter et nous faisions un tour en voiture ou bien en barque ou parfois nous posions simplement nos vertugades dans le parc. Une fois, étant partis pour la journée, ma sœur avait voulu marcher un peu le long de la rivière et j’étais restée seule avec Jacquine. Nous devions agacer les sauterelles en les attendant, ou peut-être jouions-nous aux cartes, qu’importe. Tout à coup, une pensée me traverse l’esprit: les pistolets. Le cavalier les avait emmenés ce jour-là, pour rassurer ma sœur qui craignait toujours de rencontrer Cartouche ou Mandrin quand on courait les chemins.
MARIE-LOUISE
Un grand brigand. Mais fort bel homme, dit-on.
SUZANNE
Le cœur battant, je me précipite à la voiture, j’ouvre le coffre. Les deux pistolets sont là, bien lourds, magnifiques. Malgré les défenses de Jacquine, je saisis une crosse damasquinée et je commence à viser un vieux saule. Tous les bruits de la nature disparaissent : au bout de l’acier bleui, un martin-pêcheur prend son envol. Ma sœur et son cavalier cessent de courir vers nous, leurs cris se figent. On ne voit plus que les plumes bleues et vertes qui traversent le soleil, longent la rive et planent majestueusement. Soudain, un coup de tonnerre, et, à mon front, un choc terrible. Il y a de la fumée et du sang rouge partout. C’est le coup qui est parti, il a emporté la joue de Jacquine.
MARIE-LOUISE
Mon Dieu ! Quelle horreur !
SUZANNE
Le monde s’écroulait, je me voyais brûler en enfer pour mon crime. Le soldat pleurait aussi, je me le rappelle, pendant qu’il portait la blessée au médecin. C’était étonnant pour un militaire, mais je crois qu’il aimait bien Jacquine. Il tordait son chapeau, tout était de sa faute, il avait voulu nous montrer les pistolets, il n’avait pas vérifié si l’arme était déchargée. Ma mère n’a jamais cru cette fable, bien sûr, et j’ai été privée de sortie pendant toute une année.
MARIE-LOUISE
J’ignorais complètement cette histoire. Il n’a pas été trop ennuyé quand même, votre beau cavalier ?
SUZANNE
Non. Il a pu s’en sortir sans dommage. Les parents de la petite voulaient un procès, mais on a fait jouer le droit du for, et l’affaire est tombée finalement.
JEAN-BAPTISTE
Et la jeune servante ?
SUZANNE
Au bout d’une semaine, elle était hors de danger. On avait envoyé le médecin chez elle tous les jours et mes parents payaient pour tout, il va de soi. Mais l’histoire n’est pas tout à fait finie. Figurez vous qu’un beau soir, quelques années après, on la voit se présenter toute penaude à notre porte en grande robe blanche. Elle avait laissé son promis à l’entrée, il devait être encore plus intimidé qu’elle.
MARIE-LOUISE
Comment ? Croyaient-ils devoir s’acquitter d’un droit de jambage ?
SUZANNE
Marie-Louise, il n’y a vraiment que vous pour croire à ces enfantillages! Non, non, elle voulait simplement nous témoigner sa reconnaissance de l’avoir si joliment dotée. J’avais un peu insisté auprès de ma mère, si vous voulez tout savoir. Nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre, c’était une scène charmante. Elle était très belle en mariée et, c’est bête à dire, mais son bandeau sur l’œil ajoutait encore à ses charmes.
JEAN-BAPTISTE
Vous avez dû beaucoup souffrir.
SUZANNE
Oui. Mais je crois Jacquine très heureuse maintenant. J’ai toujours de ses nouvelles quand je règle les taxes à son gros fermier de mari. Celui-là, son mariage l’a rendu plus arrangeant : on ne paie plus la cloison sur nos marchandises qu’une fois sur deux. Comme quoi, d’un mal … et votre petit faux-pas, en comparaison …
JEAN-BAPTISTE
Cette histoire, madame, le rôle délicat que vous y jouâtes et votre extrême franchise m’émeuvent plus que je ne saurais le dire.
SUZANNE
J’étais bien jeune.
MARIE-LOUISE
Suzanne, vous allez bientôt faire pleurer notre jeune ami. Cessez, je vous en prie, je me sens faiblir aussi.
