De la farine et beaucoup de fleur d'oranger

victoria-valmon

Roissy. Mois d’août. Le terminal 2F était bondé. Grand retour des vacances, ambiance de rentrée peuplée et irrespirable.

Ange avait peiné à trouver l’arrivée du vol en provenance de Rio. Prendre l’avion pour retourner en Corse était une formalité, mais Roissy et ses vols internationaux l’intimidaient. Et à vrai dire, il était un peu paumé. Il aurait pu aller quémander de l’aide à Juan qui attendait dans la voiture, au dépose minute. Mais, venir chercher quelqu’un à l’aéroport était à la portée d’un enfant de 5 ans pas très dégourdi, alors à 40, il avait préféré écouter son orgueil et son amour propre et se débrouiller seul. Ce qui finalement c’était avéré payant car il fut en poste devant la bonne porte, bien avant la sortie des passagers.

Il se tenait à l’écart des trop nombreuses personnes venues, elles aussi, accueillir quelqu’un. Il trouvait cela ridicule d’aller se coller aux balustrades comme si Mickael Jackson allait surgir. Il préférait se dispenser des bains de foule dès que cela était possible. Pas par snobisme, par méfiance pour le genre humain.

A distance, il attendait en restant éloigné du troupeau, caché derrière des Ray Ban Aviator qu’il n’hésitait pas à garder à l’intérieur. Elles lui allaient très bien, il aurait eu tort de s’en priver. Elle lui donnait un air sexy et viril sans faire de lui un frimeur. Ses cheveux bruns coupés ras, son allure filiforme et la simplicité de son habillement l’excluaient d’emblée de la catégorie des ringards tape-à-l’œil. Même sa chemise claire, ouverte jusqu’au 3éme bouton, ne faisait pas de lui un blaireau, il était trop élégant pour cela, son torse était suffisamment étroit, sa pilosité assez modérée pour ne pas représenter la caricature du « mec du sud ». Derrière son air doux, il avait quelque chose de mystérieux qui le rendait attirant. De plus, il était indéniablement beau garçon, avec son joli sourire aux dents bien rangées, ses yeux sombres bordés de longs cils, et son nez droit. Ses traits étaient harmonieux, mais il avait surtout un sacré charme.

Il mâchouillait tranquillement son chewing-gum, à son poste, planté juste dans l’axe la sortie, en avance, comme d’habitude. Il ne lui restait plus qu’à attendre.

Ange sortit une allumette se la colla à la commissure des lèvres, et la mâchouilla à l’unisson de son chewing-gum. A chaque mastication, ses mâchoires jaillissaient sous sa barbe naissance. Une vraie tête de terroriste, qu’il n’était pourtant absolument pas. Il aurait pu paraître nerveux, affûté comme une arbalète prête à lancer sa flèche mais c’était une impression, Ange n’avait aucun instinct belliqueux. C’était plus probablement l’anxiété qui en était la cause.  Peur de louper Carla, de ne pas être à la bonne sortie, d’avoir merdé quelque part. Des tonnes de petites angoisses infondées mais qui étaient capables de gâcher chaque instant de vie, même les plus insignifiants.

Pour passer le temps, il regarda la foule autour de lui. Il observa de jeunes amoureux qui se bécotaient sans grande retenue. Ils avaient 20 ans à peine, des vrais gamins, mais qui savaient parfaitement s’y prendre en couple. Se rouler des pelles, s’ébouriffer les cheveux, se taquiner, rire, se bisouiller dans le cou…avec une facilité déconcertante !

Ange les regardait admiratif et rêveur. Leur aisance insolente fit ressurgir en lui le souvenir de Vanina Risterucci, son  premier amour, celle dont il avait été amoureux du premier jour de la sixième au dernier jour de la cinquième. Elle avait peuplé ses premiers émois d’adolescent, mais jamais il ne lui avait déclaré sa flamme, déjà victime de son incapacité chronique à surmonter ses peurs, ses émotions avec les filles. Pourtant Vanina était loin d’être indifférente à son charme et ses  copines ne manquaient pas de l’encourager : « qu’est-ce que tu attends avec Vanina ? » ne cessaient-elles de lui suggérer.

