DE PROFUNDIS

juliedelafrette

Une brève sur des réflexions que l'on peut tous avoir après un accident de la vie.

Une grille lourde en métal qui grince dans l'air froid du matin. 

Des allées longues et droites, des gravillons clairs ou foncés. D'autres allées tout aussi longues et droites qui croisent les premières en angle droit. La fantaisie n'est pas de mise. 

Des pierres debout, d'autres allongées. Des couleurs tristes : lie de vin, noir, marron clair, blanc. Des inscriptions dessus, des lettres et des chiffres. 

De grands arbres longs et droits qui bordent ces allées sans charme, le vent par rafale dans les branches et dans les feuilles qui fait un bruit de tempête. On se croirait au bord de la mer. Des feuilles mortes par terre, qui couvrent un peu les allées. On dirait des larmes séchées.

 Au loin des collines à perte de vue, grises comme le ciel, on les distingue à peine. Quelques oiseaux ornent ce paysage d'un peu de vie, même s'il s'agit de corbeaux. 

Je marche le long d'une allée droite. Il fait froid, je remonte le col de ma veste comme pour mieux me protéger. On n'est qu'au mois d'octobre pourtant, je ne devrais pas avoir froid. 

Le gravier crisse, le bruit est bizarre, presque déplacé dans ce lieu. Il rythme mon pas et me fait prendre conscience de ma marche. Je ne regarde plus où je mets les pieds néanmoins, je n'en ai pas besoin. Le regard tourné vers la terre, je me dirige directement vers l'allée B.1, comme un automate mu par instinct mécanique. Je ne pleure pas, je ne pleure plus.

 -          bonjour

-          silence

-          c'est moi, je suis venu

-          silence

-          je sais que tu ne répondras pas, mais ça ne fait rien, j'ai quand même envie de te parler, ça me fait du bien, ça faisait trop longtemps

-          silence

-          tu m'en veux de ne pas être venu plus tôt, non ? c'est très difficile, tu sais, toi ici, et moi loin, très loin

-          silence

-         tu m'a manqué terriblement, tu sais, ce départ a été cruel, injuste

-          silence

-      c'est idiot, mais on t'en a voulu les enfants et moi de partir comme ça, comme sur un coup de tête

-          silence

-   et puis très vite on a regretté cette pensée, c'était complètement idiot finalement, on a compris bien sûr que tu n'as pas voulu partir, mais c'est comme ça, on s'est senti abandonné

-          silence

-    cela a été long et difficile avec les enfants, je me suis senti très seul

-          silence

-        j'ai longtemps pensé que je ne m'en sortirai pas avec eux, que je n'étais pas à la hauteur, c'est affreux mais j'ai souvent ressentis leur présence comme un fardeau trop lourd à porter, que je n'étais pas capable de porter, et puis au bout d'un moment, c'est allé mieux, beaucoup mieux

-          silence

-      j'ai eu beaucoup de mal à les faire sortir de leur silence, j'ai eu le sentiment qu'ils m'en voulaient à moi aussi, peut être parce que je n'étais pas capable de leur expliquer ton départ ; comme si quelqu'un pouvait expliquer l'inexplicable …

-          silence

-      j'étais leur exutoire, le seul adulte sur qui défouler leur peine et leur colère

-          silence

-     mais ça va mieux à présent, ils ont grandi et fini par accepter, de toute façon il n'y a rien d'autre à faire que d'accepter

-          silence

-           ils sont adultes maintenant, ils ont quitté la maison

-          silence

-       Clara parle de se marier avec ce garçon, le grand qui a fait médecine avec elle ; qu'est ce que tu en penses ?

-          silence

-          tu as bien raison, moi non plus je n'en pense rien et je ne sais pas quoi en dire ; mais je voulais que tu le saches

-          silence

-    Raph est parti lui aussi, depuis un petit moment maintenant, il travaille pour une ONG de l'autre coté de la planète, je ne le vois plus, je n'ai presque pas de nouvelle

-          silence

-    dès que j'en aurai, je te les apporterai, ça me fera une occasion de revenir

-          silence

-    ils m'ont très longtemps parlé de toi, tu sais,  ils n'oublieront jamais ton départ brutal

-          silence

-    ça été un choc épouvantable pour Raph, il a beaucoup pleuré au début, et puis ça c'est calmé, alors que ça a été l'inverse pour Clara

-          silence

-     elle s'est d'abord refermée, comme une fleur le soir, et puis au bout d'un moment elle s'est mise à pleurer, beaucoup, comme pour évacuer toutes ses peines, comme si elle lavait son cœur, comme si les larmes en coulant charriaient avec elles tous les restes de sa douleur

-          silence

-      ils t'en ont beaucoup voulu, juste après ton départ, d'avoir choisi ce métier ; ils me disaient souvent que si tu avais fait autre chose tu serais encore là, avec nous

-          silence

-    on ne peut pas dire qu'ils ont eu tort ; moi aussi je t'en ai beaucoup voulu, mais ça tu devais t'en douter je pense, on s'en est beaucoup expliqué tous les deux à ce propos