SUZANNE
Je m’arrête, je m’arrête. Au reste, je ne sais pourquoi je vous ai raconté tout cela.
MARIE-LOUISE
Il est parfois doux de se confier.
JEAN-BAPTISTE
Entrouvrir son âme.
SUZANNE
C’est très vrai. Merci mes amis, je me sens meilleure.
MARIE-LOUISE
Pauvre garçon. Je regrette de ne pas l’avoir connu.
SUZANNE
C’est vous qui êtes mélancolique à présent. Allons, parlons d’autre chose. Du souper peut-être ? Il y aura peu à dire. Tiens, c’est bien joli, Jean-Baptiste ce tissu rouge qu’on devine dans votre chemise. Est-ce un souvenir de votre mère ?
JEAN-BAPTISTE
Non.
SUZANNE
Non ?
JEAN-BAPTISTE
A mon tour, je ne veux rien vous cacher. Ce ruban ne vient pas de ma mère, mais d’une autre personne qui m’est devenue très précieuse.
SUZANNE
Oh ! Un engagement amoureux ?
JEAN-BAPTISTE
Oui.
SUZANNE
C’est charmant ! Voulez-vous nous montrer la chose ?
JEAN-BAPTISTE
Je ne puis madame, le tissu est brodé au chiffre de celle qui tient mon cœur.
SUZANNE
Il ne s’agit donc pas d’une bachelette ? Montrez-nous donc, Jean-Baptiste !
JEAN-BAPTISTE
Non, décidément je ne puis. Il s’agit de l’honneur d’une femme. Je me dois de le protéger, même s’il m’en coûte d’être un peu secret avec vous.
SUZANNE
Ah ! Mais c’est qu’on mourrait pour ce petit drapeau !
JEAN-BAPTISTE
Pour moi, il surpasse tous les autres. Et qui l’attaque verra si ma jeunesse …
SUZANNE
Ah, ah, tout beau, je ne suis pas votre ennemie ! Mais dites-moi encore, ce ruban, vous ne le portiez pas tantôt dans la voiture, ce me semble ? N’est-ce pas Marie-Louise ?
MARIE-LOUISE
Heu …
SUZANNE
Ce sera donc après notre arrivée ici que vous reçûtes le noble étendard ? En allant quérir le médecin ? Ou bien lors de votre visite au maréchal-ferrant ? Quel assaut fulgurant, mon cher ! Allons ne nous cachez rien, qui est la belle au ruban ? Est-ce la fille du docteur, reine des philtres d’amour, ou la belle ferronnière qui vous a percé le sein de sa flèche ? Marie-Louise, vous ne m’aidez guère !
MARIE-LOUISE
Voyons, Suzanne, laissez donc notre ami en paix. Vous êtes furieuse ce soir. Cette moiteur est terrible aussi, nous allons certainement avoir un orage.
JEAN-BAPTISTE
Enfin.
MARIE-LOUISE
Parlons plutôt de vos projets, Jean-Baptiste. Je veux absolument vous dissuader de l’Amérique. Quelle idée d’aller si loin, et de courir les périls pour des rêves d’or et de rubans.
SUZANNE
Que voulez vous dire?
MARIE-LOUISE
Pardon ?
SUZANNE
Vous avez dit couvert d’or et de rubans, c’est assez étrange.
MARIE-LOUISE
Mais non. De rubis. Couvert d’or, d’émeraudes, de rubis. Enfin, vous savez bien … toutes ces sortes de pierres qu’on trouve aux Indes. Quelle chaleur dans cette pièce !
SUZANNE
Mais qu’avez-vous, Marie-Louise ? Vous êtes presque aussi rouge que vos rubis, tout à coup.
MARIE-LOUISE
Je suffoque. Ne peut-on pas ouvrir une fenêtre ?
SUZANNE
C’est l’aiguillon d’une guêpe qui l’aura piquée.
MARIE-LOUISE
Mes forces m’abandonnent.
SUZANNE
Elle se trouve mal. Aidez-moi Jean-Baptiste, je vous en prie. Mon Dieu, il est encore plus rouge qu’elle ! Cette fois je comprends, c’est une épidémie. Un pourpre, une rubeola. Ou devrais-je dire une rubanéole ?
La suite !!! La suite !!! Quelle écriture divine mon cher Rechetard !
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron