De par les verts vallons

petisaintleu

De toute ma vie, j'ai dû échanger une quinzaine de phrases avec mon cousin Emmanuel. Nous n'avons que deux ou trois années d'écart, je ne sais pas trop. Lui, il en est resté au stade de l'homo fourmisius, c'est-à-dire que le compteur est resté bloqué au niveau d'une mentalité proche de celle décrite dans Germinal. Pourtant, la cité ouvrière n'est pas encaissée dans une vallée reculée des Alpes ; elle n'est qu'adossée aux contreforts des Ardennes. Le seul rapprochement que je pourrais établir concerne les faciès. Là-bas, l'isolement, la consanguinité et la composition chimique de l'eau ont donné des générations de crétins. Ici, c'est le coup d'assommoir.

Le point culminant du Nord est non loin de Fourmies, à Anor, à l'altitude vertigineuse de 272 mètres. Mais les habitudes créent souvent des ravins qu'il est impossible de traverser. Je ne peux alors que remercier mon grand-père paternel de s'en être échappé il y a près de cinquante ans, pour franchir l'incroyable distance qui le séparait de Reims, cent-dix kilomètres à vol de corbeau.

Bien sûr, j'exagère. La télé, internet et les automobiles y existent également. Lagaffe doit y faire une audience de 80%, le Gambastyle a été chargé 87 568 fois pour le seul mois de septembre 2012 et le rayon tuning de Feu Vert n'est pas prêt de disparaître, malgré un taux de chômage qui flirte avec les 35%. Il n'empêche. Le fourmisien préférera se complaire de son RSA, de sa télé Ultra Haute Définition acquise sur les subsides de l'aide sociale, qu'il regardera vautré dans son canapé en velours défoncé par les crocs de son caniche, de ne pas sacrifier à sa sacro-sainte macédoine de légumes du dimanche chez papa-maman plutôt que s'exiler à Valenciennes, voire dans la mégalopole qu'est Lille à ses yeux.

Mais rendons à César ce qui est à César. Malgré cet environnement, Emmanuel s'est toujours débrouillé pour enchaîner des missions en intérim, l'absence de diplôme n'étant pas un obstacle quand 50% de la jeunesse a déserté le banc des écoles à seize ans et je ne parle même pas des blondasses décolorées et engrossées à quinze. Il a su être assez économe pour faire l'acquisition d'une charmante maison retapée avec goût.

Il revient pourtant de loin, mon cousin.

Il avait sept ans quand Marguerite, sa maman, est partie. Jusque-là, rien de bien dramatique, c'est arrivé à bien d'autres. Le souci est qu'en 1977, le mariage homoparental n'était même pas encore une vue de l'esprit. Ma tante par alliance s'était faite la malle avec une institutrice, Claudine.

Mais il y a pire. Le terme transgenre ne devait apparaître que trois décennies plus tard dans nos dictionnaires. Allez alors expliquer qu'après cinq ans de vie commune, Claudine soit devenue Claude pour l'état civil ? Triste tropisme d'une plante mutante qui avait su dans ce contexte trouver l'orientation qui lui convenait le mieux.

N'allez pas croire que je tire à boulet rouge sur mes origines de la Thiérache. Je pourrais tout aussi bien vous décrire la beauté méconnue de ses vallons, du charme des petites maisons en brique et en pierres bleues, de l'accueil chaleureux de ses habitants. C'est simplement que j'ai le cul entre deux chaises et que la ville résonne comme la matrice de mes malheurs d'enfant, la fourmilière où s'uniraient un jour mon papa et ma maman.

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