-          silence

-     je leur ai aussi beaucoup parlé, je leur ai dit de nombreuses fois que pour toi ce métier était essentiel, qu'il était ta raison d'être, qu'il t'épanouissait, qu'il était ce pourquoi tu étais faite et tu t'étais toujours battue,

-          silence

-      tu n'aurais pas été heureuse autrement, de toute façon ? tu aurais été frustrée, tu te serais rabougrie, tu aurais fait semblant

-          silence

-    te voir épanouie me faisait du bien, je pensais égoïstement que j'y étais pour quelque chose, que mon « sacrifice » t'était profitable, j'en étais fier en quelque sorte

-          silence

-   oui c'est ça en fait, j'étais fier, très fier de ta réussite, et je pense que d'une certaine façon, elle flattait mon ego

-         silence

-   peut être toutefois aurais-je dû insister et te faire changer de vie, surtout quand les enfants sont nés

 Le vent se met à souffler tout à coup, froid et humide. Quelques gouttes de pluie tombent, glacées, méchantes et cruelles. Elles s'infiltrent entre mon cou et le col de ma veste. On dirait que les éléments veulent me punir d'avoir dit cela, comme s'ils étaient de son coté et non du mien, et qu'ils veulent me dire "c'est bon maintenant, tu as assez parlé, laisse là tranquille, tu peux t'en aller".

Mais non, je ne partirai pas, je veux rester et continuer à lui parler. Je resserre le col de ma veste et me recroqueville sur moi-même en patientant, le temps que le vent se calme et qu'il ne pleuve plus. J'attends, assis sur la pierre lisse et froide. Je regrette de ne pas avoir pris mon chapeau, il m'aurait un peu protégé et réchauffé. J'en ai bien besoin.

Je regarde quelques corbeaux s'envoler en coassant, petits personnages lugubres dans un paysage lugubre. On dirait des gnomes noirs, maléfiques, avec des capuches pointues et qui s'enfuient en râlant, à contre cœur, effrayés par plus méchant qu'eux. Un chien aboie au loin, menaçant et hargneux.

Il n'est rien dans ce décor qui rappelle que la vie peut être douce. Il n'est rien dans ce tableau qui réchauffe le cœur.

 -   quand les enfants ont grandi, ils ont fini par comprendre néanmoins ; ils avaient fait leur propre vie d'une certaine façon, je ne dirais pas qu'ils avaient oublié mais ils ont appris à comprendre que quelqu'un peut être heureux d'une autre façon,

-          silence

-  je pense aussi que les études qu'ils ont faites les ont beaucoup aidés ; la médecine et la philo ça aide à comprendre l'humain

-          silence

-    moi je suis toujours dans mes problèmes de droit et de finance ; ça ne m'a pas aidé à comprendre l'humain, mais au moins ça m'a longtemps occupé l'esprit

-          silence

-     je vais mieux à présent, la vie a repris un cours plus joyeux ; j'ai rencontré quelqu'un ; je l'aime vraiment, elle me fait beaucoup de bien ; je voulais te le dire pour que tout soit clair entre nous, même si je sais que c'est ce que tu voulais ; ça faisait un peu partie du deal en quelque sorte

-          silence

 A nouveau le vent dans les arbres et la pluie froide qui s'insinue contre mon dos, comme si les éléments suivaient notre conversation et la ponctuaient d'une appréciation toute personnelle. Mais ça n'a aucun sens, je ne compte pas pour le vent ni pour la pluie. Je ne suis rien pour eux. Il y a un monde parallèle entre la nature et les être vivants qui la peuplent : on vit ensemble sans se regarder et sans se rejoindre, chacun ignorant l'autre, chacun blessant l'autre : l'homme tue la terre à petit feu, drapé dans son orgueil et sa mégalomanie et la terre tue l'homme violemment dans ses accès de colère.

Je resserre à nouveau le col de ma veste, toujours assis sur la pierre froide et lisse.

 -    tu connaissais les risques de ton métier et tu l'as choisi malgré tout, c'était normal disais-tu, que de mon coté je ne reste pas seul si un jour un malheur t'arrivait

-          silence

-      on songe à se marier, à faire quelque chose ensemble, après toutes ces années de solitude et de tristesse, je revois un peu de gaîté dans ma vie …

-          silence

-      bon, il faut que j'y aille maintenant, je crois qu'il est temps de partir

-          silence

-     je reviendrai, je t'embrasse. 

A nouveau ce vent et cette pluie, froide et pénétrante. Je me lève, légèrement engourdi, j'essuie quelques larmes avec la manche de ma veste. Le bruit des graviers qui crissent sous mes pas, les corbeaux au loin qui coassent sans fin, comme s'ils se plaignaient toujours, le même chient qui aboie.  Les feuilles qui bruissent  dans les arbres, sous la force du vent, comme pour se plaindre du froid elles aussi. La grille qui grince en se refermant, encore plus lourde qu'à l'aller.

 

Puis le silence dans ma tête.

Signaler ce texte