De l'émeraude à la poussière
Nicolas Pellion
Le soleil se penche. Son fils apparait dans les rayons. Un ange. Des yeux saphir noyés dans la porcelaine. Elle est éblouie. A peine réalise-t-elle, que le sujet de son adoration s’évapore. Le garçon fuit comme une feuille arrachée de la branche par une bourrasque. Le parc est immobile. Pas un souffle d’air. Torpeur et silence de l’été. L’aveuglement lui donne le vertige. Elle défaille. Une main la secourt, lui saisit le coude. Elle réintègre son corps, lève la tête vers les arbres puis pose le regard sur la pelouse jusqu’à l’étendue de sable.
– Nous devrions rentrer. Tu es si pâle… lui dit la compagne qui la soutient.
Elle inspecte la jeune femme.
– Est-ce toi ma sœur ?
– Oui.
Sa cadette a vieilli. Elle est enceinte et porte une robe de mousseline. Pas de doute, le châtain mêlé de rousseur est bien le sien. Des rides et le souci la défigurent. Sa sœur ressemble au garçon. Etrange, les gens pourraient douter maintenant de qui est la mère. Tout le monde les connaît. Son fils est la coqueluche des alentours. Elle se rengorge de fierté.
– Pourquoi ce ventre rond ? N’es-tu plus une enfant ?
– Le fruit de mes noces. Tu ne te souviens pas ? C’était au printemps d’avant…
– Avant quoi ?
– La Guerre…
– Je n’entends rien à ce que tu dis. La guerre ?
– … dans laquelle nos armées s’enlisent.
– Regarde cette mer d’émeraude, épaisse comme un tapis. Tu ne changeras jamais. Toujours à conter des fables.
Elle se détourne de la future mère. Depuis l’ombre, elle cherche son garçon qui a franchi la frontière. Il a passé l’herbe et fonce derrière le ballon. Elle sourit des cheveux qui s’échappent du canotier. Comment elle, si brune, a-t-elle engendré une telle blondeur qu’elle n’ose pas sacrifier. Il a dépassé l’âge de raison mais les boucles, associées à la finesse de ses traits, crée la confusion du genre.
La lassitude la paralyse. Elle ne peut plus s’élancer après l’enfant alors, telle une vigie, elle le cherche et tend le cou. Elle l’imagine pris dans la frénésie d’un combat. Elle pense à la blouse qu’elle a taillée, aux boutons qui la ferment dans le dos. Elle les a cousus un à un, toute à la joie de penser que chaque matin lui reviendrait le privilège de les attacher et qu’elle recevrait en retour l’effleurement d’un baiser ou une étreinte, l’impatience des jeux créant l’étourderie sinon l’ingratitude.
A ce rythme, l’uniforme ne gardera pas longtemps sa blancheur. A sauter dans les fossés, se cacher derrière les arbres et rouler dans la terre, il reviendra sale comme un pourceau. Elle grondera sans doute mais rit déjà du pardon qu’il ne manquera pas de lui arracher d’un battement de cil. Rien que d’y penser, cela lui poigne le cœur.
– Nous devrions faire tailler ces buissons. Je n’avais pas remarqué leur épanouissement. Je ne le vois plus quand il tourne le virage.
– Le jardinier est sur le front mais je demanderais au marché si quelques villageoises peuvent nous aider.
– Très bien, je n’aime pas le savoir loin de mes yeux. Dieu que j’ai peur, à chaque seconde. Te souviens-tu de sa naissance ? Son souffle était si faible que j’ai cru l’avoir perdu. Ils l’ont déposé sur mon ventre. Il a suffoqué comme s’il recouvrait la vie. Je l’ai couvert de tendresse et me suis réjouis de la tâche qui lui marque la peau. C’est un présage. Rien ne peut lui arriver.
Sa sœur regarde les buissons et le sable qui se soulève. De la poussière. Elle soupire. Voilà des semaines qu’elles reproduisent la promenade et qu’elle écoute, le sang figé, la litanie de son aînée.
Le garçon qui court sur le sable, inaccessible, est le spectre inventé par la douleur d’une mère. Il répond à l’appel du soleil comme, au milieu de la fumée, des explosions et de la mitraille, il a continué de courir alors que sa tête tranchée par un éclat de métal roulait ensanglantée entre les cratères des obus qui inlassablement broient les hommes et dévastent la terre. Il a couru après sa tête comme à la poursuite du ballon rouge qui dort dans le coffre d’osier de sa chambre d’enfant.
De l’azur de sa robe, l’aliénée extrait une lettre qu’elle froisse sur son sein. Sous les armes de la République, le rapport d’un médecin militaire qu’un compagnon de son fils, casquette sous le bras et regard baissé de pénitent, lui a transmis de sa main valide. La chère tête n’a pas été retrouvée. Les papiers de son fils étaient dans une poche. Nul besoin. Une dépigmentation en forme d’étoile, au nord-ouest du nombril, prouvait son identité. Elle la reconnaitrait entre mille.
Elle garde l’enfer quand il flotte au paradis. Les mondes ne se croiseront pas ailleurs que dans les rêves. Ce qu’il reste de sa vie baigne dans les ténèbres depuis que son fils a rejoint le soleil. Elle habite le souvenir cent fois renouvelé d’un instant de bonheur, a oublié qu’il était un homme. Jamais elle ne pourra l’atteindre ni le toucher. Il attend sous une croix qu’elle lui apporte son ballon pour remplacer son crâne pulvérisé.