Mais non, Ange n’avait jamais franchit le pas. A vrai dire, la situation lui convenait. Pourtant il brûlait d’envie d’embrasser une fille et de se débarrasser de son « pucelage de pelle » mais il prenait son temps. Son romantisme sûrement, mais pour être honnête, il était surtout terrorisé à l’idée de devoir passer à l’action. Il ne l’avait jamais fait et cela représentait une épreuve insurmontable. Trop peur de ne pas savoir faire, de ne pas savoir gérer, de paraître maladroit, de ne pas y trouver du plaisir. Trop de soucis en perspective. Courage, fuyons !

Ce fut exactement ce qui se passa en classe verte à Bastalicaccia, petit village Corse. Vanina et sa copine, Lucie, étaient de l’autre côté d’une rivière. Ange avait pris un tronc d’arbre pour les rejoindre et au moment même où il les arrivait, Lucie lui avait lâché tout de go : « Tu veux pas sortir avec Vanina ? ». Vanina, rosissante, avait baissé les yeux en signe d’encouragement. Ange ne sut rien dire d’autre qu’un « J’entends pas, j’entends pas… il y a le bruit de l’eau ! » en détalant dans la forêt comme un sauvageon. Le sujet n’a plus jamais été évoqué. Et Ange n’a jamais roulé de pelle à Vanina Risterucci. Fin de l’histoire.

Lorsque les passagers ont commencé à sortir de derrière la porte en verre opaque, Oliver est sorti de ses rêveries et s’est imperceptiblement tendu, il se mit aux aguets, en mâchant avec un peu plus de nervosité son chewing-gum, scrutant avec beaucoup d’attention chaque personne qui arrivait dans le hall.

Il ne voyait toujours pas Carla alors que le flot des passagers devenait de plus en plus important. Par crainte de la louper, il eut le réflexe de se mettre sur la pointe des pieds pour greffer quelques centimètres de plus à son mètre soixante dix, et surplomber du regard toutes ces têtes qui obstruaient son champ de vision. D’un coup, il se ravisa, persuadé que si quelqu’un le voyait, il aurait eu vite fait de passer pour un mec en panique, un peu ridicule en faisant des pointes de petit rat de l’Opéra. Et Ange n’aimait pas s’afficher, même quand personne ne se posait la moindre question à son sujet. Problème d’égo sûrement. Embrassé, il rougit légèrement derrière ses lunettes noires, regarda rapidement de gauche à droite si quelqu’un avait pu observer son petit manège. Comme il fallait s’y attendre, personne n’accorda la moindre attention à ce non événement.

Malgré lui, il souffla de soulagement, et fut près à reprendre le guet quand, devant ses yeux ébahis…Carla ! Magnifique, splendide, majestueuse. Ses longs cheveux bruns et souples tombaient en cascade sur son chemiser blanc, son visage aux pommettes hautes rayonnait, sa bouche ourlée était d’un rose pâle appétissant, ses yeux de biches et ses sourcils immenses accentuaient ses traits si réguliers. Carla ressemblait à Jacqueline Smith, et ce n’était pas une vue de l’esprit. Tout le monde le lui disait, enfin tentait de lui dire « olàlàlà qu’est ce que tu ressembles à une drôle de dame ». Comprendre, Jacqueline Smith !

Carla avait le sex-appeal des filles des années 80, le brushing naturel,  souple et vaporeux, le physique sculptural de cette époque bénite pour le corps des femmes, des seins, des hanches, du cul, une taille de guêpe et des jambes interminables. Pourtant elle forçait à peine sa nature, elle était naturellement comme çà, sexy, un corps fait pour l’amour et le sosie non officiel de Jacqueline Smith.

La mine bronzée et les dents encore plus blanches que d’habitude, Carla se tenait devant Ange, le regard sévère, elle lui lâcha les dents serrées :

« Vous cherchez l’embarquement pour la Corse, Monsieur ? » Elle parlait lentement, avec un accent corse à couper au couteau. 

