Petite souris
Nicolas Pellion
Petite souris ! Petite souris ! Ne te cache pas. Pourquoi vivre en boîte quand l'univers tend les bras ?
Je me demande pourquoi s'enfoncer au bout d'un tunnel et ne pas parler ni chanter, au moins quand il y a des invités. Je les entends les dames qui visitent maman au salon ou les messieurs qui suivent papa au bureau. Petite souris ! Petite souris ! Ne fais pas de bruit !
Ne montre pas ton visage mon enfant. Tu es le secret d'alcôve, le mystère des antichambres. Je me glisse souvent derrière les tentures, dans les cabinets ou le boudoir et j'écoute quand ils parlent de moi. Et surtout les dîners où ils s'amusent beaucoup et causent de plus en plus fort. J'aime les sentir heureux. J'ai le droit de venir voir la table quand elle scintille de porcelaine, d'argent, de vermeil et de cristal. Ils allument tous les lustres et maman remet un coin de serviette ou une coupelle en place. Mais dès que la sonnette tintinnabule, maman s'affole, me prend la main et m'entraîne dans ma chambre, tout au fond du couloir. Petite souris ! Petite souris ! Il faut dormir.
Elle est belle maman dans ses robes du soir et ses colliers de perles. Elle voudrait rester avec moi. Elle baisse la tête, ne me regarde pas, les larmes au coin des yeux. Elle m'aime si fort qu'elle étouffe parfois. Je me jette à son cou, l'embrasse, la câline. Elle s'amollit et me caresse les cheveux et les joues. Je la fixe, la touche, la pénètre, l’aspire. Je l’épuise de mes attentes, de mes questions. Nous nous disputons souvent et après elle se mord les doigts. Elle pense beaucoup et je sais pourquoi. Petite souris ! Petite souris ! Tu es le ciel de ma vie.
C'est le nom d'affection que me donne papa. Sévère sous son plastron, il incarne la gentillesse, ne refuse rien. Toujours une robe, un ruban, un jouet, un livre, une image. J'aime les cartes des voyageurs. Je ne sors pas toute seule ailleurs que dans le jardin bordé d'épaisses et hautes haies de troènes. Un petit royaume de belle au bois dormant dans lequel j'imagine la Terre. Je connais tous les pays, leurs villes, leurs fleuves, leurs langues, leurs capitales. J'ai une collection d'atlas, bien rangés dans l’armoire. Je voyage avec eux et je fais tourner le globe sur mon chevet pour savoir où j'irais dormir ce soir. Petite souris ! Petite souris ! Tu es si jolie.
J'ai de belles chemises de nuit, avec des fleurs ou de la dentelle. Ce soir je suis une fée bleue et je regarde dans l’armoire si je ne pourrais pas vivre là, dans ce coin, sous les livres et entre les draps, près du coffret en argent qui ferait un lit confortable avec son intérieur capitonné. Arrangée avec les meubles de ma maison de poupée, l’étagère serait merveilleuse. De la porte ouverte, je pourrais voir le couloir, maman rire et mes frères courir. Ah oui, ils vont partout eux, à l'école, chez des amis, récitent des poèmes devant les convives. Je pourrais jouer du piano. Je suis très douée, une virtuose, mais c'est juste entre nous. Papa et maman s'alanguissent sur le sofa ou les fauteuils, mes frères s'allongent sur les tapis, la tête sur un coussin. Petite souris ! Petite souris ! Joue-nous une mélodie.
Je connais le monde entier. Je suis une enfant de la lune. Personne ne doit le savoir. Une enfant extraordinaire qui contemple les montagnes, les continents, les océans. Une éternelle petite fille. La préférée de la meute. Ils sortent les crocs contre un mauvais regard. Ils me protègent, s’irritent des murmures. J'observe leurs visages. Je sais ce qu'ils ressentent. Je dis même avant eux ce qu'ils pensent, ce qui agace maman. Dans la rue ou au magasin, je regarde parfois leurs bouches se fermer, leurs poings se serrer, la colère monter. Et après, ils sont toujours un peu tristes, presqu’abattus alors quand nous sommes rentrés, nous ouvrons toutes les portes, faisons entrer la lumière. Petite souris ! Petite souris ! Il est temps de se mettre au lit.