Ange baissa ses lunettes d’un léger coup de doigt, la regarda par en dessous avec un air sérieux, en mâchant son chewing-gum  un peu plus fort et répondit avec le même accent corse à couper au couteau :

« On a signalé une bombe sur le vol Rio-Paris…je suis venu vérifier ! »

« Hé garçon, si tu me manques de respect, tu auras affaire à mon frère et… » plutôt que de finir sa phrase, Carla prit un air menaçant, tendit son pouce et le passa sur son cou  comme si c’était une lame bien affûtée.

Ange mâcha encore un peu plus fort son chewing-gum et sans se départir de son flegme lui lança.

« Bonne idée ! Entre Corse on pourra discuter du pays ! »

« Oh mais non, t’as pas l’air assez méchant quand tu dis çà…! » dit Carla boudeuse.

« Oh ca va ! On fait ce qu’on peut, hein ! » grommela Ange

« Qu’est-ce que je suis contente de te voir ! Je crois même que tu m’as manqué ».

Carla semblait déjà être passée à être chose. Ils se tombèrent dans les bras et se firent 4 bises sonores :

«  Un mois sans ton intendant, je te comprends » ironisa-t-il sans totalement se départir de cet accent corse qui était profondément ancré en lui.

D’un coup, l’effusion des retrouvailles fit place à l’inquiétude : 

« Et Manon ?? Elle est où ? » s’affola Ange.

« Je l’ai vendue à Rio. Trafique d’organes. Ca rapporte super bien, tu sais ».

Ange ne s’amusa pas du tout de la blague qu’il trouva de mauvais goût. Il s’agaça :

« Arrête avec tes blagues idiotes ! Elle est où ? »

Carla lui fit un signe du menton et désigna Manon, une fillette d’une dizaine d’année, adorable petite brune, qui attendait sagement près de la sortie, postées près d’une collection de bagages.

« Mais tu es folle de la laisser seule ici, au milieu de la foule ! T’es complètement inconsciente ou quoi  ?!! Il pourrait lui arriver n’importe quoi »

Il était sur le point d’aller la rejoindre quand Carla lui lâcha

« Mais elle est pas seule…Elle est avec Mathilde ! »

Ange fut stoppé net. Il regarda Carla avec incrédulité :

« Mathilde ? C’est nouveau ça Mathilde ?! »

« Oui, on l’a rencontré à Rio. Elle est très sympa, elle habite Paris… »

Carla pointa de nouveau son menton en direction de Manon et Ange découvrit qu’à ses côtés se tenait une jeune fille blonde d’une trentaine d’année, plutôt voyante, portant un grand chapeau de paille, arborant un bronzage excessif, un jean moulant et des santiags ! Tout à fait fécondable pour 90% de la population masculine, surtout s’ils étaient agents de sécu…mais avec un genre. Pas assez vulgaire pour participer à « l’île de la tentation », mais pas loin quand même. Ange la regarda sans grand enthousiasme de la tête aux pieds et jeta aussitôt un regard las vers sa sœur qui enchaîna aussitôt :

« …Je me disais qu’on pourrait la ramener ».

Ange comprenait trop bien son petit manège :

« La ramener ? A Paris ? Mathilde ? »

« Bah oui ! C’est la même destination, non ?! » répondit-elle faussement ingénue.

« Et tu l’as invité à dîner bien sûr ! » enchaîna-t-il, semblant connaître le scénario par cœur.

« J’y avais pas pensé mais c’est une super idée dis donc » s’enthousiasma Carla avec une qualité de jeu digne de l’Actor Studio.

Ange semblait ne pas avoir envie de poursuivre sur le sujet. Il éluda.

« Bon, moi je vais retrouver ma nièce »

Ange se dirigea d’un pas rapide vers Manon qui lorsqu’elle le vit, s’illumina comme un sapin de Noël. Elle lui sauta au cou en hurlant de joie :

« Mon tonton, mon tonton chéri adoré. T’es venue me chercher !! T’es trop chouette mon tonton » et les embrassades entre ces deux là durèrent un bon moment.

Mathilde, qu’Ange avait parfaitement ignoré, tentait tant bien que mal d’attirer son attention pour se présenter mais seule la venue de Carla parvint à rompre les retrouvailles si intenses entre l’oncle et la nièce.

« Ange, je te présente Mathilde – puis elle enchaîna d’un ton entendu - Mathilde, voici Ange, mon grand frère dont je t’ai parlé »

Ange se sentit rapidement mal à l’aise et lui lança un « bonjour » un peu froid. Il tenta d’être souriant, malgré son embarras. C’était toujours très gênant les introductions forcées dont sa sœur avait la trop fâcheuse habitude. Il donna le change mais il écourta très vite les présentations.

« .. alors, on y va ? » enchaîna rapidement Ange

Carla qui ne perdait pas le nord, s’empressa de répondre :

« C’est d’accord alors ? On ramène Mathilde ?!...Et en plus, mon frère te propose de rester dîner. Personne ne t’attend ce soir ? »

Mathilde n’eut pas le temps de vraiment accepter que l’affaire semblait déjà faite. En même temps, la donzelle n’avait pas l’air farouche.

« Tu vas voir, je suis sure que mon frérot nous a préparé un dîner de grand chef. Hein Ange ?! »

« Oui, oui j’ai fait çà…mais trois fois rien, hein ! Allez, restez donc dîner…Ca nous fait plaisir » rajouta-t-il. Carla s’illumina de l’immense sourire réjouit dont elle avait le secret. Elle avait réussi son coup.

Ange était foncièrement gentil, il adorait faire plaisir, à sa sœur comme à beaucoup d’autres. Et puis dans le fond, que cette Mathilde se joigne à eux ne le dérangeait pas vraiment. Soit, elle n’était pas son genre, mais qui sait…peut-être que sous ses santiags immondes se cachaient des trésors de beauté, des petits petons graciles et délicats, aussi purs et splendides que ses cheveux étaient blonds et peroxydés. Il regretta qu’elle ne porte pas de nus pieds et se mit à imaginer que des purs joyaux se cachaient dans ces affreux godillots. Cette simple idée le mit en émoi, il ne put s’empêcher de jeter un regard concupiscent sur les horribles bottes fatiguées de Mathilde en imaginant qu’elles recelaient des pieds de toute beauté, des orteils réguliers et replets, une cambrure sauvage, des pieds parfaits qu’il aurait prit dans ses mains, baisés délicatement, frottés contre son corps….Son esprit s’emportait et il commençait à bander sévère dans son pantalon ajusté. Il réfréna aussitôt ses ardeurs, très embarrassé par cette nature érectile. 

Il détacha aussitôt son regard de l’objet du désir et se ressaisit. Il ajouta comme s’il reprenait la discussion où elle s’était arrêtée : « en plus Juan est là aussi, il nous attend dans la voiture …C’est une aubaine, non ?! » et il tourna les talons. 

Carla masqua. Un Juan dans les parages, c’était zone sinistrée pour tous les autres hommes du périmètre. Cet espagnol aux cheveux hirsutes et au sourire enjôleur, avait une côte de popularité insensée auprès des femmes. Il avait comme un don, un truc inexplicable qui les rendait toutes dingues, les jeunes, les vieilles, les belles, les moches, les pauvres, les riches. La concurrence était déloyale et Carla ne le savait que trop bien.

Ange ouvrit la marche, main dans la main avec Manon, laissant les filles leur emboîter le pas.  Il se passionnait pour le récit de la fillette sur son fabuleux voyage au Brésil. Elle n’omettait aucun détail, revivait chaque situation avec enthousiasme et partager avec joie toutes ses découvertes outre atlantique. Ange était heureux, Manon lui avait manqué et rien ne valait leurs discussions à bâton rompu…Même pas les plus beaux pieds du monde d’une femme…quoique ?! 

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